Nous reproduisons intégralement une chronique de Michel Onfray parue sur son blog, la semaine du 13 octobre 2019, après le pataquès de l’affaire Dupont de Ligonnès et les infox des médias dominants.
Le délateur & le journaliste, par Michel Onfray
En rédigeant ce titre, j’ai failli écrire : le délateur est le journaliste, mais finalement, serait-ce tant que ça une erreur ?
J’ai connu une époque qu’on dira bénie où l’anonymat et la délation étaient encore marqués du sceau de l’infamie : le poids de l’occupation des troupes hitlériennes sur le territoire français pesait encore et l’on savait qu’on devait à ces deux pestes, l’anonymat et la dénonciation, le bon fonctionnement de l’administration nazie en France. Car, sans la lettre anonyme qui attire l’attention du soldat venu de sa Germanie nationale-socialiste, comment ce dernier aurait-il pu savoir qui, dans un village, était juif, qui communiste, qui franc-maçon, qui homosexuel ou qui résistant ? L’occupation nazie fut bien souvent forte de la faiblesse des Français ayant donné leurs compatriotes.
L’idéologie a pu compter un peu, mais à la marge là où les passions tristes ont souvent fait la loi : la jalousie, l’envie, la haine, la détestation, l’antipathie, le ressentiment personnels de son prochain ont bien plutôt été les moteurs de ces dénonciations. Le pauvre dénonce le riche, le laid dénonce le beau, le vieux dénonce le jeune, le méchant dénonce le bon, le raté dénonce le prospère, le terne dénonce le brillant, le contrefait sans copine dénonce le libertin couvert de femmes, il y a aussi la femme qui dénonce son mari pour disposer pleinement de son amant et l’homme qui agit mû par les mêmes espoirs, les héritiers qui dénoncent le grand-père qui tarde à clamser, les acheteurs en viager qui précipitent le propriétaire de la maison qu’ils convoitent, les mauvais élèves qui font payer à l’instituteur une mauvaise note jadis infligée, une ancienne maîtresse ou un ancien amant qui font payer une vieille rupture.
Après guerre, on fit silence sur ce qui fut : les choses auraient été impossibles si l’on avait désigné pour les stigmatiser les “poules à boches”, les “collabos”, les résistants de la dernière heure, les maquisards de 1945, les pétainistes devenus gaullistes à la libération, les trafiquants du marché noir dont les lessiveuses étaient pleines des billets de banque, les FFI tout juste sortis de prison où ils croupissaient pour des exactions de droit commun.
Cette prévention contre la dénonciation allait loin puisque j’ai le souvenir que des bonnes consciences, souvent de gauche, estimaient que signaler l’existence d’un pédophile avéré dans son quartier grouillant d’enfants ou constituer une association de “voisins vigilants” pour dissuader les cambrioleurs, passait pour le summum du retour aux années les plus sombres, etc…
Mais tout ceci, c’était avant les réseaux dits sociaux…
Car, depuis eux, inversion des valeurs, la loi est faite par les anonymes et les délateurs. Si Internet devait être nominatif, si les pseudonymes y étaient interdits, si l’on ne pouvait se cacher derrière un faux nom, alors on éviterait tout ce qui triomphe sur la toile : la haine, l’insulte, le mépris, la grossièreté, la malveillance, l’antipathie, l’agressivité, la méchanceté, l’offense, l’outrage, l’invective, la vulgarité, l’obscénité, la scatologie, l’animosité, l’inimité, et ce en toute impunité !
Finie l’époque où, en mémoire de ce que la délation avait permis (incarcérations, tortures, déportations, exterminations…), on estimait encore que signaler, même des faits avérés, relevait de la mentalité collabo.
Aujourd’hui, le pseudonyme permet la schizophrénie d’un docteur Jekyll bien sous tous rapports et d’un mister Hyde délinquant caractérisé. Désormais, le collabo triomphe.
On a déjà oublié les agissements de la Ligue du LOL qui permettait à des gens bien sous tous rapports (pensez donc : certains de ces journalistes dits de gauche travaillaient à Libération ou aux Inrockuptibles…) de s’adonner sur le net, dans l’impunité induite par l’anonymat, aux délices du harcèlement sexuel, de la misogynie, de la phallocratie, du sexisme, de l’homophobie, de l’antisémitisme, de la grossophobie comme on dit désormais, du racisme !
L’affaire Xavier Dupont de Ligonnès met tout cela en évidence. Ce fiasco magistral invite à tirer des leçons !
Car toute la presse écrite, radio, télé, y est allé de ses commentaires sur une affaire qui ne tenait que sur un appel anonyme effectué auprès des services de police français. On n’accablera pas la police qui, hélas, doit prendre au sérieux tout signalement, fut-ce celui de cinglés qui ne manquent pas… Cet homme qui est l’auteur d’un quintuple meurtre, auquel il a ajouté l’abattage de ses deux chiens, est légitimement recherché par la police française. Qu’elle ne néglige aucune piste relève de son travail élémentaire. Le bon grain est mélangé à l’ivraie. On ne peut les séparer qu’après enquête.
Résumons les faits : un délateur anonyme renseigne la police en prétendant que Xavier Dupont de Ligonnès se trouve à Paris dans un avion à destination de Glasgow. La police fait son travail, elle se rend sur place mais l’avion est déjà parti. Elle signale donc à la police écossaise qu’il lui faut interpeller l’homme en question. La police écossaise fait son travail.
Un autre délateur anonyme, probablement de la police celui-ci, informe la presse : Le Parisien tire le premier et annonce que Xavier Dupont de Ligonnès a été arrêté à Glasgow. L’Agence France Presse (AFP) reprend l’information. Le Monde emboîte le pas. On connaît la suite : la France entière est informée à l’heure où elle va se coucher. Les chaînes d’information continue font des éditions spéciales. On sort de leurs lits Jacques Pradel ou une dame ayant commis un livre sur ce fait divers.
C’est alors un déluge de sottises, de bêtises et de contre-vérités. On affirme que Xavier Dupont de Ligonnès était méconnaissable : c’était bien la preuve qu’il a effectué de nombreuses opérations de chirurgie esthétique pour empêcher qu’on puisse le reconnaître ; on dit que, dans les bureaux de la police des frontières écossaise, il refuse de parler et, des avocats sur les plateaux, estiment que c’est tout à fait son droit et que, bien sûr, c’était bien la preuve qu’il avait des choses à cacher ; on assure qu’il voyageait avec de faux papiers et que son passeport était volé, c’était donc une preuve supplémentaire que le coupable avait bien été arrêté ; on diligente une perquisition à son domicile, ce qui témoigne en faveur de “planques” (au pluriel) dont il aurait disposé dans les Yvelines, etc.
On ne sait rien, mais on invente tout. C’est la loi. Un clou chasse l’autre, Libération qui avait annoncé “L’extrême gauche déraille”, au moment de l’affaire de Tarnac, ou qui avait clamé que les raëliens avaient réussi à faire naître un bébé cloné, deux fausses informations annoncées en Une, n’a jamais fait de démenti ou présenté d’excuses. La presse qui s’avère une juridiction d’exception dispose d’une extraterritorialité éthique et morale : elle peut tout dire, y compris des mensonges, des contre-vérités, elle ne sera jamais inquiétée. Qui oserait se prendre le retour de bâton qui ne manque jamais quand on ne se prosterne pas ? Elle s’autorise même à dénoncer des fake news alors qu’elle en est la principale pourvoyeuse ! Orwell a bien démonté le fonctionnement de cette logique en analysant les mécanismes du Ministère de la Vérité dans 1984. Nous y sommes !
Pas question pour la presse de faire amande honorable ou de présenter des excuses ! Faut pas rêver…
Un temps, les empreintes témoignaient : c’était bien Xavier Dupont de Ligonnès ! Pas question alors de douter puisque l’information allait dans le sens du buzz — les annonceurs voyaient alors le tarif de leurs publicités augmenter, ce qui réjouit tout patron de chaîne d’information continue qui se respecte. C’est quand les tests ADN prouveront que l’homme arrêté était une victime innocente qu’on entendra des journalistes expliquer que les Écossais ne disposent pas des mêmes critères que nous, les Français. Les Écossais sont des arriérés, bien sûr…
On a alors vu apparaître les habituels mécanismes de dénégation qu’activent les coupables qui refusent l’aveu afin de préserver la belle image qu’ils se font d’eux : puisqu’il n’était pas question d’autocritique de la part des journalistes, il fallait bien trouver un bouc émissaire. Le propre du bouc émissaire c’est qu’il n’est coupable de rien, mais qu’on va le charger de toutes les fautes afin de l’égorger, et ce pour expier la faute qu’il n’a pas commise mais dont on croit qu’on s’en sera ainsi débarrassé.
Le coupable n’est pas le délateur qui donne le nom de ce pauvre homme coupable d’aller rejoindre sa femme écossaise à leur second domicile ; ça n’est pas non plus celui qui, dans les services de police, donne l’information à des journalistes ; ça n’est pas non plus les journalistes du Parisien ou de l’AFP, puis les suivants, qui répandront l’information ‑un délateur qui relaie une délation qui se trouve transformée en information par des journalistes, ça ne saurait être une affaire de délateurs et de complices de délateurs, non, pas du tout.
Ce sont les Écossais que les coupables français ont transformé en victimes : haro sur le baudet !
D’abord, j’ai entendu que nous, les Français, quand nous faisions des analyses ADN, il nous fallait deux ou trois heures alors que pour les Écossais, ces pauvres lourdauds, il leur faut beaucoup plus de temps que ça, au moins dix fois plus — on parlait en effet d’une ou de deux journées, or les résultats sont arrivés une heure après cette vacherie arrogante ; ensuite, j’ai aussi entendu que, ces balourds d’Écossais, n’en avaient rien à faire de cette affaire franco-française et qu’elle n’était pas urgente pour eux, dès lors, ils allaient prendre leur temps ; ajoutons à cela, un peu de politique politicienne contre ces fascistes de souverainistes ne ferait pas de mal, que le Brexit ralentirait probablement toutes les procédures, ces pauvres Écossais victimes du vote des électeurs du Royaume-Uni étaient en effet en plein retour vers le moyen-âge ; puis, toujours dans la même logique fautive, on a accablé leur police scientifique, ces crétins ont des critères de reconnaissance papillaire très peu évolués, nous, ça n’est évidemment pas le cas : chez eux, c’est artisanal et bricolé, chez nous c’est scientifique et imparable — ça ne nous serait pas arrivé mesdames et messiers, ah, ça, non…
Les journalistes français n’ont pas encore osé demander des excuses publiques à cette Écosse arriérée, mais ça ne saurait tarder. Ils n’ont pas le temps, il leur faut bien continuer à… informer.
Michel Onfray