Ce sixième article achève l’exercice de recension du rapport publié en février par le CESE sur la participation citoyenne aux EGI 2024. Il propose un double coup de projecteur, un premier sur les modalités retenues pour cette participation citoyenne ainsi que sur les enseignements que l’on peut tirer de ses résultats, le second tirant quelques premiers enseignements du processus politique des États généraux de l’information avant même de connaître son issue (recommandations et décisions politiques y afférentes).
Les modalités de la participation
1° Que peut-on retenir des modalités comme des résultats de la participation citoyenne aux États généraux de l’information lors de la consultation en ligne ?
Il est incontestable que les rédacteurs du rapport établi par le CESE se sont employés à rendre compte à la fois le plus fidèlement possible, et le plus lisiblement possible pour le plus grand nombre, des données réunies lors des deux exercices de consultation publique en ligne (hors auditions) entrepris sous la responsabilité des membres des groupes de travail constitués pour la conduite des EGI. Notre coup de projecteur se concentre donc sur les exercices eux-mêmes, leur intérêt sur le plan politique et leurs lacunes.
De l’intérêt de telles consultations en ligne
L’espace informationnel national est désormais soumis aux effets conjugués de la guerre de l’information, de l’algorithmisation croissante des processus de production de données brutes, d’informations et de connaissances, de la poussée de l’intelligence artificielle générative, de l’abandon de nombreux pan de la souveraineté numérique nationale au profit d’acteurs multinationaux non européens agissant comme fournisseurs d’accès à internet, hébergeurs ou éditeurs de contenus[1], ainsi que, plus insidieusement, aux bouleversements consécutifs à la généralisation des processus de régulation et de gouvernance par la donnée.
Les pouvoirs publics si soucieux d’encourager la dématérialisation de leurs rapports avec la société dans tous les registres où ils interviennent, ne pouvaient se dispenser de procéder à des États généraux de l’information faisant appel à des consultations en ligne particulièrement consommatrices en ressources d’expertises pour en dégager une « substantifique moelle ».
Si le débat en ligne ne semble présenter que peu d’intérêt, le recours à une consultation en ligne sur la base de questions fermées ouvertes et de questions ouvertes a permis de dégager des éléments d’analyse d’autant plus substantiels que la possibilité offerte de poster des verbatims a permis d’identifier de manière très claire et sans biais des pistes de solutions aux problèmes identifiés, dans le cadre toutefois restreint par la nature même des questions soumises en cohérence avec les 6 thèmes retenus pour ces EGI. Des éléments de consensus et de dissensus ont ainsi pu être identifiés qui éclairent utilement les pouvoirs publics.
Des interrogations demeurent néanmoins quant à l’intérêt que porteront les instances en charge de la production et de la diffusion de l’information au sein des différents médias publics et privés, indépendants ou non, français ou étrangers (qui ont la maitrise des informations qui circulent sur les écrans numériques) aux propositions et observations formulées par les participants et la manière dont elles les prendront éventuellement en compte. Les logiques économiques et commerciales (vis-à-vis des annonceurs publicitaires) continueront de guider leurs comportements sans se soucier vraiment de parfaire la qualité de ce qu’ils diffusent …
Le recours à l’humour et aux humoristes pour capter les attentions des consommateurs d’information aux heures où les audiences sont les plus élevées pour les grands médias audiovisuels en dit long sur leurs stratégies.
Lacunes et biais méthodologiques
Comme mentionné dans le rapport du CESE, rien n’indique que les personnes ayant répondu puissent être considérées comme représentatives de l’ensemble de la population.
Cela était inévitable dès lors qu’aucun organisme de mesures d’opinion n’a été associé à ces exercices pour mettre en œuvre leurs méthodes statistiques d’investigation sur la base d’échantillons représentatifs. Bien évidemment, cela relativise très fortement la valeur scientifique autant que la portée sociopolitique des résultats obtenus. Or, de toute évidence, les regards portés par les différentes générations sur les thématiques retenues diffèrent.
Comme le souligne l’article sur l’état de l’information et du journalisme en France publié par l’OJIM en prélude de ce dossier sur les EGI (Un dossier sur les États-généraux de l’information), des enquêtes expertes ont été entreprises par ailleurs qui auraient dû motiver une segmentation de ces consultations en ligne sur la base de critères d’âge[2].
Avoir pris le parti de ne pas impliquer dans l’organisation de ces exercices les différents syndicats de journalisme présents sur le territoire national et qui représentent une profession riche de ses 35 000 détenteurs d’une carte de presse professionnelle, pour ne mobiliser en réalité qu’un public bien moindre, constitue une lacune qui ne peut être ignorée.
Des questions cruciales ignorées
Par ailleurs, et bien que les thèmes des questions proposées balaient un spectre de questionnement à la fois étendu et pertinent, d’autres thèmes revêtant une importance cruciale auraient certainement dû faire l’objet de questions fermées ou ouvertes supplémentaires. D’autres questions déduites des verbatims ou des États généraux de la presse indépendante (qui se sont tenus à la fin de l’année 2023) auraient notamment mérité d’être proposées dans une seconde phase de consultation, et ce d’autant plus nécessairement que la perte de confiance croissante dans l’information diffusée dans les médias publics ou subventionnés favorise le développement d’audiences sans cesse plus importantes au profit de nouveaux acteurs indépendants professionnels ou non professionnels. Enfin, des questions cruciales auraient dû être soumises aux participants qui tiennent à la fatigue informationnelle et à son impact sur la fatigue démocratique que l’on observe en France.
Comme par exemple :
- l’architecture de la régulation et la gouvernance, aux niveaux national, européen et international, favorise-t-elle la confiance des Français dans le rôle de la puissance publique pour définir les meilleures conditions permettant l’accès de tous à l’information et à la participation au débat public, dans le respect de la liberté d’expression et d’opinion ?
- les médias publics remplissent-ils convenablement leurs missions de service public audiovisuel et numérique ? quelles réformes envisager à leur égard ?
- de quelle nature d’information les citoyens ont-ils besoin pour pouvoir exercer en pleine connaissance, en pleine responsabilité et en conscience, leurs droits, leurs libertés et leurs obligations légales, dans le contexte d’une inflation normative qui ne garantit aucune sécurité juridique et d’une infobésité qui brouille le paysage ?[3]
- les médias indépendants sont-ils indispensables au bon fonctionnement de la société et de la démocratie ?
- quelle place occupe l’information dans le développement insidieux non seulement d’une profonde fatigue démocratique mais également de fracturations de la société et de leurs traductions sur les registres civiques et politiques (perte de confiance dans la communication institutionnelle, non inscription sur les listes électorales, abstentions aux élections, insoumissions, )?
- comment lutter contre la fatigue informationnelle qui touche toutes les catégories d’âge ? Le recours systématique dès la plus tendre enfance dans le système éducatif aux écrans et aux technologies numériques à visée éducative ou ludique ne concourt-il pas à alimenter ce facteur sociétal des plus inquiétant[4]?
Enfin, ces exercices de consultation en ligne auraient certainement pu être améliorés en proposant des modules d’information sur les actions entreprises par la puissance publique au cours des dernières années dans les différents registres entretenant des liens étroits avec les 6 thématiques retenues : objets et références des nouveaux règlements et directives européens, lois et réglementations nationales entrés en vigueur ou en cours d’examen ; objets et références des différente instances publiques agissant pour le compte de l’État dans ces domaines, etc.[5]
Un point d’étape avant les recommandations
2° Que penser des États généraux de l’information 2024 avant la publication de leurs recommandations et conclusions ?
Les expériences d’autres États généraux ou conventions nationales entreprises depuis plusieurs années en France n’ont pas démontré un intérêt politique autre que cosmétique, en donnant lieu à des exercices de communication politique cherchant à honorer un engagement électoral sans chercher réellement à associer la société aux décisions, ne débouchant que très exceptionnellement sur des traductions politiques concrètes des recommandations produites malgré les promesses formulées à cet égard à la tête de l’État.
Le rythme des innovations technologiques étant bien plus soutenu que celui des innovations juridiques ou politiques au point de fragiliser l’État de droit dans un contexte où les États se sont dépossédés de toute capacité à agir en acteur stratégique souverain, notamment dans ce registre de l’information, cette situation concourt indubitablement à créer les conditions d’un illibéralisme politique généralisé à la planète entière.
La fabrique du consentement
La fabrique du consentement qu’exige l’exercice des plus hautes responsabilités au sein de la puissance publique semble justifier des pratiques nouvelles qui ajoutent aux effets de l’implication désormais systématique d’organismes d’études d’opinion aux côtés des rédactions des principaux médias « grand public » ainsi que de la mobilisation de journalistes et d’experts « starisés » intervenant de manière récurrente comme véritables « chiens de garde » d’un prêt-à-penser aux contenus formatés en amont, qui ne visent en réalité, comme le souligne le journaliste Brice Couturier, qu’à une « américanisation des esprits » par la promotion d’idéologies (wokisme, cancel culture, Gender studies) ou de postures géopolitiques importées d’un étranger dominateur.
Coups de projecteur sur la participation citoyenne aux États Généraux de l’Information
Le recours à des influenceurs adhérant aux thèses concernées, comme les tentatives de muselage des critiques et postures alternatives par recours à des processus législatifs et réglementaires élargissant les pouvoirs de l’État en termes de collecte et d’usage de données, et l’autorisant par exemple à retirer des contenus médiatiques produits ou susceptibles d’être produits par des vecteurs de propagande et destinés à la désinformation du public au regard de l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public, et de l’objectif consistant à garantir la sécurité nationale, la sûreté publique et la protection de la morale, sont devenus des instruments quotidiens de l’exercice du pouvoir politique dans le registre de l’information.
Un exercice finalement factice ?
Si la qualité des personnes auditionnées jusqu’ici par les membres des différents groupes de travail (parlementaires, hauts fonctionnaires, chercheurs, économistes, juristes, publicistes, etc.) confirme l’importance portée à une mobilisation la plus large des regards et des attentes à l’égard de l’ambition affichée d’élaborer au travers de cet exercice un « plan stratégique » de réforme « structurantes » de « l’espace informationnel », les difficultés rencontrées par de nombreux syndicats ou collectifs de journalistes pour être auditionnés de manière attentive comme la possibilité qu’une partie des 59 recommandations formulées à l’issue des États généraux de la presse indépendante[6] ne soit pas prise en considération, font craindre que les réformes proposées par une large partie de la profession ne soient retenues ou mêmes seulement examinées. Ces EGI n’auraient alors servi qu’à occulter derrière un nouvel exercice factice des décisions arrêtées ou en passe d’être arrêtées dans d’autres enceintes.
Le très haut niveau des responsabilités exercées par les personnalités et les hauts fonctionnaires appartenant aux grands corps de l’État qui ont accepté de s’investir dans la gouvernance des différents travaux accomplis plaide plutôt en faveur d’une autre issue politique, bien plus féconde.
Quoi qu’il en soit, restons lucides. Décisions politiques en rapport avec ces EGI ou pas, l’information demeurera la ressource stratégique d’enjeux de pouvoirs et de puissance qui trouveront dans de nouveaux modes de production et de diffusion les ressorts nécessaires pour échapper aux contraintes et obstacles que les puissances publiques nationales et supranationales pourraient être tentés de dresser pour en garder la maitrise.
Patrice Cardot
Notes
[1] et leurs corollaires en termes de perte partielle de la maîtrise des flux d’information par l’État, bien que ces agents soient souvent utilisés comme supplétifs des services de sécurité au titre de leurs obligations contractuelles et légales avec les États situés sur les territoires où ils opèrent leur prestations
[2] Cf. par exemple l’enquête exclusive « Jeune(s) en France » réalisée en octobre 2023 pour The Conversation France par le cabinet George(s). Une étude auprès d’un échantillon représentatif de plus de 1000 personnes qui permet de mieux cerner les engagements des 18–25 ans, les causes qu’ils défendent et leur vision de l’avenir.
[3] Notons à cet égard que des sites en ligne officiels comme services-publics.fr„ vie-publique.fr, data.gouv.fr, ou encore les sites des différents départements ministériels et institutions de la République, produisent quotidiennement de telles informations.
[4] La consommation du numérique sous toutes ses formes — smartphones, tablettes, télévision, etc. — par les nouvelles générations est astronomique. Dès 2 ans, les enfants des pays occidentaux cumulent chaque jour presque 3 heures d’écran. Entre 8 et 12 ans, ils passent à près de 4 h 45. Entre 13 et 18 ans, ils frôlent les 6 h 45. En cumuls annuels, ces usages représentent autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire (2,5 années scolaires).
L’abus d’écrans a de lourdes conséquences : sur la santé (obésité, développement cardio-vasculaire, espérance de vie réduite…), sur le comportement (agressivité, dépression, conduites à risques…) et sur les capacités intellectuelles (langage, concentration, mémorisation…). Autant d’atteintes qui affectent fortement la réussite scolaire des jeunes.
Source : Michel Desmurget – La Fabrique du crétin digital – Les dangers des écrans pour nos enfants -
[5] Cf. l’article de l’OJIM cité plus haut