Les remous de Presstalis, la crise sanitaire, les procédures de justice accélèrent la transformation vers plus de numérique des quotidiens, tant nationaux que provinciaux, et vont entraîner des modifications capitalistiques dont certains pourraient profiter. Par exemple à Libération et à La Provence.
Libération : Patrick Drahi jette l’éponge
Trop c’est trop. Patrick Drahi avait racheté le journal en 2014 pour se faire une virginité politique lors du rachat de SFR. Tancé par le ministre de l’économie de l’époque, citoyen franco-israélien qui avait essayé de renoncer à sa nationalité française, résident fiscal suisse, il fallait faire un geste de bonne volonté : ce fut le rachat du titre en déconfiture à Édouard de Rothschild qui ne voulait plus remettre au pot.
Après bien des psychodrames, des grèves, des crises de nerf, le bateau Libération n’était toujours pas à flot. Certes sa ligne libérale libertaire n’était pas en cause, mais plus simplement la désaffection des lecteurs. L’accent fût mis avec un certain succès sur le digital, mais avec des résultats toujours insuffisants pour parvenir à l’équilibre, d’autant que le coronavirus et Presstalis s’y sont mis à deux pour compliquer les choses. Alors, comment mettre fin à l’hémorragie ? On met le bébé à l’orphelinat, sous forme d’une fondation.
Une fondation sous influence d’Altice
Dans un courriel interne consulté par l’AFP le 14 mai 2020, le groupe de Patrick Drahi précise : « Cette nouvelle structure garantit à Libération sa totale indépendance éditoriale, économique et financière » et ajoute « Les droits actuels de la rédaction seront intégralement maintenus et garantis ». Une transformation qui déclenche automatiquement l’ouverture d’une clause de cession, un dispositif qui permet des départs volontaires de journalistes dans des conditions économiques favorables… et un dégraissage des effectifs.
Les dettes seraient apurées et la société propriétaire du titre serait transférée à une « fondation », société à but non lucratif. Altice s’est engagé à « doter substantiellement ce fonds de dotation pour permettre à Libération de rembourser l’intégralité de ses dettes mais aussi de lui donner, progressivement, les moyens nécessaires au financement de son exploitation future et ainsi garantir son indépendance à long terme ».
Coup double pour Drahi et opportunité pour d’autres
Les dettes de Libération sont estimées à 45/50M€ ce qui n’est pas rien. Mais les perspectives sont sombres, la dette ne peut que s’alourdir, autant s’en débarrasser une fois pour toutes, donner une avance pour survivre quelque temps et ne plus avoir ce poids pour un groupe très largement endetté. Après s’être débarrassé de L’Express, Drahi fait coup double : il s’enlève un deuxième poids mort et fait risette aux analystes financiers qui observent ses dettes avec inquiétude. Avantage politique supplémentaire, le groupe — qui reste propriétaire de l’ensemble BFM/RMC — se drape dans une position de grand seigneur, garant de l’indépendance de la presse, tout en mettant ses pions dans le conseil d’administration. Une fondation « indépendante » est dirigée par un conseil d’administration et ce sont des hommes et des femmes bien réels qui y siègent, avec leurs propres orientations.
Ce sont eux qui nomment le directeur de la rédaction, et choisissent les principaux journalistes ou a minima mettent un veto. Le départ de Laurent Joffrin en tant que directeur de la rédaction (qui conserverait son éditorial) est déjà annoncé pour la fin de l’année 2020 et celui du co-gérant Clément Delpirou est acté encore plus tôt, dès la mi-juin. L’année 2020, c’est avant 2021, cette dernière avant 2022 aurait dit Monsieur de La Palice, une année électorale fort incertaine. Libération ne représente plus grand-chose sur le plan des ventes, mais le titre garde une influence réelle sur une partie du monde bobo des grandes villes, un actif électoral. La composition du conseil d’administration et la personnalité de son président seront donc à suivre de près.
Comme le dit gentiment le communiqué : Patrick Drahi « continuera, personnellement, d’accompagner l’avenir de Libération », et les premiers administrateurs de la future fondation semblent aller dans ce sens. Outre Laurent Joffrin, on y trouvera déjà Arthur Dreyfuss (le directeur général d’Altice Média) et Laurent Halimi (directeur des fusions acquisitions d’Altice Europe), les autres seront nommés plus tard. Nul doute qu’Emmanuel Macron et son entourage suivront d’un œil attentif la nomination des futurs administrateurs.
La Provence dans l’incertitude
Après le jugement du tribunal de commerce de Bobigny prononçant la liquidation des sociétés de Bernard Tapie l’incertitude règne au quotidien marseillais dont vous pourrez trouver l’histoire ici.
400 millions d’euros à rembourser
Dans l’interminable feuilleton qui l’a opposé au Crédit Lyonnais, Tapie avait obtenu en 2008 plus de 400M€ qu’il faut maintenant rembourser, mais avec quels actifs ? Parmi ceux-ci les 89% de parts que détient l’homme d’affaires dans le groupe de presse du sud. Le PDG de la société éditrice, Jean-Christophe Serfati fait le fier à bras (on est sur la Canebière) en affirmant ne pas avoir d’inquiétudes, pouvoir assurer les salaires, reprendre ses dix éditions réduites provisoirement à quatre et attendre sereinement les aides de l’État suite au coronavirus.
La mariée est plutôt jolie, Xavier Niel comme fiancé ?
Dans une ville où à la fois le Rassemblement national et la France insoumise font de bons scores, disposer d’une influence sur un quotidien diffusant chaque jour une centaine de milliers d’exemplaires par jour peut aiguiser des appétits. Un liquidateur judiciaire n’a pas encore été nommé pour les sociétés de Tapie et son appel (non suspensif) va ralentir un peu le processus, mettons un an pour y voir clair, vers l’été 2021.
Et qui, hors Tapie détient les 11% du capital de la société éditrice ? Notre ami Xavier Niel (son infographie). Déjà actionnaire de référence du groupe Le Monde et déjà propriétaire à 100 %, depuis février 2020, du groupe Nice-Matin (Nice-Matin, Var-Matin, Monaco-Matin). Faisons les additions : les deux groupes réunis (Nice-Matin plus La Provence) domineraient tout le quart sud-est de la France, une belle prise de guerre pour l’élection présidentielle de 2022 où l’on a du mal à imaginer Xavier Niel (gendre de Bernard Arnault qui contrôle Les Échos et Le Parisien Aujourd’hui en France) voter Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon…