Nous avons déjà parlé de la culture de l’effacement venue d’Amérique, qui infecte l’édition (comme les livres pour enfant du Dr Seuss), le journalisme et maintenant le monde de l’art, y compris à la villa Médicis, navire amiral de la présence culturelle française à Rome. Nous reproduisons le début d’un savant article sur le sujet (3 novembre 2021) de La Tribune de l’Art, en mettant en lien l’article complet.
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Nous publions ce texte de Jérôme Delaplanche, ancien responsable de l’histoire de l’art à la Villa Médicis dans la rubrique Débats, mais pour La Tribune de l’Art, il n’y a en réalité pas de débat. La cancel culture, ce mouvement venu des États-Unis et qui commence à s’implanter fortement en France jusque dans son système éducatif — Sciences-Po représente un exemple typique de cette dérive — n’a rien à faire dans le domaine du patrimoine, de l’histoire de l’art et des musées, pas davantage qu’il n’est légitime dans quelque autre discipline. Il va sans dire que La Tribune de l’Art s’y opposera toujours avec force comme nous l’avons déjà fait par exemple avec les destructions ou le déboulonnage des sculptures dans l’espace public.
La cancel culture infiltre la villa Médicis
Depuis quelques années, la critique « décoloniale » prend une ampleur grandissante au sein du discours académique, et la Villa Médicis en subit aujourd’hui les assauts. Les splendides tapisseries des Indes qui ornent le Grand Salon (ill. 1) au cœur de la Villa sont en effet critiquées car elles seraient « marquées par l’imaginaire colonial » selon la presse qui s’est fait écho de la protestation de certains pensionnaires hébergés par la prestigieuse institution [1]. Ces derniers exigent en effet le décrochage de la tenture suivant en cela un type de revendication de plus en plus fréquent : réclamer que l’on supprime ce qui offense. Ni la nouvelle présidente du Conseil d’Administration de la Villa, Marie-Cécile Zinsou, ni la conseillère culture de la Présidence de la République, Rima Abdul-Malak, n’ont encore cédé, se conformant en cela à l’allocution d’Emmanuel Macron du 14 juin 2020 disant que « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres. Elle ne déboulonnera pas de statues. » En même temps, Emmanuel Macron déclarait également le 18 avril 2021 qu’il fallait « déconstruire notre histoire ».
Ce qu’on appelle études décoloniales (ou post-colonial studies) ne sont pas des recherches universitaires comme d’autres – qui étudieraient, comme on pourrait croire, le phénomène de la décolonisation. Il s’agit en réalité d’un militantisme politique dont l’objectif unique est une mise en accusation de l’Occident par une insistance obstinée sur son passé colonial et esclavagiste. La dimension morale et psychologique est centrale dans la définition. L’objectif de l’approche « décoloniale » n’est pas d’ordonner des faits dans une perspective historique mais de prononcer des jugements de valeur pour en définitive dire du mal de la civilisation occidentale et uniquement de celle-ci. Ce n’est pas une recherche de vérité mais un travail de sape. Cette idéologie progresse aujourd’hui avec une virulence spectaculaire dans l’organisme déjà bien fragilisé (on dit « déconstruit ») de la pensée occidentale [2].
Or, et c’est l’évidence même, l’esclavagisme, les conquêtes territoriales et la colonisation sont des phénomènes mondiaux et transhistoriques. L’Occident n’y a joué qu’une part ; l’Islam aux VIIe et VIIIe siècles (le fameux Jihad, la guerre sainte) ou les Mongols de Gengis Kahn au XIIIe siècle ont été bien plus actifs et bien plus ambitieux.
Les cités helléniques ont colonisé le bassin méditerranéen. Marseille est une colonie grecque.
L’Empire romain est le résultat de la colonisation de l’Europe. La Gaule a été colonisée par Rome pendant cinq siècles pour son plus grand bien, permettant ainsi le développement de son économie et l’essor d’une nouvelle civilisation. Pourtant, la conquête de la Gaule par Jules César a entraîné la mort d’un million de Gaulois et la réduction en esclavage de plus d’un million de personnes.
L’empereur du Mali au XIVe siècle, Mansa Moussa, est devenu un puissant empereur parce qu’il avait colonisé tous ses voisins lors de ses conquêtes en l’Afrique de l’Ouest : Gambie, Guinée, Côte d’Ivoire, Mauritanie, Niger et Sénégal.
Les Arabes ont colonisé tout le Maghreb et l’Espagne. Ils sont restés sept cents ans en Espagne ce qui est bien plus que les 132 ans de la France en Algérie. Et ils sont toujours en place au Maghreb.
Le Québec est le résultat de la colonisation de l’Amérique du Nord par la France.
Les Balkans et autres pays de la région ont été colonisés cinq siècles par l’Empire colonial ottoman jusqu’en 1913. (Ce sont donc des Européens colonisés par un empire musulman).
En Asie, le Japon a colonisé la Corée de 1910 à 1945.
La colonisation est le mouvement naturel de l’histoire. Chacun fut colonisateur ou colonisé selon les périodes de l’Histoire, selon sa force.
Or, et c’est là tout l’enjeu, le progressisme a réussi à imposer dans les esprits occidentaux une mutation paradigmatique cruciale : la force n’est plus une valeur positive. Dès lors, les notions de conquête, d’aventure, de puissance ne sont plus comprises, elles ne sont plus moralement admises. La critique de la colonisation devient alors une volonté de réécrire l’histoire à l’aune de la morale d’aujourd’hui.
Mais le véritable coup de génie du progressisme est d’avoir réussi à faire que ce basculement intellectuel s’applique uniquement à l’histoire européenne. Les décoloniaux peuvent alors tenir à l’endroit des autres peuples un discours victimaire, s’attachant à décrire systématiquement la souffrance des peuples dominés par les Occidentaux. Cette souffrance a existé, personne ne le conteste, mais il y a une immense différence entre étudier les situations historiques, comme la souffrance des peuples dominés, et utiliser cette souffrance pour accuser la civilisation occidentale d’être ontologiquement criminelle. Les décoloniaux font comme si tous les peuples du monde n’avaient pas partagé cette aspiration à la domination et comme si beaucoup d’entre eux ne l’avaient pas un jour ou l’autre violemment exercée.
L’histoire est alors instrumentalisée pour devenir une arme morale : faire le partage entre le bien et le mal, entre les méchants et les gentils. Cette moraline est désormais parfaitement assumée par certains historiens progressistes. Ainsi, selon Sylvie Thénault, agrégée d’histoire et directrice de recherche au CNRS, s’exprimant à Science-Po : « Être historien, c’est donner de la signification au passé et en proposer une vision. Une fonction de l’historien est de distinguer le vrai du faux, mais aussi le légitime de l’illégitime, les coupables des non-coupables. » En étant moraliste, la lecture historique en devient extraordinairement caricaturale, biaisée et malhonnête.
Et ce caractère malhonnête, biaisé et caricatural ne se voit nulle part aussi bien qu’avec l’absurde polémique autour de la tenture des Indes à la Villa Médicis.
Ces tapisseries décriraient-elles la domination coloniale de l’Occident qu’elles ne seraient que la transcription artistique d’une manifestation de sa force. Et la force n’est pas une vertu honteuse. Rappelons par ailleurs que la valorisation patrimoniale d’une œuvre d’art n’est pas la valorisation de son sujet.
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