[Rediffusion – article publié initialement le 02/12/2017]
La carrière fulgurante de David Petraeus, tour à tour commandant en chef des forces internationales en Irak et Afghanistan, directeur de la CIA, dirigeant du géant financier KKR et magnat des médias, incarne une nouvelle forme de pouvoir militaire-sécuritaire-financier-médiatique. La première partie se trouve ici. La deuxième ici. Voici la troisième partie de notre enquête.
Investissements prodigues et médias déficitaires
Même les financiers sans foi ni loi obéissent à une loi sacrosainte : réaliser des profits. Or, le retour sur investissement de KKR dans les médias balkaniques ne pointe pas à l’horizon. Le secteur éprouve de telles difficultés que même des acquisitions phares comme SBB en Serbie et Nova TV en Croatie sont connues pour susciter des pertes récurrentes.
Dans le cas de SBB, l’investissement astronomique de KKR en 2013 n’a pas amélioré la situation. Au contraire, les rapports annuels disponibles montrent une progression constante des pertes. En millions d’euros, elles se montent à 33M en 2010, équilibre en 2011, 10,5M en 2012, 1,4M en 2013, 29M en 2014, 33M en 2015 et 35M en 2016. On voit que l’année 2016 bat les records avec trente-cinq millions euros de perte.
En achetant des médias, Petraeus achetait de l’influence. La question se pose alors : quel type d’investisseur souscripteur se réjouirait d’entendre son fonds lui expliquer : « Nous n’avons plus ni le milliard que vous avez engagé, ni le profit que nous avons promis, mais nous avons gagné de l’influence médiatique en l’Europe de l’Est ». On a du mal à imaginer que des retraités du Fond de pension de l’Oregon en seraient ravis. En revanche, plus d’une connaissance de Petraeus au Bilderberg pourrait s’en accommoder.
Une autre explication : les dépenses seraient gonflées pour déclarer des pertes qui n’existent pas vraiment. Grâce à son bilan négatif, SBB n’a pas payé un centime d’impôt depuis des années, malgré un revenu de 170 millions euros rien qu’en 2016. Le dommage pour le budget national serbe pourrait atteindre les huit chiffres en monnaie locale.
L’État ferme les yeux
Les grands perdants de ce schéma douteux sont tout d’abord les citoyens, qui sont les principaux créateurs de la richesse qu’United Group draine vers les paradis fiscaux et qui, eux, payent leurs impôts. Ensuite c’est la concurrence qui n’a aucune chance de rivaliser avec le privilégié du marché avec sa capacité financière, sa taxation zéro, sa cartellisation transfrontalière et sa programmation CNN. Et in fine les perdants sont les Etats qui renoncent à percevoir les taxes. Pour ne rien dire de leur obligation de protéger la libre concurrence aussi bien que les citoyens.
Les états sont les plus aptes à enquêter sur les activités de KKR. Eux seuls seraient capables de sanctionner les pratiques illégales et de boucher les lacunes de la législation.
Chose étonnante, les états ne bouchèrent que leurs yeux. A ce jour, les seules révélations sur l’empire médiatique de KKR sont faites par des organismes et des individus étrangers aux autorités. En ce qui concerne les changements législatifs, ils n’ont fait qu’élargir les lacunes, comme le montre le rapport de South East European Media Observatory au titre explicite « Les grandes puissances ont adapté la législation serbe sur les médias aux besoins de la ‘CCN balkanique’ ».
L’Union Européenne comme groupe de pression
En 2014 l’État serbe et KKR semblent voués à l’affrontement. KKR prévoit le lancement de sa nouvelle chaine N1 TV sur son réseau SBB Telemach, au sein de sa société faîtière United Group. En même temps, le gouvernement publie de nouveaux projets des lois sur les médias. Or ces lois interdisent à un distributeur d’être aussi créateur du contenu. Le souci est logique : le distributeur favoriserait ses chaines au détriment de la concurrence. Quelques années auparavant le même principe était imposé par l’Union Européenne à la télévision publique RTS qui a dû renoncer à son réseau de distribution.
Pourtant, cette fois l’avis de Bruxelles sera inverse, ou plus précisément inversé par le lobbying de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (copropriétaire d’United Group) et du cabinet Gide Loyrette Nouel engagé pour l’occasion. Après une nouvelle rencontre avec Petraeus, le premier ministre serbe tranche sommairement : la N1 est bienvenue en Serbie. L’état démissionne. C’est le nouveau texte de loi, dicté par les banquiers et les avocats via l’administration bruxelloise, et non pas l’original issu d’un processus électoral et participatif, qui sera voté en aout 2014. Exit le peuple, bienvenue à l’oligarchie financière transnationale, qui tord le bras d’une assemblée qui ne songe même plus à se défendre.
Épilogue : N1 TV sera lancée dès l’octobre 2014. En mars 2017, le câblo-opérateur SBB enlève la télévision la plus regardée, la chaine publique RTS1, de la première position dans la numérotation des chaines. Il donne sa place, incontestée depuis les débuts de la télévision, à N1 TV.
Le propriétaire influence-t-il ses médias ?
Quand l’OTAN a bombardé RTS en 1999, son argumentation était basée sur l’idée qu’une télévision émettait nécessairement la propagande de son propriétaire. Vu que ce propriétaire était l’Etat ennemi, et que la propagande faisait partie de la guerre, ils conclurent que la télévision était une arme de guerre et, par conséquent, une cible légitime.
N1, elle aussi, a des propriétaires. Il y a même un général engagé dans la même guerre. Quant à la propagande, ses communiqués au sujet du changement de la numérotation fournissent des exemples scolaires de manipulation. Le titre « Pression politique grandissante pour abaisser N1 sur le réseau SBB » (N1, 2017) laisse supposer que la chaine de KKR est défavorisée alors qu’elle est choyée.
N1 se fait aussi championne du bobard « calculette ». En 2016, ses rapports quadruplent la participation à une manifestation supportée par des ONG américaines, tandis que le nombre de manifestants anti-OTAN est divisé par trente (sic). Lors des présidentielles serbes de 2017 la télévision se fait bureau de communication de certains candidats, en omettant entièrement d’autres.
Guerrier des perceptions
La défenestration de la démocratie par KKR au profit de sa « CNN balkanique » sera expliquée par Petraeus en termes de « développement des valeurs démocratiques ». C’est la seule fois qu’un patron de N1 s’explique sur N1, et il le fait exclusivement devant les journalistes de N1. Sans sourciller, il souligne leur objectivité et leur indépendance.
Si ses déclarations se trouvent aux antipodes de la réalité, nous y retrouvons le spécialiste des guerres des perceptions.
« Pratiquement rien n’est plus important dans les affaires internationales que les représentations historiques et les perceptions que les hommes portent dans leurs têtes. » Cette citation ouvre le premier article académique de Petraeus en 1986, ainsi que sa thèse doctorale, défendue l’année suivante à Princeton. Depuis, le militaire-savant se fait champion d’une réorientation de l’armée étasunienne. La priorité devrait passer de la guerre conventionnelle à la contre-insurrection (counterinsurgency ou Coin en anglais), sous la devise « gagner les cœurs et les esprits ». En 2006, il expose sa doctrine dans un manuel militaire qui fait date (FM 3–24 Counterinsurgency). Irak et Afghanistan seront des laboratoires où il mettra ses théories en œuvre en y assumant le commandement suprême de 2007 à 2011. Mission accomplie, il ne lui reste plus qu’à quitter l’armée qu’il a révolutionnée après une carrière très construite. Cadet de West Point, il fait la cour à la fille du surintendant, ce qui lui vaut la moquerie de ses camarades et la main de la demoiselle. Il progresse ensuite dans l’ombre des commandants Galvin, Vuono et Shelton. Avant son scandale sexuel, il est le chouchou des médias qui lui réservent des articles élogieux, surnommés « fellations » dans l’argot journalistique américain. Son charme ne rencontre que quelques détracteurs, comme l’amiral Fallon, qui l’aurait traité d’un “petit lèche-cul dégonflé”.
À suivre.
Crédit photo : Truthout.org via Flickr (cc)