Première diffusion le 26 mars 2018
Dans la semaine du 12 au 18 mars 2018, et dans la perspective de la réélection de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie, les médias télévisés se sont focalisés sur un pays qui sert de repoussoir aux démocraties libérales. Le Camp du Bien versus le Camp du Mal. Illustration en deux parties, par deux des nombreux documentaires diffusés cette semaine-là. L’Observatoire du journalisme a d’abord visionné Arte.
Le 13 mars 2018, Arte diffuse un documentaire intitulé Guerre de l’info au cœur de la machine russe, une enquête menée en 2017 par Paul Moreira.
Le pitch
« Le 29 mai 2017, le président français Emmanuel Macron fraîchement élu accueille à Versailles son homologue Vladimir Poutine, et accuse la chaîne internationale RT (Russia Today) et le site Sputnik d’avoir œuvré durant la campagne électorale française comme des organes de propagande en faveur de Marine Le Pen, sur ordre du Kremlin. « Apportez-nous les preuves », rétorque en substance le président russe, aujourd’hui candidat à un quatrième mandat. C’est ce que fait Paul Moreira dans cette enquête rigoureuse, exposant un pan de la machine russe à désinformer, au travers, notamment, de la manière dont elle s’est mise au service de Marine Le Pen dans la course à la présidence française, mais aussi de ses faits d’armes pro-Trump aux États-Unis, et pro AfD (le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland) en Allemagne. Paul Moreira interroge la jeune patronne de RT, Margarita Simonian, qui sait tourner en ridicule dans un clip malicieux ceux qui dénoncent son asservissement au Kremlin. Il parvient aussi à faire parler (en caméra cachée) le guerrier de l’ombre Konstantin Rykov, hacker et ancien député pro-Poutine, qui a joué un rôle clé dans les campagnes américaine et française. D’une « usine à trolls » de Saint-Pétersbourg, où de jeunes professionnels du Web fabriquent 24 heures sur 24 des fake news, aux confidences du député européen d’extrême droite Jean-Luc Schaffhauser, qui a négocié les prêts russes au Front national, de la profession de foi ultraconservatrice de l’oligarque Konstantin Malofeev aux mensonges par omission du leader de l’AfD Alexander Gauland, Paul Moreira a enquêté plusieurs mois pour établir des liens entre le sommet du pouvoir russe et les vagues de désinformation dénoncées par le président français comme par les services secrets américains. Son documentaire éloquent met ainsi des faits, des mots et des visages sur une nébuleuse soigneusement entretenue, dont les combattants ont appris à effacer les traces ».
Un pitch qui donne clairement le ton et le caractère militant d’un documentaire visant à la fois Poutine et Marine Le Pen, accusant en tout premier lieu le président russe d’agir afin de trafiquer les élections françaises et américaines.
Les mots du documentaire
Une mise en bouche :
Le documentaire commence par la fameuse question posée par un journaliste à Poutine, lors de sa visite à Paris pour rencontrer Macron, question qui porte sur une rumeur : le fait que des hackeurs russes se seraient immiscés dans la campagne présidentielle française, contre Macron.
Vient la toute aussi fameuse question d’une journaliste de Russia Today à laquelle Macron répond en indiquant que RT et Sputnik « se sont comportés comme des organes d’influence, ni plus ni moins », et refusant à ses acteurs le statut de journaliste : « Encore faudra-il qu’ils soient journalistes ».
Sur cette base, le documentaire s’évertue à démontrer que La Russie et Poutine travailleraient à déstabiliser les démocraties occidentales, par le biais de l’information :
- « C’est une guerre mondiale »
- il s’agit de « falsifier l’opinion », de mener des « guerres d’influence ».
- il y a des trolls : « Avec Trump, on a réussi notre coup. Il est président. Avec Marine, cela n’a pas marché » (un témoin russe qui aurait une influence mondialisée).
Un fois les accroches passées, le récit commence par une « poignée de main historique », entre Marine Le Pen et Poutine. L’adversaire de Moreira est affiché : la droite dite radicale française. A l’appui, Aymeric Chauprade, lequel est un « renégat » du FN. La parole donnée à qui est en conflit avec l’adversaire visé.
- Moreira : « Le premier point commun entre Marine Le Pen et la Russie, c’est l’hostilité à l’Union Européenne. Et les électeurs du FN sont souvent des admirateurs sans réserves de Vladimir Poutine ».
- Puis il se focalise sur RT et Sputnik, reprenant les mots de Macron : « des médias qui à plusieurs reprises ont produit des contre-vérités sur ma personne et ma campagne ». Le documentaire rend visite aux deux médias.
- L’orientation du documentaire insiste sur l’éventuelle « utilité » de RT pour Poutine, et sur le fait supposée de médias n’ayant comme fonction que de promouvoir la vision du monde de Poutine. Immédiatement après, Moreira met en scène un blogueur détenu en Russie.
- En clair : la liberté d’expression est totale en Europe de l’Ouest, inexistante en Russie. Suivent des témoins qui ont tous comme particularité d’être d’anciens collaborateurs des deux médias russes critiqués, ayant une dent contre eux, ou des opposants à Poutine.
- Retour sur la campagne Macron, dont l’équipe ne pardonnait pas à Sputnik un article qualifiant son champion de « candidat des banques américaines ». Objectif ? Montrer que ces deux médias fabriquent des fake news. La parole est donnée à Mounir Majoubi, futur secrétaire d’État au numérique, lequel explique que les fake news c’est les autres. On insiste de diverses façons pour accuser RT et Sputnik d’être en réalité homophobes et antisémites. Puis, Majoubi : « dans plus de 90 % des cas les informations au sujet de Macron montrent une perception négative ou sombre du candidat ».
- Rappel du refus de l’accréditation de RT et de Sputnik aux meetings de Macron. Mais jamais le documentariste n’indique que Macron et son équipe choisissaient les journalistes, y compris de médias français, contrôlant le langage de la presse au sujet de sa campagne.
- À aucun moment non plus, le documentariste ne met en perspective son sujet, en interrogeant par exemple d’éventuels « agents d’influence » agissant depuis ailleurs (France, États-Unis, Angleterre…), laissant ainsi penser que les hackers et autres trolls sont russes, et que la Russie serait unique en ce genre.
- Par contre, il insiste sur un hacker qui prétend avoir « fait gagner Trump ».
- Puis le réalisateur enquête sur une « agence » de trolls qui agirait sur internet : « une usine à trolls » qui serait responsable de la victoire de Trump. Il trouve des pages Facebook suivies par 140 000 américains, sans mettre cela en perspective avec la population américaine (330 millions d’habitants).
- Ce qui vient après : une enquête menée dans les méandres d’un supposé très imposant lobby russe (une vingtaine de personnes dans la salle). Une réunion à l’assemblée nationale est filmée, et Moreira prononce cette phrase extraordinaire :
« À la tribune, un journaliste représentant l’hebdomadaire d’extrême-droite Valeurs Actuelles »
Ceci n’est sans aucun doute pas une fake news, et il convient de rappeler que ce documentaire est financé et diffusé sur un média d’État français, médias et pays qui ne feraient donc pas le moins du monde ce qui dans ce documentaire est reproché à la Russie et aux médias russes.
- Retour sur la campagne présidentielle française, et le « comité Marine » Russe qui aurait diffusé une fake news relativement à un compte secret supposément possédé par Macron aux Bahamas, fausse information « reprise sur tous les réseaux sociaux » dit le réalisateur aux sons d’une musique digne d’un Watergate. D’autant que « l’information » est reprise par Marine Le Pen lors du débat. Dans le même temps, les boîtes mails des collaborateurs de Macron auraient été piratées et des documents diffusés sur le net. Heureusement, « les médias français refusent de reprendre les informations diffusées » (« Macron leaks »).
- Insistance sur les prêts russes à Marine Le Pen, l’idée étant que cet argent achèterait la possible future présidente. Moreira ne s’interroge pas sur le pourquoi des refus de prêts bancaires à un parti politique en monde démocratique. Ceci ne paraît pas au moins autant antidémocratique qu’un Poutine aux yeux du réalisateur.
- La parole est à Chauprade, dont Moreira n’indique pas qu’il est devenu un adversaire de Marine Le Pen, pour dire que le Kremlin cherchait bien un « agent d’influence », qu’il pourrait « contrôler un peu ».
Un documentaire simplement malhonnête
In fine ce documentaire est incroyablement à charge, clairement propagandiste, contre un Poutine et une Russie qui agiraient à l’échelle planétaire pour porter au pouvoir « leurs » candidats, dont Trump et Marine Le Pen. L’esprit critique, la mise en perspective sont absents. La Russie trafiquerait donc les élections des démocraties libérales, favorisant « l’extrême droite ». La Russie est ce grand méchant que l’occident des élites mondialisées se construit pour se faire peur, et se persuader qu’il est le Camp du Bien. Une jeune femme, un blogueur russe, quelques pages FB, un « fan club » russe favorable à Marine Le Pen, l’AFD, les supposées « fake » relatives aux viols perpétrés par des migrants en Allemagne, un « témoin » homophobe qui admire Jean-Marie Le Pen, quatre membres de La Manif Pour Tous qui soutiennent Poutine, un prêt bancaire… et voilà une chaîne de télévision, Arte, qui travaille par ailleurs à débusquer les fake news, par exemple en association avec Libération, qui diffuse ici un documentaire qui sent bon son complotisme visant à montrer que Marine Le pen aurait été « transformée en agent d’influence du Kremlin ». Au centre, un jeune russe en tee-shirt qui ferait et déferait les élections mondiales… « Que voulait Poutine de Marie Le Pen ? ». C’est diffusé 5 jours avant les élections en Russie, et ce n’est pas un fake. On attend un documentaire du même réalisateur sur les « agents d’influence » et les soutiens non russes de Macron. Chiche ? Ou bien sur le rôle des aliens dans la politique française. Arte est tellement accueillante.