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À quoi servent les médias, un point de vue suisse

31 mai 2019

Temps de lecture : 5 minutes
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À quoi servent les médias, un point de vue suisse

Temps de lecture : 5 minutes

À quoi servent les médias ? À la suite de notre article relatant une émission de la Radio Télévision Suisse (RTS) la semaine dernière, nous reprenons un papier de l’Antipresse de Slobodan Despot sur le sujet.

À quoi les médias servent-ils, au fond ?

« Les médias ont-ils tout faux ? » s’est demandé la RTS cette semaine, sur le plateau d’Infrarouge. La ques­tion à pre­mière vue sem­ble futile. Vu de la rue, oui, les médias ont «tout faux». Mais si l’on varie le point de vue, la réponse paraît moins évidente.

Par­mi les métiers d’aujourd’hui, celui de jour­nal­iste souf­fre vraisem­blable­ment de la cote de con­fi­ance la plus basse. Économique­ment, sa survie même sem­ble men­acée. En Suisse, les jour­naux fer­ment les uns après les autres. En France, les titres «de référence» ne sur­vivent que grâce à un sub­ven­tion­nement mas­sif par l’État.

Or, lorsqu’un pou­voir, en péri­ode de crise, injecte des cen­taines de mil­lions dans une insti­tu­tion (d’ailleurs privée), alors même que son con­tribuable descend dans la rue à force de ne plus pou­voir nouer les deux bouts, c’est qu’il trou­ve dans cette insti­tu­tion une util­ité con­crète, non seule­ment une cause cul­turelle à défendre. La sat­is­fac­tion du client, sa fidél­ité ou son nom­bre ne jouent en l’occurrence, aucun rôle. Le poids d’un organe offi­ciel n’est pas défi­ni par la portée de sa voix, mais par l’accréditation, générale­ment tacite, dont il jouit. Libé ou Le Temps sont à la fois des titres jour­nal­is­tique­ment foutraques et économique­ment mar­gin­aux, ils n’en don­nent pas moins le ton. La voix du polit­buro peut n’être qu’un mur­mure (et elle est générale­ment dédaigneuse et lasse), elle ne vous flanque pas moins la chair de poule.

Les directeurs des jour­naux con­cernés s’offusqueront bien enten­du de ce rap­proche­ment his­torique com­pro­met­tant. Ils sont indépen­dants, ils ne ren­dent de comptes à per­son­ne, ils pub­lient des enquêtes intrépi­des, d’ailleurs le prési­dent ou tel min­istre les a en grippe… etc. Il suf­fit toute­fois d’établir l’organigramme socio-économique de leur patronat-action­nar­i­at pour com­pren­dre qu’il existe au-dessus des besogneux une con­nivence de caste à une hau­teur stratosphérique que les tur­bu­lences du relief ter­restre n’affectent pas1.

A de telles alti­tudes, la dis­tinc­tion privé-pub­lic devient inopérante. Du reste, le com­porte­ment de caste des jour­nal­istes est sem­blable, qu’ils tra­vail­lent dans le ser­vice pub­lic ou dans le privé. Mais ce n’est pas dans les hau­teurs béantes que l’on doit situer le débat sur la débâ­cle des médias. A la rigueur même, elles ne nous con­cer­nent pas. Ce qui nous con­cerne, en tant que citoyens, c’est leur con­tri­bu­tion (ou leur obstruc­tion) au bon fonc­tion­nement de la société cen­sé­ment démoc­ra­tique où nous vivons.

Un peuple qui ne croit plus en rien… n’est plus un peuple

Cette con­tri­bu­tion, nul n’était mieux à même de la définir que Han­nah Arendt, grande ana­lyste et grand témoin de l’ère total­i­taire (voir à ce sujet la remar­quable série qui lui est con­sacrée par le Can­ni­bale lecteur dans nos trois derniers Antipresse, 180, 181, 182). Elle le dit de manière sim­ple et car­rée dans cet entre­tien accordé à la New York Review of Books vers la fin de sa vie :

«Dès le moment où nous n’avons plus une presse libre, tout peut arriv­er. Ce qui per­met l’avènement du total­i­tarisme ou de n’importe quelle autre dic­tature, c’est le fait que les gens ne sont pas infor­més; com­ment vous faire une opin­ion si vous n’êtes pas infor­mé? Quand tout le monde vous ment en per­ma­nence, le résul­tat n’est pas que vous croyez ces men­songes mais que plus per­son­ne ne croit plus rien. Un peu­ple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opin­ion. Il est privé non seule­ment de sa capac­ité d’agir mais aus­si de sa capac­ité de penser et de juger. Et avec un tel peu­ple, vous pou­vez faire ce que vous voulez.»

Or pour que les gens soient infor­més, il faut que deux con­di­tions au moins soient réu­nies: a) que l’information soit de qual­ité; b) que ses des­ti­nataires aient envie et/ou la pos­si­bil­ité de la recevoir. On peut dis­cuter à l’infini de la ques­tion de savoir si la qual­ité de l’information se perd, mais il suf­fit — soyons francs — d’ouvrir un quel­conque jour­nal d’il y a un demi-siè­cle pour tranch­er assez rapi­de­ment ce dilemme, ne serait-ce qu’en ter­mes de quan­tité de don­nées pro­posées, de tenue de la langue et d’articulation des argu­ments. Quoi qu’il en soit, il est indis­cutable que l’envie d’information provenant des canaux tra­di­tion­nels, au sein du pub­lic, s’est con­sid­érable­ment atténuée.

Au-delà même de ces critères évi­dents de fail­lite, on peut aus­si lire le syl­lo­gisme de Han­nah Arendt dans un autre sens.

À l’envers, l’impératif moral devient sim­ple con­stat: puisqu’il n’y a pas de presse libre et que les gens ne sont pas bien infor­més, cela veut dire que nous ne sommes pas en démocratie.

Si le sys­tème où nous vivons n’est pas, ou n’est plus, démoc­ra­tique, s’il n’a pas besoin de citoyens infor­més mais d’une masse ignare, il se pour­rait que les médias de grand chemin n’aient pas «tout faux» mais qu’au con­traire ils soient con­formes au mou­ve­ment de fond de ce temps. Désori­en­ter le pub­lic — pour qu’il ne «croie en rien» —, et le diver­tir dans les deux sens du mot: l’occuper et le détourn­er de l’essentiel. Du gou­verne­ment de sa pro­pre vie. Cap­i­tal­isme du désas­tre, encore ! Mer­ci à Nao­mi Klein de nous l’avoir illustré.

Com­pren­dre la fonc­tion objec­tive des médias au sein de cette société com­plexe n’est pas l’affaire d’un bil­let d’humeur. J’y reviendrai la semaine prochaine en ten­tant de détailler un peu le tableau de causal­ités sys­témiques reliant les divers aspects de ce qui nous paraît définir leur déclin:

  • Con­san­guinité intellectuelle
  • Cer­cle vicieux de la dépen­dance publicitaire.
  • Com­péti­tion dégradante avec l’information «instan­ta­née» des réseaux sociaux.
  • Effets sui­cidaires de la gratuité.
  • Con­cen­tra­tion aux mains de groupes financiers ou industriels.
  • Com­plai­sance vis-à-vis des pouvoirs.
  • Lavage de cerveaux «poli­tique­ment correct».
  • Mépris du lecteur/client.

Ce paysage après la bataille deman­derait évidem­ment d’amples développe­ments. Pour le moment, médi­tons un peu sur cette intri­ca­tion de caus­es et d’effets se ren­forçant mutuelle­ment depuis, env­i­ron, la fin des années soixante.

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