Il n’y a pas que Minute ou Présent qui se retrouvent en très grande difficulté suite à la nouvelle crise de Presstalis et aux ponctions pratiquées sur les journaux, avec l’assentiment des gros titres qui n’en ont pas grand chose à faire des petits. Des titres plus mainstream, comme Le 1 ou spécialisés comme Canard PC, lancent un appel à leurs lecteurs et témoignent de très importantes difficultés.
Canard PC récolte plus de 160 000 € sur Ulule et devient mensuel pour espérer survivre
Le 10 janvier dernier le Canard PC lançait une campagne de dons sur Ulule en lien avec ses difficultés liées aux ponctions réalisées par Presstalis pour boucler ses fins de mois, au détriment des titres de presse. « Soyons clairs. Sauf peut-être pour quelques géants de la presse, être privé du jour au lendemain d’un quart de son chiffre d’affaires est un coup très dur. Pire : cette confiscation s’applique sur la période la plus importante de l’année, celle sur laquelle se font les bénéfices qui permettent d’amortir les périodes plus creuses », explique Canard PC. Qui n’a guère de solution : « nous avons bien sûr examiné les recours légaux contre cette décision : ils sont faibles ou inapplicables, Presstalis s’étant placé sous la protection d’une conciliation via le tribunal de commerce ».
Le 9 février, alors que les éditeurs de presse savent qu’ils devront payer 2,25% sur leurs recettes pendant 5 ans, Canard PC se fait plus alarmant : « pour survivre à 2018 en continuant à exister sur papier, nous allons devoir effectuer très rapidement une transformation brutale du magazine et de son fonctionnement. Pour cela, nous n’avons d’autre choix que de faire appel au soutien de tous ceux qui veulent pouvoir continuer à nous lire, lors d’une campagne de financement participatif sous la forme d’abonnements de soutien ». Le premier pas est de passer Canard PC chez les MLP – où il faut payer, mais moins : 1% des recettes pendant 4 ans et demi pour sauver les ex-NMPP (Presstalis).
Le 1er mars, Canard PC explique enfin sa transformation : « Depuis sa création, notre magazine vit sur un équilibre économique délicat : réaliser peu de bénéfices à chaque parution (parce que les coûts d’impression et de distribution sont importants), mais paraître souvent pour faire des petits ruisseaux accumulés une rivière suffisante. Cela nous rend très vulnérables aux secousses du réseau de distribution mais surtout incapables d’absorber une hausse brutale des coûts même modérée en apparence ». Ce qui explique que le magazine a été hebdomadaire pendant trois ans, puis bi-mensuel depuis. Ce n’est pas le cas de l’autre titre édité par Presse Non Stop, Canard PC Hardware, trimestriel et bien vendu – et toujours distribué par les NMPP.
Mais c’est fini : « Pour être moins vulnérable et mieux adapté au futur tel qu’il se dessine, il faut que le magazine sorte moins souvent (pour limiter ses coûts) mais vende mieux sur chaque numéro ». Résultat : Canard PC devient mensuel, et « sera plus solide économiquement ». Mais fait appel à ses lecteurs, d’abord parce que « les sommes qu’on nous prélève pour sauver Presstalis sont trop importantes : plus de 100 000 euros sur 4 ans, dont 40 000 rien que cette année », ensuite car il lui faut prolonger les abonnements existants puisqu’il y aura moins de numéros. Lancée début mars, la campagne de dons a quant à elle permis de récolter 167 921 €, signe d’un solide soutien des lecteurs, l’objectif étant de réunir 100 000 €.
Sept éditeurs font entendre leur voix, dont Le 1 et So Foot
Face à la crise Presstalis, sept éditeurs (Le 1, Ebdo, So Foot, Society, America, Philosophie magazine…) ont fait une contribution commune, « sur la base d’une information notoirement insuffisante. Ni le rapport Rameix, ni la situation financière de Presstalis à la fin de l’année 2017, ni les détails du plan de redressement présenté le 31 janvier ne nous ont été transmis ». Les éditeurs demandent « la situation financière détaillée de Presstalis, de la CDM, le plan de redressement, les feuilles de calcul et hypothèses de travail ayant permis de le construire, de même que des explications claires sur les raisons qui ont mené Presstalis dans cette situation financière extrême », ainsi qu’un « tableau de bord trimestriel » pendant toute la durée du plan de sauvetage.
Surtout, ils demandent que ledit plan soit « réduit à six mois. Un délai qui permettra de convoquer des États généraux de la distribution de la presse réunissant tous les acteurs de la filière, y compris les diffuseurs. Ces États généraux sont le seul moyen de rétablir le lien de confiance qui doit unir éditeurs, messagerie et diffuseurs ».
Ils dénoncent aussi la « rupture d’égalité définitive » entre gros et petits éditeurs, les premiers choisissant l’avance en compte courant pour payer leur contribution à Presstalis, les seconds étant ponctionnés à hauteur de 2,25% de leurs recettes pendant cinq ans (1% s’ils sont aux MLP) : « les éditeurs optant pour l’apport en compte courant ne verraient pas leur compte de résultat impacté par la contribution exceptionnelle. Le compte courant serait une créance rémunérée par des intérêts et ayant vocation à être remboursée. Pour les autres éditeurs, il s’agit d’une charge et d’une perte définitive ».
Ils demandent l’exemption de la contribution aux éditeurs de moins d’un million de chiffre d’affaires, n’ayant pas distribué de dividendes sur les deux derniers exercices, indépendants, c’est à dire « non contrôlée par un groupe ou par une ou des personne(s) physique(s) ayant majoritairement des intérêts hors presse », ou dont la trésorerie nette moyenne est inférieure à 2% du chiffre d’affaire. Diverses autres demandes concernent les barèmes, les affacturages, le refus du gel des transferts (de Presstalis vers les MLP) sur six mois, le refus de l’allongement des délais de paiements pour les éditeurs en difficulté…
Les éditeurs demandent surtout une réorganisation de la filière, avec une logistique « en situation de monopole constitué par le regroupement de l’ensemble des dépositaires issus de Presstalis, MLP ou indépendants » pour le transport, la collecte et la destruction des invendus, le système d’information unique ouvert et les flux financiers, et « une concurrence plus ouverte entre plusieurs acteurs : MLP, Presstalis et, demain, d’autres acteurs assurant avant tout une prestation de conseil, de réglage, de pilotage logistique et de reporting, avec une liberté complète de barèmes ».
Les grands oubliés du sauvetage de Presstalis : les kiosquiers
Depuis des années, les points de vente ferment par centaines, mais les titres de presse s’y empilent tout en se vendant de moins en moins. Les kiosquiers sont souvent les grands oubliés de l’affaire Presstalis. Vice en avait interviewé une en mai dernier – pas n’importe laquelle, c’est Nelly Todde, la vice-présidente du syndicat des kiosquiers et tenancière du kiosque de Saint-Germain des Prés.
« Juste avant que je n’arrive dans ce métier, les kiosquiers gagnaient très très bien leur vie : les marchands de presse des Champs-Élysées pouvaient rouler en Porsche ou en Ferrari. Ils gagnaient peut-être 20 000 euros par mois ! C’est pour cela que personne ne s’embêtait à aller comprendre comment fonctionnait le système », se souvient-elle. Elle est arrivée dans le métier « au début des années 1980, j’ai fait des remplacements d’été dans ce qu’on appelait à l’époque des barnums – des petites baraques en bois où on vendait les journaux ».
Mais on en est loin : les kiosques ont du développer des recettes hors presses, souvenirs, voire sandwichs, pour s’en sortir. « Sur notre point de vente de Saint-Germain par exemple, la vente de la presse ne permet de payer qu’un seul salaire et les charges sociales. On est trois à travailler sur ce kiosque », explique-t-elle. Trois raisons expliquent pour elle la chute des ventes : internet, les gratuits et les abonnements à prix cassé : «Je trouve que c’est même la principale raison de la chute des ventes, ces offres avec des télévisions et des machines à laver en cadeaux », précise Nelly Todde.
Qui met en cause directement un modèle – notamment dans la presse magazine – où les éditeurs se fichent de vendre et d’encombrer kiosquiers et logisticiens, puisqu’ils ramassent la mise et bien plus avec les aides à la presse et la vente d’espaces publicitaires. Plus le tirage est fort, plus il y a d’aides… et plus la pub coûte cher.
« Maintenant, pour se mettre en avant, les gros éditeurs nous envoient des quantités excessives, des piles de 150 magazines. Comme ça, on est obligés de les mettre à portée de main. Pour étouffer la concurrence, c’est aussi simple que ça. Et le fait que ça ne se vende pas, ils s’en foutent : les aides de l’État à la presse sont calculées en fonction du tirage. Plus tu vas avoir un tirage important, plus les pages publicitaires seront chères. Les éditeurs pensent ces titres comme des produits, comme s’ils vendaient des patates. Tous ces magazines […] j’en reçois 80, j’en vends deux. Mais ces titres, ils les ont déjà rentabilisés dix fois avant qu’ils n’arrivent dans mon kiosque. La vente, ils s’en tapent ».
Résultat, les ventes se sont effondrées, et les moyens des kiosquiers avec : « par exemple, je vendais 250 Monde par jour quand j’ai commencé Porte de Saint-Cloud. Aujourd’hui j’en vends 100, et je suis à Saint-Germain ! Mes prédécesseurs devaient en vendre 500 ou 600, à l’époque. On a perdu 70 % des ventes : il n’y a aucun autre métier où, en si peu de temps, les gens sont passés de 20 000 à 1 500 euros par mois ».
Néanmoins, lors du plan de sauvage de Presstalis, ni l’État, ni les grands éditeurs n’ont cru bon (ou tout simplement correct) d’entendre les petits éditeurs, pas plus que les kiosquiers, témoins au quotidien de l’effondrement du système de la presse française. Malgré – et même à cause des subventions et surtout de l’entre-soi entre les politiques et les gros éditeurs.