Quand les médias prêtent ou non une valeur sociologique au football…
La coupe du monde de football est un événement remarquable, bien au-delà du sport puisque son ampleur, sa médiatisation, ses implications affectives et son succès populaire lui confèrent une dimension politique littéralement extraordinaire. En outre, on connaît la célèbre expression de l’anthropologue Christian Bromberger, qui définit le football comme une « guerre ritualisée ». Dans son article « Se poser en s’opposant. Variations sur les antagonismes de Marseille à Téhéran », publié dans le collectif Passions sportives, identifications et sentiments d’appartenance (dirigé par Raffaele Poli, Neuchâtel, CIES, 2005), Bromberger explique : « Sans doute est-ce dans cette capacité mobilisatrice et démonstrative des appartenances que réside une des principales raisons de l’extraordinaire popularité de ce sport. (…) Saisis au niveau le plus immédiat, compétitions et clubs apparaissent comme des machines à classer les appartenances, comme des caisses de résonance et des amplificateurs des identités collectives. L’Europe où prend essor le football est la patrie des États-nations qui s’affirment, une terre marquée par des divisions religieuses, par des clivages linguistiques et ethniques, par des aspirations nationalitaires et régionalistes (…). Les oppositions entre équipes enregistrent bruyamment ces contrastes qui façonnent nos sociétés et aujourd’hui les autres. » Après quoi, l’anthropologue donne de nombreux exemples éloquents de cette affirmation : lors des coupes du monde de 1934 et 1938, les succès de l’équipe nationale italienne furent présentées par Mussolini et ses ministres comme une preuve de la supériorité du fascisme sur les démocraties. Durant la dictature de Franco, en Espagne, le club de Barcelone devint un étendard des velléités indépendantistes catalanes, et le drapeau catalan ayant été interdit, c’est celui du Barça que l’on brandissait alors en échange.
Exploitation de la gloire footballistique
Ainsi la gloire des équipes fut-elle exploitée par des groupes militants comme par les pouvoirs politiques, de la même manière que les gloires militaires avaient auparavant rejailli sur les dirigeants, les causes ou les peuples qui s’y rattachaient. Le prestige des victoires a changé de source, à une ère de paix entre les grandes nations et celle-ci s’est déplacée dans les grandes messes du football, à la fois guerre ritualisée et sport de masses entre tous. Soixante ans après Mussolini, le président Chirac profita de la victoire des Bleus lors de la coupe du monde de 1998, qui fit remonter de 15 points sa cote de popularité alors très faible, mais ce n’est pas tant le président que le gouvernement socialiste qui tenta de la transformer en argument idéologique, cherchant non pas à prouver la supériorité du fascisme sur les démocraties, mais celle du multiculturalisme sur le modèle précédent, en valorisant la composition ethnique de l’équipe « black-blanc-beur ». Une ethnicisation des résultats qui disparut, forcément, lorsqu’il s’agit de commenter la débâcle de 2002 où la France perdit simplement tous ses matchs, ou encore lors de la pantalonnade pathétique et honteuse de 2010. S’il est évident que « La fièvre footballistique créé un climat d’union nationale. » comme le concluait l’institut de sondage Ipsos à propos de 98, se servir des résultats sportifs comme preuve du bien-fondé d’une politique demeure une entreprise pour le moins périlleuse.
Toujours est-il que jusque là, les médias ont toujours pris prétexte des coupes du monde pour développer des analyses sociologiques ou politiques en fonction des résultats, que ce soit pour faire l’éloge du multiculturalisme quand l’équipe nationale gagnait, ou pour fustiger l’amoralité et la morgue de milliardaires irresponsables, lorsqu’elle perdait. Curieusement, ces mêmes médias devinrent très réticents à l’analyse lorsqu’il s’agit de commenter les incidents qui émaillèrent, en France, le début du mondial de 2014, avec l’épopée surprenante de l’équipe nationale algérienne. Il eût pourtant été naturel d’attendre de la part des médias français officiels, en de telles circonstances, une analyse sociologique sérieuse et approfondie de ces événements qui ont donné lieu à des dégâts, des affrontements et des mobilisations policières totalement hors norme dans un pays en paix. Pourtant, ceux-ci n’enregistrèrent rien d’autre que la joie bien légitime des supporters algériens, tout juste émaillée d’incidents regrettables, certes, mais marginaux et ne signifiant rien.
La nouvelle confrontation médiatique
Nous ne reviendrons pas ici sur l’ampleur des faits qui ont été abondamment recensés sur les sites appartenant à la « réacosphère ». Il est cependant à noter qu’Internet se fait désormais systématiquement l’écho en retour de l’occultation médiatique officielle. Nous ne reviendrons pas non plus sur le détail des réactions médiatiques. Celles-ci ont été parfaitement résumées par François-Bernard Huyghe, directeur de recherches en sciences de l’information et de la communication à la Sorbonne et spécialiste des médias et de la stratégie. Celui-ci note en effet que « deux types de discours polarisent le débat :
— Discours relativiste et argument statistique : certes ces incidents sont intolérables, mais ils sont rares au regard de l’importance de la communauté algérienne. Ils ne sont pas si graves ou si inhabituels ; ils ne doivent en aucun cas servir à stigmatiser toute une communauté comme le voudraient ceux qui cherchent un bouc émissaire. Ce qui serait autrement plus dangereux.
— Discours dramatique et argument de symptôme : ce qui se passe est grave. Le système essaie de minimiser l’importance des faits, mais ils sont caractéristiques : une grande partie de la jeunesse d’origine immigrée est plus attachée à ses racines qu’à la France et saisit la moindre occasion de traduire son hostilité envers le pays d’accueil. » Le premier discours appartient à la sphère médiatique ; le second aux réseaux sociaux identitaires et affiliés. Ces deux discours sont en miroir et se nourrissent l’un l’autre, remarque le chercheur. Certes, mais le second discours est néanmoins le fruit des défaillances criantes du premier… Et le chercheur d’évoquer la guerre en plusieurs temps que se livrent ces types de médias, relevant à la fois des « intox » des réseaux sociaux, d’un déni des médias officiels (« Il faut reconnaître que prétendre qu’il ne s’est rien passé ces nuits là relève de l’angélisme. »), et des ripostes permanentes de part et d’autre.
De l’information au combat idéologique
En somme, on se retrouve encore confrontés à la problématique de la « symptômisation » des faits, que nous avions déjà relevée au sujet des faits divers. Huyghe conclut à l’existence d’un symptôme, mais à l’impossibilité de l’analyser correctement dans les conditions produites par cette rivalité mimétique entre médias du système et médias de l’anti-système. Comme lors de l’affaire du Viol d’Évry, cependant, on peut remarquer que le travail des journalistes professionnels consiste désormais, dans un premier temps, à relativiser ou maquiller les faits, dans un second temps à dénigrer la « réacosphère » qui les relève à leur place avec indignation. Ainsi la tribune hallucinante de Bruno Roger-Petit dans le Nouvel Observateur du 19 juin dernier : « Drame dans la fachosphère et la droitosphère : le match Algérie-Belgique n’a pas donné lieu à l’invasion brutale, sauvage et sanguinaire espérée. Déception. Il ne s’est rien passé. L’apocalypse n’a pas eu lieu. La France est restée paisible, simple et tranquille. Et pourtant, à la veille de cette rencontre, les UMPistes, les Identiratistes, les UNIstes, les Zemmouristes, les Polonystes, les Lévystes, les Copéistes (s’il en reste), les Finkielkrautistes, les Boutinistes, les Manifpourtousistes, les Frontistes, les Lepénistes, tous, unis sur l’essentiel, se préparaient à envahir les réseaux sociaux, puis les plateaux de télévision. » Après quoi, le journaliste relaie le travail de ses collègues du Monde recensant un certain nombre d’intox diffusées sur les réseaux (critique qui se trouve valable pour n’importe quel sujet sur un tel support). « Il ne s’est rien passé », ose donc affirmer le propagandiste. Les centaines d’interpellations, les milliers de véhicules détruits, les confrontations avec la police ou les interventions des pompiers dont furent payés les victoires algériennes ? Rien. Quant aux prétendues intox qui se sont révélées des faits réels, comme l’incendie de l’Église de la Duchère à Lyon, pas le moindre mea culpa évidemment.
Pour les médias français, depuis au moins vingt ans, il semble que la réalité soit un hoax d’extrême droite… Mais cette lutte nouvelle dénote en tout cas l’importance et l’influence que la « réacosphère » revêt à présent, tout en prouvant également à quel point la lutte idéologique a définitivement pris le pas sur l’information dans la sphère médiatique officielle, l‘obsession étant moins de rapporter et d’analyser les faits que de combattre l’idéologie supposée de leurs concurrents sur le Web.
Joie inflammable ou guerre civile ritualisée ?
Comme on le voit très bien démontré dans le numéro de Causeur de juin dernier, le magazine d’Élisabeth Lévy, les écoles de journalisme participent à une reproduction de caste qui accule, d’une manière ou d’une autre, ceux qui sont responsables de l’information dans ce pays, à la gauche et l’extrême gauche. Que les opinions divergentes – pourtant majoritaires – se réfugient sur Internet en est une conséquence mécanique. Que ceux qui les portent ne soient que rarement des journalistes professionnels est une évidence que Le Monde peut connaître sans avoir besoin des lumières aveuglantes de Bruno Roger-Petit. Pourtant, il n’est pas nécessaire non plus d’être un sociologue de renom pour comprendre que les manifestations et les destructions menées par les supporters algériens sur le territoire français, dans le cadre de la « guerre ritualisée » qu’offre la coupe du monde de football, posent de sérieuses questions quant à l’unicité et l’indivisibilité de la République, notions qui surplombent toute notre Constitution. On n’a pas vu les journalistes officiels relever ce fait pourtant hautement symbolique et à la limite anodin comparé aux grands flamboiements de la liesse algérienne : on n’avait pas observé une foule prendre possession des Champs Élysées, axe des triomphes nationaux, avec des drapeaux étrangers, depuis juin 40… Oui, l’expression des appartenances fondamentales que délivre un match de coupe du monde est particulièrement révélatrice, parce qu’elle évoque des sentiments réels partant du bas, et non des directives officielles édictées d’en haut. Oui, dans de nombreux cas, l’allégresse algérienne et ses dommages collatéraux ont donné l’impression que se jouait dans la plupart des grandes villes française une « guerre civile ritualisée ». Mais puisque les médias officiels sont avant tout occupés de lutte idéologique, ils n’ont pu établir à quel point ces symptômes pouvaient être effrayants ou non. En conséquence de quoi, la masse du peuple ne peut qu’être tentée d’imaginer le pire. En conséquence de quoi, les tensions rendues visibles ne peuvent que s’accroître. En conséquence de quoi, de quelque manière qu’elles explosent un jour ou l’autre, les journalistes officiels en porteront en partie la responsabilité morale.