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Colonisation, une histoire française : quand France 5 déforme la réalité

19 février 2025

Temps de lecture : 6 minutes
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Colonisation, une histoire française : quand France 5 déforme la réalité

Temps de lecture : 6 minutes

Le dimanche 2 février 2025 dernier était rediffusé sur France 5 le documentaire « Colonisation une histoire française », visite guidée.

Un beau voyage dans l’espace et dans le temps

Le doc­u­men­taire est con­sti­tué de 3 épisodes d’une heure, dif­fusés à la suite :

  • Épisode 1 : Con­quérir à tout prix, 1830–1914
  • Épisode 2 : Frag­ile apogée, 1918–1931
  • Épisode 3 : Prémices d’un effon­drement, 1931–1945

Les deux per­son­nal­ités aux manettes de ce doc­u­men­taire vien­nent de la gauche : tout d’abord Hugues Nan­cy, le réal­isa­teur, qui a fait par­tie du cab­i­net d’Élis­a­beth Guigou et a présidé le Mou­ve­ment des Jeunes Social­istes (MJS) et les Jeunes Social­istes Européens ; ensuite Marc Fer­ro, le con­seiller his­torique, qui poli­tique­ment s’af­firme de gauche non com­mu­niste et a notam­ment signé en 2007 un appel à vot­er pour Ségolène Roy­al « con­tre une droite d’ar­ro­gance » et « pour une gauche d’espérance ».

Une cer­taine par­tial­ité est per­cep­ti­ble dès les pre­mières min­utes, mais cela n’empêche pas un agréable moment de télévi­sion. Des images d’archives excep­tion­nelles, issues de l’Institut Lumière et de Gau­mont Pathé, plon­gent le téléspec­ta­teur dans ce que fut l’am­biance colo­niale. Ces images inso­lites, accom­pa­g­nées par la voie douce et trag­ique de Chloé Réjon, mon­trent colons et colonisés dans leur vie de tous les jours et en dis­ent sou­vent autant qu’un long discours.

Certains pans d’histoire justement évoqués

Cer­tains aspects his­toriques, qui sont néces­saires pour bien saisir l’en­chaîne­ment des faits, sont cor­recte­ment ren­dus ; citons par exem­ple le con­texte de con­cur­rence (de mimétisme ?) qui pré­valait en Afrique à la fin du XIXe siè­cle entre l’An­gleterre, la France et l’Allemagne.

Autre fait his­torique rap­pelé : le rôle joué par le milieu intel­lectuel parisien, et le Par­ti Com­mu­niste Français à par­tir de 1920, comme creuset de la con­tes­ta­tion colo­niale. C’est large­ment par l’immersion des nou­velles généra­tions colonisées dans l’effervescence poli­tique de l’entre-deux guer­res, que ces dernières ont dévelop­pé leur cor­pus idéologique et sont dev­enues des mil­i­tants nationalistes.

Mais une présentation biaisée

Le Petit Larousse pré­cise ain­si la déf­i­ni­tion du mot biaisé :

« se dit d’une obser­va­tion présen­tant une dis­tor­sion sys­té­ma­tique, ou d’un raison­nement fondé sur une telle observation ».

Le doc­u­men­taire mon­tre effec­tive­ment une dis­tor­sion sys­té­ma­tique, où le même sché­ma se serait répété pour tous les pays colonisés :

  1. une con­quête mil­i­taire violente ;
  2. une oppo­si­tion per­ma­nente des peu­ples colonisés ;
  3. une ambi­tion civil­isatrice de la France, qui se heurte au lob­by colo­nial et qui échoue.

L’aspect ini­tial pro­pre­ment mil­i­taire des con­quêtes colo­niales est une réal­ité qui n’est pas con­testable. Le reportage mon­tre d’ailleurs com­ment les Français ont fait preuve d’op­por­tunisme en s’ap­puyant sur des rival­ités trib­ales ances­trales pour par­venir à leurs fins.

Sur le deux­ième point, il n’est en réal­ité pas pos­si­ble de par­ler de lutte per­ma­nente des peu­ples colonisés, une fois passée la péri­ode de con­quête et de paci­fi­ca­tion. En effet, les réal­i­sa­tions con­sid­érables d’in­fra­struc­tures de toute nature, les cam­pagnes san­i­taires et médi­cales, le développe­ment des écoles et de l’en­seigne­ment, s’é­tal­ent sur plusieurs décen­nies. Tout cela n’au­rait pu ni se con­cevoir ni se réalis­er dans un envi­ron­nement qui n’au­rait pas été pacifié.

Par exem­ple et pour ne citer qu’un chiffre, la pop­u­la­tion musul­mane en Algérie a été mul­ti­pliée par 5 durant la péri­ode de coloni­sa­tion, ce qui n’au­rait pas été pos­si­ble dans un con­texte de lutte per­ma­nente. Claire­ment, les ter­ri­toires con­cernés ont con­nu une longue péri­ode de calme et de développe­ment, et le doc­u­men­taire occulte les acquis et réal­i­sa­tions de la coloni­sa­tion, dont la plu­part per­durent encore aujourd’hui.

Une ambition civilisatrice

Sur le troisième point, il y aurait eu beau­coup plus à dire sur l’am­bi­tion civil­isatrice de la France.

Le doc­u­men­taire mon­tre une ambi­tion, sou­vent menée à marche for­cée, qui se heurte d’une part aux réti­cences de la pop­u­la­tion autochtone, et d’autre part à la mau­vaise volon­té des colons et des grandes compagnies.

Cette ambi­tion était cen­tral­isée depuis Paris et sou­vent impul­sée par des hommes poli­tiques de gauche (Fer­ry, Gam­bet­ta…) qui revendi­quaient le pro­grès social dans l’empire. Et elle a obtenu des résul­tats, tant sur le plan des infra­struc­tures que du point de vue de la for­ma­tion d’une élite fran­coph­o­ne, ce qui n’est mal­heureuse­ment qu’à peine effleuré.

Mais surtout, un doc­u­men­taire his­torique aurait pu faire ressor­tir les spé­ci­ficités du pro­jet français de coloni­sa­tion, où l’élé­va­tion des pop­u­la­tions appa­rais­sait comme un devoir des pays les plus dévelop­pés. La coloni­sa­tion française se voulait assim­i­la­trice, elle s’ef­forçait d’in­té­gr­er, de répan­dre les bien­faits d’un mod­èle issu des Lumières et de la révo­lu­tion qu’elle pen­sait uni­verselle, de dif­fuser les pro­grès sci­en­tifiques et tech­niques, quitte à ignor­er les insti­tu­tions, cou­tumes et cul­tures exis­tantes. En com­para­i­son, la coloni­sa­tion anglaise était plus prag­ma­tique, fondée sur les échanges et le com­merce, davan­tage ori­en­tée vers les avan­tages directs retirés par la métro­pole, si bien qu’elle appa­rais­sait comme plus respectueuse des struc­tures locales en place.

Cette lacune est d’au­tant plus regret­table que le for­mat de 3 heures aurait facile­ment per­mis d’ap­pro­fondir ce qui car­ac­téri­sait le pro­jet français, avec ce qu’il con­te­nait aus­si de valeur morale.

Même si, vu d’au­jour­d’hui, cette ambi­tion française de mis­sion civil­isatrice peut paraître de fait naïve, pater­nal­iste, et poli­tique­ment immature.

À l’heure des décoloniaux

Faire un film sur l’his­toire de la coloni­sa­tion con­stitue certes une gageure. Rai­son de plus pour s’ef­forcer de présen­ter une vision équili­brée, ce que des per­son­nal­ités aus­si poli­tique­ment engagées que Hugues Nan­cy et Marc Fer­ro n’é­taient peut-être pas en sit­u­a­tion de faire

Selon la loi du 30 sep­tem­bre 1986, le ser­vice pub­lic audio­vi­suel doit « assur­er l’hon­nêteté, l’indépen­dance et la plu­ral­ité de l’in­for­ma­tion ». Sur un tel sujet, et à l’heure où le mou­ve­ment décolo­nial « agit pour défaire le car­ac­tère impér­i­al, colo­nial et racial de l’État français » (principes poli­tiques généraux du Par­ti des Indigènes de la République), la red­if­fu­sion d’un tel doc­u­men­taire sem­ble critiquable.

Les proces­sus d’oc­cu­pa­tion ter­ri­to­ri­ale par des puis­sances européennes, mais aus­si asi­a­tiques, a com­mencé avec la décou­verte des Amériques et se sont général­isés au XIXe siècle.

Il s’ag­it bien d’une par­tie de l’his­toire de l’hu­man­ité, qui a struc­turé le monde d’au­jour­d’hui et pas seule­ment d’une his­toire française comme le laisse enten­dre le titre du doc­u­men­taire. S’il existe une his­toire française, ou plutôt une spé­ci­ficité française, dans la coloni­sa­tion, c’est celle d’une pré­ten­tion à l’u­ni­ver­sal­isme, qui en l’oc­cur­rence a mon­tré ses limites.

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