Les ennuis, ça vole en escadrille disait Jacques Chirac (il employait un terme plus sonore que ennuis). Pour Patrick Drahi, entre les Drahileaks, fuite de documents par des hackers, de gros soucis avec le fisc de Genève, plus la trahison de son associé portugais Armando Pereira qui aurait (procès en cours) largement piqué dans la caisse, ça commence à faire beaucoup et il va falloir vendre quelques bijoux de famille.
Déjà en 2015
Voici ce que nous écrivions en 2015 :
En moins de deux ans, Drahi a réussi à bâtir un empire de télécoms, de câbles et de médias. Entièrement à crédit. Il est monté grâce aux banques, mais risque à présent d’être perdu par elles, qui s’inquiètent de la fragilité structurelle et de l’endettement énorme de son groupe. Celui-ci, qui a gonflé comme une bulle, peut en effet finir par éclater. Au risque d’embarquer pour l’enfer les médias qu’il a récemment achetés…
L’homme d’affaires franco-israélien commence à petite échelle, en 2001, en créant son fonds d’investissement, Altice. Il a pour objectif de racheter les petits opérateurs du câble et y arrive en moins de quatre ans, croquant Est vidéocommunication, Numéricable, Noos, France Telecom Câble, TDF Câble et UPC France. Il intègre le tout autour de Numéricable et continue ses acquisitions, sans rechigner à payer le prix fort s’il le faut : Completel en 2007, Martinique TV Cable, World Satellite Guadeloupe et Valvisio – ces 3 derniers pour 22 millions d’€ à la barbe de Canal Plus en 2009. La même année, il rachète en Israël les deux opérateurs télécom Hot et Mirs, regroupés sous le nom du premier.
Mais c’est à partir de 2014 et de l’entrée en Bourse d’Altice que sa frénésie d’achats explose : il acquiert successivement 20% de parts supplémentaires de Numéricable, sauve Libération en avril 2014, souffle au même moment SFR à Bouygues pour 17,4 milliards d’€, croque Portugal Telecom en décembre 2014 pour 7,4 milliards d’€, reprend en janvier 2015 les titres français du groupe Roularta (dont L’Express et l’Expansion) pour moins de 10 millions d’€, reprend quatre mois plus tard l’opérateur américain Suddenlink pour 8 milliards de dollars et un autre opérateur américain, Cablevision, pour 17,7 milliards d’€ à l’automne 2015.
Comme en 2018
C’était l’histoire de la veuve de Carpentras que nous racontions à notre façon par une fable.
La veuve de Carpentras, figure emblématique des petits porteurs, n’aurait pas dû investir l’assurance-décès de son veuvage dans Altice en juin 2015. À l’époque, elle avait acheté l’action 32 € et son conseiller financier de La Poste lui avait assuré : « une affaire sûre, un homme d’affaires d’envergure internationale, un secteur en pleine restructuration, vous pouvez y aller en confiance ».
Certes elle s’était un peu inquiétée quand l’action avait perdu la moitié de sa valeur un an plus tard, aux environs de 16 €. Mais l’audition à la même époque (juin 2016) de Patrick Drahi devant le Sénat l’avait rassurée. Le PDG avait souri devant les sénateurs un peu ébahis en leur déclarant : « Je dors beaucoup plus facilement avec mes 50 milliards d’euros de dettes qu’avec mes premiers 50 000 francs français de dettes quand j’ai créé mon entreprise ». Confirmant l’adage « Tu dois dix mille euros à ton banquier tu ne dors plus, tu lui dois dix millions d’euros c’est lui qui ne dort plus ».
Et puis ça remontait, à coups de paille de fer, de licenciements et de pression sur les salaires, l’action dépassait les 24 € en juin 2017. Le conseiller de La Poste plastronnait « Vous voyez comme j’avais raison, nous allons dépasser le cours d’acquisition dans l’année, croyez-moi ! ». C’était un peu avant octobre 2017 où — en moins de deux mois — l’action tombait à 8 €. Le conseiller était devenu injoignable. Au mois d’août 2018 elle réussit à obtenir un rendez-vous à La Poste, c’était un nouveau conseiller qui ne put que déplorer avec elle une chute de 93% de l’action tombée à 2,36 €, en trois ans. Puis Altice obtient de nouveaux crédits et l’action remonte un peu.
2023, la confiance des banques s’évapore
Drahi est connu pour ses capacités d’ingénierie financière. Autrement dit, il sait ou savait comment lever de la dette et obtenir des reports de remboursement de ses banquiers en cas de difficultés. Il avait réussi jusqu’ici, mais la trahison d’Armando Pereira a installé le doute chez les créanciers. Quelle sera l’étendue du préjudice ? Surtout, peut-on encore faire confiance à la gouvernance du groupe Altice ?
Début septembre 2023 après maints démentis, un cadre du groupe lâchait le morceau lors d’une conférence de presse d’un des créanciers, Goldman Sachs, parlant d’un « partenaire pour SFR », de vente des data centers et « d’autres actifs de grande valeur comme les médias… si nous avions un bon prix ». Autrement dit, accepter un minoritaire chez SFR et vendre les médias au plus offrant.
Des actifs financiers et politiques
La dette est d’environ 60 milliards d’euros (une montagne). Altice attendrait 2 milliards de la vente de ses médias (BFMTV, RMC). Une somme excessive par rapport au résultat financier estimé, mais qui pourrait se comprendre si on inclut l’actif politique en termes d’influence. BFMTV demeure en tête des chaînes d’information en continu avec plus de 3% de part d’audience. De leur côté, Libération est dans un fonds pour l’indépendance de la presse où Drahi garde une influence (mais le loup Křetínský est dans la place) et L’Express sera bientôt à 100% dans les mains d’Alain Weill.
Les requins rôdent déjà autour des dépouilles. À commencer par Rodolphe Saadé qui se construit un empire médiatique (La Provence, La Tribune, des participations dans Brut et M6). Mais aussi Xavier Niel qui a échoué à racheter M6. Sans oublier deux oligarques aux poches profondes, Daniel Křetínský et Bernard Arnault. Les enchères vont bientôt commencer. Bon appétit, Messieurs.
Voir aussi : Patrick Drahi, infographie