Le décès de Jean-Marie Le Pen est un événement en ce sens qu’il marque la disparition d’un personnage clivant, qui a longtemps servi de repoussoir à la gauche.
L’anti-lepènisme ayant constitué une identité et un dénominateur commun, il importe maintenant pour cette gauche d’ajuster le discours et la posture. Comment faire en sorte de prolonger l’effet repoussoir généré par le personnage ? Comment s’adapter à la disparition d’un tel « chiffon rouge », qui fut le seul moyen pour la gauche de s’unir ?
Un premier élément de réponse a été apporté par les haineuses manifestations de la place de la République. Ces démonstrations de force, et d’intimidation aussi, semblaient dire ; Jean-Marie Le Pen est parti, mais cela ne change rien, nous restons mobilisés et plus forts que jamais !
C ce soir en pointe
Et pendant que les activistes occupaient la rue, les intellectuels et journalistes de gauche peaufinaient le narratif sur les plateaux TV.
Parmi les émissions qui se sont succédé après la disparition de JMLP nous prendrons l’exemple de l’émission C ce soir, qui constitue un bon observatoire de la pensée de gauche dans la mesure où elle propose des plateaux très orientés, sans que les animateurs ne recentrent jamais les débats et n’interrompent le ronronnement de cet entre-soi.
L’émission du 8 Janvier avait pour thème : « Jean-Marie Le Pen : un héritage indélébile ? ».
Ce thème se décline ensuite sur plusieurs questions, portant notamment l’empreinte historique du personnage et l’héritage de ses idées. Compte-rendu avec un peu de verbatim.
Sa disparition, ultime étape de la dédiabolisation du RN ?
Camille Vigogne Le Coat (Le Nouvel Observateur) prétends que les cadres actuels du RN avaient déjà adhéré au parti, en toute connaissance de cause, avant qu’il ne change de nom. De plus, dès l’annonce de la disparition de Jean-Marie Le Pen ces mêmes cadres ont posté sur les réseaux des photos où ils apparaissaient en compagnie du leader défunt, comme un concours de celui qui avait été le plus proche de lui. Par ailleurs, elle estime que la dédiabolisation voulue par Marine Le Pen et Louis Alliot portait sur l’antisémitisme, mais ni sur le racisme, ni sur la préférence nationale, ni sur d’autres formes de mesures radicales prônées par le parti.
Voir aussi : Camille Vigogne Le Coat, portrait
Thomas Legrand (Libération) estime, comme Vigogne, que Marine Le Pen a exclu son père sur l’antisémitisme et sur la lecture de la 2nde guerre mondiale. La dédiabolisation a donc porté uniquement sur ces aspects, et elle doit être largement relativisée. De façon surprenante, il estime que, afin de tenter de montrer qu’il n’est plus antisémite, le RN d’aujourd’hui en « fait des tonnes dans l’autre sens … en faveur d’Israêl et de Netanyahou ».
Pour Valérie Igounet (pseudo historienne et vraie voleuse de documents, voir infra), Marine Le Pen et d’autres cadres du parti se sont rendus compte dés 2002 de l’ampleur du sentiment de rejet qu’inspirait le FN. La dédiabolisation commence à ce moment, et elle semble assez large (changement de nom du parti, exclusion de JM Le Pen et de ceux qui lui sont proches). Mais il est apparu lors des dernières élections législatives que certains candidats étaient encore proches de l’ancien FN et pas à la hauteur, ce qui montrerait que la véritable dédiabolisation n’a pas eu lieu.
Voir aussi : Quand France Télévision abrite une chercheuse très politique… et voleuse à ses heures
Blanche Leridon (Institut Montaigne, enseignante à Sciences Po) constate que Marine Le Pen se dit l’héritière de De Gaulle alors même que son père était un opposant forcené au général ; mais, alors que ce constat devrait montrer un changement de cap et une distanciation vis à vis de son père, elle en conclut de façon étonnante que la dédiabolisation ne dépasse pas le discours de façade.
Charles Sapin (Le Point) estime qu’au plan de la stratégie, le RN est maintenant l’exact inverse du FN ; là où JM Le Pen préférait cliver qu’être aimé, la dédiabolisation consiste à se faire aimer.
Tous les intervenants, à l’exception de C. Sapin, réfutent l’idée d’une véritable dédiabolisation.
Leurs arguments tendent à sanctifier les outrances de Jean-Marie Le Pen et à arrimer de manière indéfectible le RN au FN. Quels que soient les actes et les efforts pour se démarquer de Jean-Marie Le Pen, il est clair que ce ne sera jamais suffisant pour eux.
L’histoire convoquée
Plusieurs intervenants n’hésitent pas à convoquer l’histoire, parfois très lointaine, à l’appui de leurs thèses.
Philippe Collin (France-inter et producteur de podcasts historiques) assène que « l’héritage de la Révolution française est inclusif, tandis que l’objet de Charles Maurras, de Philippe Pétain et de Jean-Marie Le Pen est de chasser les éléments étrangers. » Selon lui, Jean-Marie Le Pen était un farouche adversaire de la Révolution française, « toute sa vie étant fondée là-dessus ».
Il estime que le national populisme a déjà exercé le pouvoir sous Pétain, même si les conditions étaient particulières. L’opposition entre Pétainisme et Gaullisme est irréductible, et il en conclut que le RN ne peut pas se déclarer Gaulliste aujourd’hui au vu de l’héritage Pétainiste qui est le sien.
Pour Thomas Legrand, Jean-Marie Le Pen est l’unificateur des extrêmes-droites Françaises, dans l’objectif de fissurer la République.
Il rappelle qu’il était un ennemi de la République telle qu’elle a été définie en 1945, et que son héros était le général Chouan Cadoudal, qui avait voulu assassiner Napoléon.
L’épisode Bruno Mégret n’a pas été évoqué. Pourtant, il eut été intéressant, sans remonter à la révolution, d’observer que dès la fin des années 1990, une contestation interne qui visait à en finir avec les outrances de Jean-Marie Le Pen avait déjà réuni une majorité de cadres, de militants et de fédérations du parti.
Sur la pénétration et l’influence des idées de Jean-Marie Le Pen
Thomas Legrand estime que la plus grande victoire politique de Jean-Marie Le Pen se trouve paradoxalement dans l’élection présidentielle de 2007. Certes, il y réalise un mauvais score (10,4%), mais dans le même temps, Nicolas Sarkozy lui emprunte ses thèmes en liant la défense de l’identité Française et l’immigration.
Il pense qu’il a effectivement imposé le thème de l’identité, qui hystérise et polarise tout aujourd’hui, mais que pour autant la société Française n’est pas plus raciste aujourd’hui qu’il y a 20 ou 30 ans.
Igounet observe que les idées du FN avait commencé à infuser à droite bien avant 2007, en témoigne les interventions de J. Chirac sur « le bruit et l’odeur» ou les états généraux de l’immigration dés 1991. Elle rappelle que le thème de l’immigration avait été choisi initialement par le FN dans les années 70 uniquement sous l’angle social, et sans certitude qu’il serait porteur. C’est seulement par la suite que ce thème s’est avéré si puissant.
Leridon est d’accord sur la pénétration des idées, et insiste sur la diffusion dans différents partis Européens.Elle relève que le terme de programme « immigrationniste », employé pour la première fois en Juin 2024 pour qualifier le programme du NFP, est un terme inventé par JMLP.
Enfin, elle indique que, pour la première fois en novembre 2024, une majorité de Français considèrent que le RN « n’est pas un danger pour la démocratie » et que 39% adhèrent à ses grandes idées. Mais étonnamment, elle n’en conclut pas à une dédiabolisation du RN, mais plutôt à un « hold-up ».
Collin pense que Jean-Marie Le Pen est important car il a imposé depuis 2001/2002, le thème de l’identité, qui est devenu une obsession aujourd’hui en France et dans de nombreux pays.
Pour C. Sapin, Jean-Marie Le Pen a été un lanceur d’alerte sur l’immigration. Mais il en a parlé avec tellement d’outrance, il a tellement polarisé les choses, qu’il en a rendu la thématique «radioactive».
C’est pourquoi il a longtemps été impossible d’avoir un débat serein sur la question. Avant Jean-Marie Le Pen, des hommes politiques de gauche pouvaient critiquer l’immigration (Marchais, Rocard, Chevènement..), mais après lui, même la droite s’est interdit pendant longtemps tout discours critique. Au plan Européen, il observe que les discours les plus critiques à l’immigration viennent souvent de partis de gauche, ce qui n’est pas le cas en France.
En désaccord avec C. Sapin, C. Vigogne estime qu’il a réussi à imposer largement ses thèmes à la droite ; par exemple les termes « racisme anti-blanc », « Français de papier » sont, selon elle, des expressions installées dans le débat public par Jean-Marie Le Pen.
Et si les thèmes de Jean-Marie Le Pen s’étaient imposés simplement parce qu’ils correspondaient à une réalité, vécue de plus en plus difficilement par beaucoup ? Cette hypothèse est-elle simplement audible à gauche ? Sans doute est-il plus simple de penser que la diffusion de ses thèmes est due aux compromissions de la droite, du centre, et des partis Européens.
Comment qualifier le RN aujourd’hui ?
Pour C. Vigogne « le thème de la préférence nationale, et une vision ethno-différentialiste », sont les véritables marqueurs de la rémanence idéologique entre le RN et le FN, et montrent que le RN n’est toujours pas un parti comme les autres.
Leridon pense que, en dehors de l’immigration, le programme du RN est marqué par l’absence de pensée construite sur des questions comme l’éducation ou l’économie, et beaucoup de contradictions dans le rôle de l’état par exemple. C. Sapin observe que le socle national populiste est ce qui reste du FN au RN. Il s’agit d’une vision, issue du mouvement Poujadiste, où la société est divisée en 2 blocs antagonistes ; d’un côté une élite, perçue comme corrompue et qui détourne l’intérêt général à son profit, et de l’autre le peuple, qui est rêvé comme pur et qu’il faut laisser s’exprimer de la manière la plus directe possible, d’où l’attachement au référendum.
Pour en terminer, citons P. Collin (à 59 mn et 58 sec), qui, avec une certaine coquetterie et quelques simagrées, s’offre le luxe de se montrer « un peu gêné, en tant que citoyen Français, par les images de liesse de la place de la république ; cela me pose un petit problème, il faut faire attention à la fragilité de la société en ce moment ». En effet … !