Coup de projecteur sur la restitution officielle des États généraux de l’information 2024. Première partie : les propositions et recommandations du comité de pilotage.
Après neuf mois de travaux associant les professionnels, les chercheurs et les citoyens, les États généraux de l’information (EGI) ont abouti à un ensemble de propositions concrètes destinées à anticiper et accompagner les évolutions dans le champ de l’information, lesquelles ont donné lieu à une restitution officielle qui a eu lieu le 12 septembre 2024 au Conseil économique, social et environnemental (CESE), en présence des membres des EGI, des citoyens ayant participé aux consultations des neuf derniers mois et de l’ensemble des parties prenantes. Il faut noter que les travaux de ces EGI ont été enrichis d’un rapport de prospective sur le monde de l’information en 2050 coordonné par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) ainsi que plusieurs experts.
L’OJIM ayant entrepris de suivre le déroulement des différents travaux réalisés lors des EGI et à en rendre compte de manière indépendante dans un dossier qui leur a été spécifiquement dédié, le présent article propose un coup de projecteur sur ce qu’il en ressort au-delà des constats déjà posés dans des articles antérieurs.
Ce premier article présente les principales propositions et recommandations émises par le Comité de pilotage de ces EGI, et en éclaire les atouts et lacunes. D’autres suivront qui examineront celles émises par les différents groupes de travail.
Introduction sur une urgence
En introduction du dossier de presse constitué en appui du rapport établi à l’occasion de cette restitution[i], le comité de pilotage dresse le constat suivant sous un intitulé des plus explicite : « Sauvegarder et développer le droit à l’information : une urgence. »
« […] Il y a urgence : l’information, récit du réel indépendant, vérifié et engageant la responsabilité de celui qui la produit, est menacée et marginalisée. Les journalistes, dont c’est le métier, et les médias d’information, dont c’est l’activité, sont paupérisés. L’espace public est polarisé par une force nouvelle, celle des algorithmes et leurs effets d’accélération et d’amplification, notamment sur les réseaux sociaux. Enfin, de nombreuses forces œuvrent à décrédibiliser l’information, par la « weaponisation » du réseau, des interfaces et des algorithmes, dans des entreprises de désinformation ou de mésinformation. Le déploiement de l’Intelligence Artificielle (IA), et plus précisément des Intelligences Artificielles Génératives, va encore accroître le poids des algorithmes. Cela ouvre de nouvelles perspectives prometteuses dans certains cas, plus inquiétantes dans d’autres. Ce n’est là qu’un des risques qui pèsent sur la production et la réception de l’information : la prolifération des messages accélère la confusion générale. Le réel s’imbrique avec le faux. Chacun a désormais accès à des outils même de très faible qualité pouvant servir à la désinformation. Quant à la privatisation et la captation de l’outil par un nombre très restreint de très grandes entreprises et leur modèle fermé, elle limite le pluralisme et la liberté de choisir sa source. Pour certains analystes, le chaos informationnel menace : des déserts informationnels apparaissent, la fatigue informationnelle s’installe et la défiance à l’égard des médias se généralise. La peur de l’effondrement, voire de l’extinction, est parfois évoquée. Nous n’en sommes heureusement pas encore là.
Mais l’heure n’est plus à l’éparpillement de mesures sectorielles. L’heure est à la sauvegarde du droit à l’information, pour ceux qui la font, et au développement du droit à l’information pour ceux à qui elle est destinée. Pour une raison simple : le droit à l’information, c’est la possibilité donnée à un individu de devenir citoyen. Et il n’y a pas de démocratie sans un espace public qui garantisse un débat éclairé, fondé sur une réalité partagée, entre citoyennes et citoyens. Le droit à l’information est une condition d’existence de l’espace public. Et l’espace public est le lieu de vie d’une démocratie. […] Il faut désormais envisager un ensemble de mesures qui, dans leur globalité, constituent une politique générale et ambitieuse de sauvegarde de l’espace public à l’heure des réseaux et de l’intelligence artificielle. Une politique qui puisse se déployer à la fois au niveau national, mais également au niveau européen, où il s’agit de construire un espace public encore en gestation. Ces mesures doivent mettre en avant les droits, rôles et pouvoirs des citoyens, tout en rétablissant une condition d’exercice du métier d’informer qui soit professionnellement garantie, économiquement possible, dans un contexte technologique qui cesse de lui être défavorable. Il s’agit de se mettre au service de la liberté d’expression et du pluralisme, piliers indispensables de l’espace informationnel démocratique, tout en garantissant trois libertés complémentaires : la liberté pour le citoyen de s’informer librement à l’abri des manipulations et des biais algorithmiques, la liberté pour le journaliste d’exercer son métier à l’abri des pressions et la liberté d’entreprendre pour l’éditeur de médias à l’abri de la dépendance économique.
Chacun des rapports des cinq groupes de travail met en avant un grand nombre de propositions qui peuvent contribuer à l’élaboration d’une politique générale de sauvegarde de l’espace informationnel et de l’espace public. En reprenant une partie de leurs conclusions et inspiré par les nombreuses contributions des participants, le Comité de Pilotage énonce quant à lui neuf propositions pour préserver l’espace public français, six propositions pour contribuer à la construction de l’espace public européen, et deux recommandations à l’attention des professionnels de l’information.[ii] »
Deux principes pour guides
Pour établir son rapport de synthèse, le comité de pilotage s’est donné deux principes :
- les scénarios d’effondrement total de la sphère informationnelle ont été écartés : « ils condamnent en effet à l’impuissance ». C’était la recommandation du groupe de prospective ;
- la liberté d’expression (déclaration des droits de l’homme et du citoyen, préambule de la Constitution, loi de 1881 sur la presse) et la défense du pluralisme ont été « sa boussole ».
À la lumière de ces principes, le comité de pilotage a dégagé sept lignes directrices articulées autour de la notion de responsabilité démocratique, des mécanismes de solidarité collective plus que jamais nécessaires à l’heure de l’Intelligence artificielle, du modèle économique des médias d’information appelé à être réenvisagé en articulation avec un nouveau pacte social vis-à-vis des journalistes, de l’activité des médias, en tant qu’acteurs économiques, distinguée de la production d’information, de l’intervention du législateur requise pour corriger les asymétries les plus défavorables à l’information dans le nouvel espace numérique, de la conviction que la culture du fait, de l’information et du discernement et l’engagement actif des citoyens sont les fondements ultimes de la restauration de l’espace informationnel et de la résistance aux opérations de désinformation menées contre notre pays, et enfin, de la promotion des mécanismes de restauration de la confiance envers les professionnels de l’information que sont les journalistes, par la réaffirmation d’un alignement nécessaire entre éditeur et directeur de la rédaction, et par une extension de la protection du secret des sources.
Que doit-on en retenir ?
Même si l’ensemble des 15 propositions et les 2 recommandations du comité de pilotage se nourrit des réflexions et des propositions des autres composantes des EGI (groupes de travail, consultations citoyennes, comité de prospective), il n’en constitue en aucune façon une synthèse, loin s’en faut.
Comme le relève Yunnes Abzouz sur le site Mediapart, cet ensemble est « en demi-teinte, loin des promesses initiales […] alors qu’il doit orienter la réflexion des parlementaires pour adapter l’espace médiatique aux évolutions technologiques récentes et à la mainmise croissante sur l’information de milliardaires en quête d’influence, sans certitude sur son avenir législatif dans une Assemblée nationale dépourvue de majorité. […] Au bout du compte, ces quinze mesures décrivent surtout l’inquiétude du comité présidé par Bruno Patino face aux menaces présentes et futures posées sur l’espace informationnel mondial par les Gafam et l’intelligence artificielle (IA). En revanche, les enjeux bien français de l’hyperconcentration des médias et de la dégradation des conditions d’exercice du journalisme, auxquelles se heurte depuis plusieurs années la profession et qui fragilisent le droit à l’information, font l’objet de propositions prudentes, à la formulation parfois alambiquée et complexe à traduire juridiquement. »
Le comité de pilotage tente essentiellement de répondre à une préoccupation : comment permettre aux médias d’information de survivre face à la toute-puissance des plateformes, qui captent une part toujours plus grande de l’audience et des revenus publicitaires ?
S’il entend contraindre les grandes plateformes à distinguer les contenus d’information du reste, afin qu’ils ne puissent plus « invisibiliser ou déréférencer les sites d’information », il met cependant de côté des propositions plus ambitieuses sur la régulation numérique formulées par les groupes de travail.
Sur les garanties d’indépendance des rédactions, il fait le choix d’ignorer des propositions concrètes des groupes de travail sur le droit de vote des journalistes dans la nomination par l’actionnaire du directeur de la rédaction. L’option d’un droit d’agrément en bonne et due forme est écartée. Ne demeure qu’une proposition visant à permettre au comité d’éthique de donner son avis et de le rendre public, sans que celui-ci soit contraignant pour l’actionnaire. « Ces mesures, fortes en elles-mêmes, ont été préférées par le comité de pilotage à d’autres propositions plus contraignantes pour l’actionnaire, peut-on lire dans le rapport. Le comité de pilotage ne les a pas retenues, considérant qu’elles ne pouvaient s’appliquer à toutes les situations, et que leur généralisation présenterait ainsi des inconvénients. »
Le comité de pilotage réaffirme la nécessité de créer une charte déontologique dans les entreprises d’information, rédigées de manière conjointe entre la direction et la rédaction, et propose de généraliser les comités d’éthique à l’ensemble des médias et non aux seuls médias audiovisuels, en intégrant la rédaction au processus de désignation.
Pour les membres des groupes de travail dont les travaux de grande qualité auraient mérité un autre sort, c’est le pragmatisme qui a guidé le comité de pilotage dans l’élaboration de sa synthèse, pour donner toutes leurs chances aux quinze propositions de trouver une traduction législative concrète. « Notre objectif est de donner au législateur un matériau à examiner à partir duquel il peut impulser des propositions de loi, détaille une membre d’un groupe de travail. On ne veut pas que ce rapport tombe aux oubliettes. »
Pour Yunnes Abzouz « À sa façon, ce rapport de synthèse ressemble à la loi Bloche de 2016 : de bonnes intentions parfois, mais qui n’ont servi à rien, aussitôt oubliées, aussitôt contournées. […] À sa façon, ce rapport de synthèse des EGI ressemble à la loi Bloche de 2016 : de bonnes intentions parfois, mais qui n’ont servi à rien, aussitôt oubliées, aussitôt contournées ».
Thibaut Bruttin, qui préside Reporters sans frontières, juge que le rapport est « ambitieux, et a vocation à être une référence dans la façon dont il articule des problématiques nationales et internationales, de régulation et d’autorégulation, et reprend beaucoup des combats historiques de Reporters sans frontières. On peut remarquer une certaine frilosité sur l’association des journalistes aux choix de gouvernance des médias, mais cette synthèse n’est pas une version pasteurisée, on y retrouve des choses tranchantes. »
Les syndicats de la profession regrettent de n’avoir pas été davantage consultés et de ne pas été impliqué dans la coconstruction du rapport comme dans son amendement une fois les propositions finalisées.
Malgré la pluralité des expertises et des statuts impliqués et la qualité et la rigueur des méthodologies mobilisées par les groupes de travail au cours de ces EGI, force est de constater que ces propositions et recommandations du comité de pilotage occultent notamment une part importante des défis et potentialités inhérents à l’existence d’une offre alternative à l’information produite et diffusée par les professionnels de l’information de masse, ainsi que certaines autres questions cruciales que nous avions identifiées dans un article précédent.[iii]
Par ailleurs, bien qu’une attention particulière ait été portée aux travaux internationaux et européens entrepris sur les mêmes registres, ces propositions et recommandations laissent à croire que les institutions françaises garderont suffisamment de marge de manœuvre à l’avenir pour entreprendre des réformes de structures et de nouvelles modalités de régulation alors même que l’intensité et la portée contraignante des réglementations mises en place par l’Union européenne dessineront indubitablement le cadre stratégique au sein duquel devront s’inscrire toutes les initiatives nationales, législatives ou non.[iv]
À suivre…
« La multiplicité des promesses n’a jamais garanti l’étendue des résultats. Mieux valent des propositions provisoirement incomplètes mais honnêtement adaptées aux possibilités que les panneaux-réclame dont on a abusé. »
Pierre Mendès France, La République Moderne
Notes
[i] Voir à cet égard :
- Le rapport des États généraux de l’information
- Le dossier de presse de la restitution des États généraux de l’information
[ii] Liste des propositions et des recommandations :
- Proposition 1 : Faire de l’éducation à l’esprit critique et aux médias à l’école une priorité
- Proposition 2 : Neutraliser la désinformation par une sensibilisation préventive à grande échelle (pre-bunking)
- Proposition 3 : Étendre la qualité de société à mission aux entreprises d’information
- Proposition 4 : Améliorer la gouvernance des médias d’information
- Proposition 5 : Renforcer la protection du secret des sources et légiférer contre les procédures-bâillons
- Proposition 6 : Proposer une labellisation volontaire des « influenceurs d’information »
- Proposition 7 : Créer une nouvelle responsabilité : la responsabilité démocratique
- Proposition 8 : Redistribuer une partie de la richesse captée par les fournisseurs de services numériques en faveur de l’information
- Proposition 9 : Assurer le pluralisme des médias dans le cadre des opérations de concentration
- Proposition 10 : Pour une reconnaissance européenne du droit à l’information
- Proposition 11 : Instaurer un pluralisme effectif des algorithmes
- Proposition 12 : Rendre le marché de l’intermédiation publicitaire en ligne plus concurrentiel pour permettre un partage de la valeur
- Proposition 13 : Instaurer une obligation d’affichage des contenus d’information par les très grandes plateformes
- Proposition 14 : Rendre effectives les responsabilités des grandes plateformes dans la lutte contre la désinformation et le cyberharcèlement en préparant un « acte II » du Règlement sur les services numériques (DSA)
- Proposition 15 : Consolider une politique de lutte contre la désinformation à l’échelle européenne
- Deux recommandations du comité de pilotage aux professionnels de l’information :
- Recommandation 1 : La profession devrait s’engager dans une démarche volontaire et plurielle de labellisation
- Recommandation 2 : La profession devrait commencer à construire un outil de gestion collective pour les médias d’information
[iii] Voir notamment : Coups de projecteur sur la participation citoyenne aux États Généraux de l’Information : conclusion
[iv] Voir à l’égard de ces questions les éléments d’analyse et les références de l’article en ligne suivant : Informer et s’informer autrement en France — Investigations dans la nébuleuse des médias d’information de nouvelle génération