La culture de l’effacement venue d’Amérique veut gommer une large part de l’histoire européenne pour laisser la place aux “décoloniaux, aux intersectionnels racisés” et à leurs représentants ethniques. L’édition n’échappe pas au mouvement. Les livres pour enfants de l’auteur américain Dr Seuss (publiés en France au Nouvel Attila) sont tombés sous le couperet. Nous reproduisons un entretien de son traducteur Stephen Carrière (lui-même éditeur) dans Les univers du livre du 5 mars 2021 sur le site ActuaLitté.
Seuss, le vivre-ensemble et la cancel culture
Cesser la commercialisation de livres du Dr Seuss, accusés de véhiculer un « racisme infect » par certains commentateurs, voilà qui donne à réfléchir. Les ouvrages jeunesse de l’Américain n’ont pas connu en France le succès d’outre-Atlantique. Pourtant, leur traducteur français s’inquiète, à plus d’un titre, de ces comportements. D’autant que Stephen Carrière, qui a traduit une dizaine d’oeuvres de Seuss, est également éditeur, directeur des éditions Anne Carrière. Il nous répond.
ActuaLitté : Le 2 mars, journée nationale de la lecture aux États-Unis, six ouvrages sont supprimés de la vente, qu’en pensez-vous ?
Stephen Carrière : Cela m’effraie.
Vous avez été le traducteur de livres de Seuss en France : comment comprenez-vous cette décision ?
Stephen Carrière : Parler de ce que l’on n’a pas lu est toujours compliqué et je n’ai pas lu les albums en question. J’ai seulement vu deux dessins incriminés.
Il me semble que ce sont les ayant-droits qui ont pris les devants de peur que le zeitgeist ne rattrape Seuss et que toute son œuvre prodigieuse se voit entachée. Ils sont dans leur rôle. Je comprends leur choix. L’époque s’enivre de bûchers, ils ont un héritage culturel précieux à protéger.
Après une dizaine de traductions des livres de Seuss, le racisme est-il un élément flagrant ?
Stephen Carrière : L’absence de racisme, le culte de la tolérance et l’humanisme sont les seuls « élément flagrants » des livres de Seuss que j’ai traduits.
Les dessins incriminés dans les albums retirés de la vente aux États-Unis sont des représentations de stéréotypes jugés racistes. J’ai vu, pour ma part, un personnage chinois en costume traditionnel avec des baguettes et deux Africains en pagne. Un regard d’un autre temps, oui. Critiquable ? Oui. Mais c’est compliqué cette passion de traquer les stéréotypes racistes dans les œuvres d’un autre temps.
La pensée « progressiste » aura-t-elle gagné quelque chose quand on retirera de la vente Dans la dèche de Paris à Londres de George Orwell à cause des stéréotypes antisémites qu’il contient ? On peut dire : « Oui mais Seuss c’est pour les enfants. » Disney a du mal d’ailleurs avec son catalogue en ce moment. Je crois que cet argument m’effraie encore plus. C’est nier totalement la responsabilité éducative des parents et qu’est-ce que cela dit de l’aspiration à la construction d’un esprit critique ?
On évoque des stéréotypes articulés sur une imagerie dégradante… mais qu’en est-il de la cancel culture ?
Stephen Carrière : Je pense que la cancel culture est un combat mené par des gens qui éprouvent un égal dégoût pour la rigueur intellectuelle, la nuance et la culture. Ce n’est pas une menace nouvelle : le fascisme, le nazisme, le stalinisme et le maoïsme ont beaucoup contribué à faire progresser la discipline.
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