Le bimestriel Le Monde des Médias est injustement méconnu. D’une liberté de ton rare, surtout pour les médias qui traitent de la profession, il éclaire largement la crise profonde qui touche actuellement les médias. En dernière page du numéro d’été, il traite du cas d’une journaliste, Anaïs Renevier, 27 ans, qui est correspondante de guerre à Beyrouth depuis trois ans. Le Graal du métier ? Cette journaliste qui risque parfois sa vie pour nous informer est payée 800 euros par mois, n’a pas de carte de presse et rentre vivre en France chez ses parents.
Sur son blog, cette journaliste a publié une longue note où elle explique son départ : « à 27 ans, je retourne chez mes parents et je laisse derrière moi des correspondances pour des médias renommés, un réseau que j’ai construit pendant trois ans et un pays que je prenais plaisir à couvrir. Tout cela, car à 27 ans, je ne vis pas de mon métier. ( …) En moyenne, j’ai gagné environ 800 euros par mois pendant trois ans. Le même salaire que lorsque je travaillais 4 jours par semaine en télévision locale avant mon départ pour le Liban. Pour ces 800 euros, j’ai été pendant trois ans joignable 24h/24, 7 jours sur 7 : l’info n’attend pas. Pour ces 800 euros, j’ai été plusieurs fois prise dans des tirs croisés de snipers et une fois pourchassée par un hélicoptère du régime syrien. Pour ces 800 euros, j’ai été les yeux et les oreilles de plusieurs médias francophones au Liban. Et avec ces 800 euros, j’ai payé moi-même mon permis de résidence, ma caméra et mon assurance santé. » Ainsi que le loyer et les dépenses courantes qui ont explosé à cause de l’afflux de centaines de milliers de réfugiés syriens au Liban…
Ce n’est pourtant pas seulement ce salaire misérable qui a poussé Anaïs Renevier à se faire la voix de ces « journalistes-fantômes », qui sont très nombreux à avoir des revenus similaires. Bien que ne vivant que pour le journalisme, elle n’a eu sa carte de presse que sur le fil et sur le tard : « En 2014, je ne l’ai pourtant obtenue qu’en décembre, et en appel. Les modes de facturation imposés par certains médias m’ont bloqué son processus d’obtention », explique-t-elle, faisant allusion au fait que de plus en plus nombreux sont les médias qui obligent les journalistes à prendre le statut d’auto-entrepreneurs, pour éviter d’avoir à payer les charges patronales. Or ce statut est jugé incompatible avec la carte, à cause d’un article du code du Travail rédigé en 1935 qui oblige les journalistes à être salariés, mais aussi à cause du blocage des syndicats qui craignent que les auto-entrepreneurs ne se multiplient dans la presse traditionnelle régulièrement touchée par des plans sociaux et des restructurations. Quelques exceptions sont accordées au cas par cas, notamment aux « blogueurs professionnels » qui disposent d’un statut bâtard, mais la situation reste ubuesque.
Anaïs Renevier met aussi les mots sur ce qui fait particulièrement mal : le fait que les correspondants soient traités par-dessus la jambe par des rédacteurs en chef confortablement installés à Paris. Alors que l’information tend à devenir une marchandise comme une autre répondant aux lois du marketing et de la com’, y‑a-t-il encore une place pour la sensibilité des correspondants ? « Tel rédacteur en chef a refusé un sujet sur les réfugiés syriens parce que “ça n’intéresse plus”. Tel autre, qui se souvient que tu existes environ deux fois par an et t’appelle de bon matin pour te demander si tu es “disponible pour un direct”. Oui oui, dis-tu à moitié endormie (…) “Alors tu es à l’antenne dans 3 minutes” te répond-on ». Autre question posée : quel est l’espace laissé au plus élémentaire discernement, celui qui permet au correspondant de ne pas griller ses sources ou de se mettre en danger plus que de raison dans un pays en guerre ? « Tel secrétaire de rédaction aura pour sa part changé le titre de ton article, sans se rendre compte qu’il peut te mettre en danger. A un mot près, tu peux devenir “anti-ci” ou “pro-ça”. Un terme mal utilisé, et c’est un contact précieux qui te claque la porte au nez, ou un responsable de la sûreté générale qui y regardera à deux fois avant de renouveler ton visa »…
Ces pratiques ne sont certes pas le privilège de la presse française. En Syrie jusqu’à cette année, et au Liban depuis, la journaliste russo-ukrainienne Ankhar Kochneva connaît un quotidien similaire. D’origine palestinienne, cette journaliste russe était jusqu’il y a peu la seule correspondante permanente en Syrie, où elle habitait toute l’année. Elle fournissait pour plusieurs médias de très nombreux sujets sur les péripéties de la guerre, mais aussi la vie quotidienne de ce pays qui est devenu le sien. Ses revenus ne suffisaient pas à la faire vivre, et c’est la générosité de ses proches et des lecteurs de son blog LiveJournal qui arrivait à la maintenir à flot pour qu’elle puisse continuer à travailler. Pour ce prix, on lui a tiré plusieurs fois dessus, elle a été kidnappée par les rebelles syriens – la Russie soutient officiellement Bachar el Assad – et a réussi à fuir ses ravisseurs 5 mois après son enlèvement, puis elle a été expulsée de Syrie où elle vivait, à cause de règlements de comptes entre plusieurs factions proches du gouvernement syrien. Elle continue maintenant son travail dans des conditions difficiles à partir du Liban, par exemple en expliquant pour le journal Argumenty i Fakty les mécanismes du recrutement de jeunes filles par les islamistes alors que plusieurs cas ont fait la Une très récemment en Russie.
La réalité d’Ankhar Kochneva et d’Anaïs Renevier est la même : « dire non, c’est faire pencher la balance financière vers 700 euros mensuels plutôt que 800 (…) C’est la petite mort des correspondants. » Une situation scabreuse causée par un parti-pris généralisé pour une information de masse, « bankable » et aussi dénuée de caractère et de saveur qu’un pot de concentré de tomates au supermarché.
Dessin : © Milady de Winter, pour l’Ojim