Même si la Pologne fait régulièrement parler d’elle depuis que les électeurs polonais se sont choisis une majorité conservatrice pour gouverner le pays (en 2015 et à nouveau en 2019), rarement un tel intérêt lui aura été porté que depuis la décision de son Tribunal constitutionnel, adoptée le 7 octobre, remettant en cause la primauté du droit européen.
Les titres de la presse françaises ont été éloquents à ce sujet : « Pologne : la plus haute juridiction juge certains articles des traités européens incompatibles avec la Constitution » (Le Figaro, le 07/10), « L’Europe face au défi que lui adresse la Pologne » (Le Figaro, le 08/10), « Comprendre le bras de fer engagé par la Pologne avec l’Union européenne » (Le Figaro, le 08/10), « La remise en cause inédite de la primauté du droit européen par la Pologne ébranle l’Union » (Le Monde, le 08/10), « La Pologne conteste la primauté du droit de l’UE : ‘un débat sur les valeurs’ et un ‘tournant pour l’Europe’ » (Le Monde, le 08/10), « Tensions – Pologne : après le ‘Brexit’, le ‘Polexit’ ? » (Libération, le 07/10), « La Pologne provoque une crise juridique majeure en Europe » (Les Échos, le 08/10), « UE : la Pologne déclare un ‘Polexit’ judiciaire » (Le Point, le 08/10), « Pologne : Julia Przylebska, le bras armé des ultraconservateurs du PiS contre l’Europe » (L’Express, le 15/10 – Julia Przyłębska est l’actuelle présidente du Tribunal constitutionnel polonais), etc., etc…
De quoi s’agit-il en fait ?
Presque toute la grande presse française explique sous ces titres et bien d’autres encore, qui sont souvent dans le même style, que « La plus haute juridiction polonaise a décidé jeudi que certains articles de traités européens étaient ‘incompatibles’ avec la Constitution du pays » (dixit Libération), que « le Tribunal constitutionnel polonais a mis hors la loi la Cour de justice de l’UE » (dixit Le Point), que « La plus haute juridiction polonaise a décidé jeudi 7 octobre que certains articles des traités de l’UE étaient ‘incompatibles’ avec la Constitution de la Pologne, dans une décision historique qui pourrait menacer le financement européen prévu pour ce pays et même remettre en question sa présence dans l’UE » (dixit Le Figaro), et que « jamais un État membre n’avait à ce point défié les fondements de l’Union. » (re-dixit Le Figaro). On remarquera au passage deux formulations quasi-identiques dans Libération et Le Figaro : cela nous vient bien sûr d’une même dépêche de l’AFP.
S’il reprend la thèse d’une cour constitutionnelle polonaise aux ordres du pouvoir politique pour en discréditer les décisions, un article du Monde co-rédigé par son correspondant à Varsovie est plus nuancé et plus proche de la vérité dans sa description en chapô : « Le Tribunal constitutionnel, proche du gouvernement national-conservateur, à Varsovie, a estimé que « les organes de l’UE fonctionnent en dehors des compétences qui leur sont confiées dans les traités ».
L’UE sort des compétences des traités
Car il est vrai que si on lit bien la décision publiée par le Tribunal constitutionnel polonais qui est en ligne depuis le 7 octobre (en langue polonaise, bien sûr), on constate que ce que cette cour constitutionnelle nationale remet en cause – et elle n’est pas la première –, c’est la primauté des arrêts de la CJUE sur la constitution polonaise quand ces arrêts sortent du champ des compétences conférées à l’Union européenne en vertu des traités. C’est ce qu’a très bien expliqué Charlotte d’Ornelas sur CNews.
Concrètement, comme on a pu le lire dans dans le quotidien Présent, dans un article intitulé « Le Tribunal constitutionnel polonais contre les usurpations de pouvoir par la CJUE », « la CJUE a voulu, dans un arrêt adopté au début de l’année, donner aux juges polonais le droit de ne pas reconnaître les nominations de juges faites sur recommandation du Conseil national de la magistrature (KRS) après la réforme de ce dernier en vertu d’une loi de 2017. Si la Pologne devait appliquer ce jugement, ce serait l’anarchie juridique, car toutes les décisions prises par les juges nommés après 2017 pourraient alors être remises en cause en fonction des vues politiques de tel ou tel juge nommé avant 2018. »
Comme expliqué dans un autre article du correspondant varsovien de Présent pour le Visegrád Post, qui est visiblement allé se renseigner directement dans le texte de la décision du Tribunal constitutionnel polonais qu’il cite plutôt que de se contenter des dépêches de l’AFP, ce qui a été considéré comme contraire à la Constitution polonaise, c’est que « ’les organes de l’Union européenne agissent au-delà des limites des compétences déléguées par la République de Pologne dans les traités’, que les arrêts de la CJUE partent du principe que ‘la Constitution n’est pas la loi suprême de la République de Pologne’ et que, de ce fait, si ces arrêts sont appliqués, ‘la République de Pologne ne peut pas fonctionner comme un État souverain et démocratique’.
Solidarnosc en renfort
Un autre média qui a expliqué de quoi il retournait vraiment, c’est Tysol.fr, le site français de l’hebdomadaire du légendaire syndicat polonais Solidarité, tandis que Valeurs Actuelles ouvrait ses colonnes à l’historien belge David Engels, qui passe le plus clair de son temps en Pologne (il est enseignant-chercheur à Poznań), et qui a lui aussi démonté la thèse de la Pologne qui remettrait en cause les traités qu’elle avait signés. L’éditorial d’Engels est intitulé : « Le combat de l’Europe contre l’Union européenne ».
On ne peut donc pas dire que les journalistes français n’avaient accès qu’aux seules informations fournies par une agence de presse française connue pour sa tendance à faire parfois passer la propagande (libérale libertaire, progressiste, européiste et en fait anti-européenne) avant l’information.
Le jugement du Tribunal constitutionnel polonais ne remet pas en cause les articles des traités mais leur interprétation abusive par la CJUE, en violation des constitutions nationales. C’est aussi ce qu’a tenté d’expliquer le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki le 19 octobre devant le Parlement européen et devant une Ursula von der Leyen qui, à en croire son intervention, n’avait rien compris ou feignait en tout cas de ne rien comprendre, ce qui rappelle beaucoup son attitude face au bobard médiatique des fameuses « zones sans LGBT » en Pologne.
Nombreuses réactions hostiles à l’activisme de la CJUE en France
Cependant, en France, la décision des juges constitutionnels polonais ne semble pas déplaire à tous, comme le déplorait Le Monde dès le 8 octobre dans un article intitulé « Réactions en cascade après la décision de la Pologne de contester la primauté du droit européen », où il était fait état du soutien à la décision polonaise apportée, sous différentes formes, par tous les candidats de droite, des candidats à la candidature LR au sans doute futur candidat Éric Zemmour en passant par Marine Le Pen, et aussi chez un candidat de gauche en la personne d’Arnaud Montebourg.
Libération a d’ailleurs fait la place à une tribune d’Arnaud Montebourg qui estime, ainsi qu’on peut le lire dans le chapô, qu’« il est faux d’affirmer que le droit européen prime sur la Constitution des États membres (…), la Cour de justice de l’UE comme la Commission n’ont fait qu’agir par ‘des coups de force juridiques’ depuis des années. »
« Pologne : la primauté du droit européen contestée par Valérie Pécresse », titrait l’hebdomadaire Le Point le 13 octobre en se basant sur une dépêche de l’AFP : « ‘L’Europe exerce son magistère dans le cadre des traités qui sont au-dessus de nos lois mais ne peuvent pas être au-dessus de nos identités constitutionnelles, ni celle de la Pologne ni celle de la France’, a estimé Valérie Pécresse. »
L’ancien conseiller de François Hollande Aquilino Morelle, auteur de « L’Opium des élites – Comment on a défait la France sans défaire l’Europe », était interrogé par Marianne dans un entretien publié le 16 octobre sous le titre « Aquilino Morelle : ‘La Commission défend son dogme contre la Pologne comme celui d’une religion’ ». Il y explique comment, ainsi que ses propos sont résumés par Marianne, « le conflit entre le tribunal constitutionnel polonais et la Commission européenne (…) ne pose pas une simple question de droit, mais révèle le ‘véritable coup de force juridique’ que la Cour de Justice de l’Union européenne a établi contre les nations au nom d’une croyance de nature religieuse dans la construction européenne. »
Du côté de chez Causeur, dans un article intitulé « Quand Macron brade la souveraineté du peuple français », on remarquait d’ailleurs le 11 octobre que « Si les institutions européennes, soutenues par le gouvernement de M. Macron, imposaient leur vision du droit, cela signifierait que la moindre directive européenne primerait sur la Constitution ! Cela signifierait aussi que les États européens auraient renoncé à leur souveraineté. » Or « au lieu de soutenir la Pologne dans son bras de fer avec l’Union européenne, la France sacrifie la souveraineté du peuple français »