Gilbert Keith Chesterton (1874–1936) a écrit en août 1901 (The Speaker) une acerbe description de la presse de son temps. Remplacez la guerre des Boers par le Covid, l’élection présidentielle américaine ou la Syrie et voyez si le texte a vieilli. Nous empruntons la traduction à Slobodan Despot sur le site Antipresse qui fourmille d’observations utiles et coruscantes. Les intertitres sont de notre rédaction.
K. Chesterton : Les nouveaux prêtres
Parmi les différents récits contradictoires de la guerre sud-africaine (NDR la seconde guerre des Boers 1899/1902), récits qui, dans leur disparité, seront probablement considérés par les historiens comme les descriptions de plusieurs événements historiques différents, il y a une version des faits sur laquelle, aussi simple soit-elle, il semble que personne n’ait percuté. Il s’agit certainement d’une théorie nouvelle et pourtant tout à fait raisonnable et défendable selon laquelle il n’y a pas de guerre du tout en Afrique du Sud. Après tout, il pourrait s’agir d’une vaste légende inventée par une conspiration unanime de journalistes. Lord Kitchener pourrait en fait rôder dans Londres, déguisé avec une paire de fausses moustaches. Il se peut que ce ne soient pas les Boers qui soient à Sainte-Hélène, mais les Britanniques, à l’abri des regards jusqu’à ce que la période d’une guerre de conquête normale soit terminée. Les quelques généraux qui se trouvent dans le secret ont peut-être été convaincus par le gouvernement qu’il est nécessaire de planifier de grands événements afin d’inspirer aux différentes branches de l’Empire le sentiment de son unité. Si nous supposons (la supposition est en effet osée) qu’il existe un continent appelé Afrique ou un peuple appelé Boers, n’est-il pas tenable que ces burghers irréconciliables ne soient rien d’autre qu’un ensemble de jeunes députés conservateurs courtois qui ont sacrifié quelques mois de leurs loisirs à une grande nécessité patriotique et au goût du sport? Le général De Wet pourrait bien, après tout, s’avérer être Lord Hugh Cecil vivant une double vie d’une ubiquité singulière entre la cambrousse et la Chambre des Communes. En tout cas, il n’est pas très difficile de concevoir que tout ce drame que nous dévorons nuit et jour puisse être un formidable mythe journalistique. Lorsqu’ils vont jusqu’à nous affabuler des batailles entières (comme ils l’ont fait récemment), il n’est pas si difficile de croire que les journalistes pourraient carrément inventer des guerres.
Très peu d’entre nous, je crois et j’espère, accepteraient le point de vue suggéré ci-dessus comme étant le moins du monde vraisemblable, mais lorsque nous en viendrons à nous demander logiquement pourquoi cela ne serait pas vrai et sur quel fondement repose notre conviction de l’existence d’une guerre, nous risquons de ne pas trouver à l’appui de cette conviction un très grand nombre de raisons irréfutables.
Pouvoir des journalistes
Les journalistes, aussi loin que porte le regard, tiennent tout entre leurs mains. S’ils choisissaient d’annoncer que la France vient de devenir un régime despotique sous l’autocratie bienveillante de M. Stead, que le chanoine MacColl s’est converti au confucianisme et qu’il est devenu un Boxer, que le tsar de Russie a abdiqué parce qu’il était anarchiste, ou que la Sicile a soudainement sombré dans la mer, je ne vois pas, pour peu que la corporation soit unanime, ce que nous pourrions faire d’autre que de les croire. Par conséquent, il est à tout le moins amusant de penser que tous les grands événements qui ont secoué l’Europe ces dernières années ne sont peut-être que des produits de l’imagination, que le Congrès de la paix n’aura peut-être été qu’une réunion censée avoir eu lieu entre différentes nations censées exister, ou que le roi Humbert d’Italie est toujours vif et jovial, dans la mesure où la jovialité est compatible avec une certaine dose de doute quant à la présence réelle de chacun sur cette terre.
Les nouveaux prêtres
Nous arrivons ainsi à une conclusion qui est en soi assez remarquable. Les journalistes semblent être, dans un sens presque littéral, les prêtres du monde moderne. Ils ne sont peut-être pas à la hauteur de l’énorme responsabilité qui a été confiée à Pierre, mais on peut au moins dire que tout ce qu’ils lient sur cette terre est lié sur terre, et que tout ce qu’ils délient sur cette terre est délié sur terre. Ils ont essentiellement et absolument les mêmes fonctions que celles des anciens prêtres, mais leur pouvoir d’illusion est encore plus grand et leur responsabilité envers le monde encore moindre.
Une comparaison entre les prêtres et les journalistes serait frappante sur de nombreux points. L’homme qui entrait jadis en religion changeait de nom afin d’effacer toute trace de sa personnalité mondaine. De même, le journaliste adopte un pseudonyme ou reste littéralement anonyme parce qu’il a rejoint la confrérie d’une grande institution qui revendique son droit à absorber tout ce qu’il pourra produire. L’influence et le pouvoir du prêtre tenaient presqu’entièrement dans le fait qu’il était le seul porteur de nouvelles. Lui seul avait les clés de la maison de la connaissance, et sa décadence consistait, comme dans le cas des pharisiens que le Christ a dénoncés, à ne pas y entrer lui-même ou à barrer le passage à ceux qui auraient voulu y entrer.
De la connaissance à la censure
En d’autres termes, la corruption du sacerdoce s’est produite au moment précis où il est passé d’une minorité organisée pour transmettre la connaissance à une minorité organisée pour la retenir. Le grand danger de décadence du journalisme est presque de même nature. Le journalisme véhicule la potentialité de devenir l’une des monstruosités et des tromperies les plus effrayantes qui aient jamais frappé l’humanité. Cette horrible transformation se produira à l’instant exact où les journalistes réaliseront qu’ils peuvent devenir une aristocratie. En théorie, ils sont la voix du peuple, la quintessence même, pour ainsi dire, de l’opinion commune. Mais n’oublions pas que cela a été encore plus vrai pour les prêtres. Les pontifes, qui posaient leurs pieds sur le cou des rois, étaient en théorie des hommes d’une profonde humilité, plus humbles que le dernier des mendiants. Leur caractère exceptionnel consistait, en principe, à être exceptionnellement unis aux pauvres, exceptionnellement indifférents aux apparences, exceptionnellement humains, exceptionnellement effacés. Pourtant, ils ont fini par comprendre qu’ils étaient une aristocratie, et ils ont trompé et intimidé l’humanité pendant de nombreux siècles. Le terrible danger pour les journalistes est qu’ils découvrent le fait enivrant qu’ils sont une minorité, car une minorité peut toujours devenir une aristocratie.
Dépendance à la minorité
Ils n’en doivent pas moins rester une minorité, et nous dépendons tous finalement des minorités: de la minorité qu’on appelle les dentistes, ou de la minorité qu’on appelle les cordonniers. De tous les lieux communs que le rationalisme moderne a fabriqués, le plus ridicule est celui qui nous représente comme testant toutes choses par l’expérience. Si nous nous en tenions à l’expérience directe, nous ne devrions pas croire au continent américain ou à la face cachée de la Lune. Notre croyance en l’existence de l’Amérique ne dépend finalement et absolument que d’une chose: de notre confiance dans la nature humaine; c’est-à-dire qu’elle repose exactement sur le même fondement que le crédit que de nombreux hommes ont accordé, à de nombreuses époques, aux histoires de chevaux volants et de gens ressuscités d’entre les morts.
Le réel remis en cause
Supposé qu’un jour que tous les hommes deviennent vraiment cyniques, que tout récit fondé sur un témoignage soit aussi bien susceptible d’être un bobard qu’une preuve, et tout le continent occidental se dissipera comme une nuée, tout comme l’Atlantide et Asgard(6). Si les hommes étaient vraiment cyniques, l’Amérique ne serait peut-être qu’une fake news(7) américaine.
Responsabilités du clergé
La conclusion, à mon avis, est très simple, mais très grave et pressante. Il faut faire comprendre à ces nouveaux prêtres l’effroyable responsabilité qui leur incombe. Il faut leur enseigner les leçons d’une certaine vanité sacerdotale: il faut les décourager de cette humilité facile qui est une forme dangereuse de cynisme. Ils doivent comprendre qu’ils exercent, plus que tous les hommes, une profession sacrée, que l’humanité les met constamment à l’épreuve, qu’ils sont éternellement sur le banc des accusés avec tous rois, les prêtres et tous les dirigeants. S’ils nous trahissent, s’ils donnent des signes indubitables de scepticisme et de croyance en la victoire des mots et des opportunités, si jamais ils refusent nettement d’être un clergé, et un grand clergé, il ne restera que deux options à tout homme sain d’esprit: soit de douter de tout et de tout le monde, soit de mettre immédiatement les voiles pour vérifier si un endroit appelé Pékin existe vraiment.
The Speaker, 17 août 1901. Traduit de l’anglais et annoté par Slobodan Despot.