Racheter un média ce n’est pas seulement racheter un titre, une entreprise avec chiffre d’affaires et résultat, c’est aussi racheter une histoire, une culture, une rédaction, une humeur, ces quatre éléments qui se sont révélés – à moins d’un revirement inattendu, incompatibles avec l’entrepreneur catholique pratiquant.
Marianne/Křetínský, étrange attelage
Sur le plan financier Marianne ce n’est pas la gloire. Nous ignorons pourquoi le milliardaire tchèque Daniel Křetínský a racheté en 2018 un titre hostile au libéralisme débridé, à la mondialisation, au laisser faire et laisser-passer chers à l’extrême-centre. C’était le début de ses incursions dans les médias, un ballon d’essai peut-être. Un ballon anti-Macron devenu encombrant pour ses affaires et qui l’a obligé à lancer un anti-Marianne, Franc-tireur, furieusement libéral-libertaire et macroniste.
Des pertes récurrentes
Marianne a perdu 5M€ en 2022, 3M€ en 2023, on peut prévoir au moins la même perte en 2024. Un communiqué de CMI, la holding médias de Křetínský indiquait que depuis son rachat en 2018 le groupe a « depuis lors injecté 20 millions d’euros dans la société, repositionné le titre » et « décidé de passer le relais ». 20 millions d’euros c’est beaucoup, même pour le roi du charbon. Le journal a été réduit à 50 pages, le prix diminué à 3,50€ ce qui a permis une relance des ventes en kiosque, le tout insuffisant pour réduire de manière significative les pertes en quasi absence de publicité.
Négociations prometteuses puis rupture
À la mi-mai 2024, CMI annonçait être en négociation exclusive avec Pierre-Édouard Stérin pour le rachat du titre. Une contre offre de la Financière de loisirs est apparue peu après. Une offre sans financement sérieux et suscitée sans doute pour faire pression sur Stérin.
Comme le mentionne un communiqué de CMI paru dans Marianne 1245 du 4 au 10 juillet 2024 :
La mise en vente du journal était « sous deux conditions : que l’acheteur soit solide financièrement pour soutenir le titre et investir ; qu’il accepte les règles d’indépendance négociées par nous, Natacha Polony et la rédaction.
Ces règles sont exceptionnelles : renouveler le mandat de Natacha Polony à la tête de la rédaction ; consacrer le manifeste fondateur du journal « laïque et républicain » ; adopter une charte déontologique garantissant l’indépendance ; créer un comité indépendant qui surveille l’application de la charte ; soumettre le directeur de la rédaction à l’approbation majoritaire des journalistes ; composer le conseil d’administration a parité entre ‘l’actionnaire et la rédaction ; incorporer de manière définitive ces principes dans les statuts de la société. M. Pierre-Édouard Stérin … a accepté l’ensemble de ces règles … le plus haut standard de la planète ».
Il était difficile de demander mieux, pourtant…
Grève de la rédaction
Ces conditions léonines n’’ont pas suffi. Après une consultation approuvée par 60% de la rédaction le 21 juin pour poursuivre les discussions, le vendredi 28 juin la rédaction se mettait en grève perlée. Toujours dans le numéro 1245 de l’hebdomadaire « les salariés de Marianne » ou au moins la majorité d’entre eux s’en expliquaient :
« Nous avons appris par divers médias, notamment Le Monde, que les positionnements politiques de Pierre-Édouard Stérin ne se limitent pas à la sphère privée. Plusieurs candidats de l’alliance LR-RN aux législatives venaient notamment des rangs, des conseillers, lobbyistes, et autres salariés du milliardaire »
Adieu veaux, vaches, cochons et fin des discussions.
La morale de l’histoire
Elle pourrait être triple :
- Si les « conseillers, lobbyistes et autres salariés » de Pierre-Édouard Stérin avaient opté pour le Front Populaire, les LR chapeaux à plumes, ou pour l’extrême-centre, ça pouvait passer. Leçon retenue qui n’étonnera personne.
- Quand on reprend un média, ou bien il est à peu près dans la ligne du repreneur et ça passe. Exemple, si Stérin reprenait Valeurs actuelles à la famille Safa, on imagine moins de remous. Ou alors on applique le régime Bolloré : on ouvre le robinet à démissions avec les grasses indemnités qui vont avec, on vire les autres avec les mêmes indemnités grasses et on reconstruit une équipe. Entre les deux, point de salut, des bisbilles, des malentendus qui se terminent en conflit ouvert.
- Le futur de Marianne paraît compromis et c’est bien dommage, ce ton populiste de gauche est unique dans la presse. La rédaction veut tous les avantages de la coopérative sans mettre un sou de sa poche. Qui voudra injecter de nouveau 20M€ pour ses beaux yeux ?