C’est une première dans la presse quotidienne régionale – 35% du capital de Corse-Matin ont été revendus pour 3,15 millions d’€ par Bernard Tapie à un consortium d’investisseurs locaux, CM Holding, constitué par 154 entreprises corses. Son meneur, l’homme d’affaires François Padrona, a annoncé vouloir « assurer la pérennité et l’émancipation d’un quotidien emblématique de notre identité insulaire ». Charles Zuccarelli, 45 ans, patron du MEDEF Corse, siège aussi au conseil d’administration de CM Holding.
Grande première dans la presse quotidienne régionale papier – verra-t-on un jour le Télégramme de Brest en partie contrôlé par les indépendantistes bretons ? – elle pose néanmoins nombre de questions, notamment dans la presse mainstream parisienne. Pendant ce temps, le titre corse qui a failli passer sous pavillon breton en 2012, et que les corses appellent souvent Torche-Matin ou le stracciu (le chiffon), reste le journal local au plus fort taux de pénétration parmi les titres locaux en France.
Rocca vs Padrona : qui choisira Corse-Matin ?
Déjà connu pour son duel contre un autre homme d’affaire corse, Patrick Rocca (détenteur des franchises Auchan et Décathlon sur l’île), François Padrona, 53 ans, est à la tête des centres E‑Leclerc en Corse. Un autre duel oppose les deux hommes : la reprise de la SNCM en 2016.
En octobre 2017 le parquet national financier (PNF) a d’ailleurs ouvert une enquête et mené des perquisitions sur les conditions de la cession de MCM (propriétaire de l’ex SNCM) à Corsica Linea et à son pool d’entrepreneurs (des hommes d’affaires corses ainsi qu’un transporteur continental, Eurotranspharma). Ainsi que sur le rachat par la collectivité de Corse, aux mains des nationalistes récemment réélus, de deux navires de l’ex-SNCM. Corse-Matin prendra-t-il position dans les deux dossiers, bien embrouillés comme une affaire corse ? Une question qui reste pour l’heure sans réponse.
Un rédac-chef historique contesté mais confirmé par la nouvelle direction
En attendant, la nouvelle direction a été installée. Avec comme directeur des rédactions Thomas Brunelli, journaliste chevronné débauché de Radio Corse Frequenza Mora, et comme président de Corse-Presse, Anthony Perrino, 38 ans. Ce dernier est l’héritier de la société de BTP éponyme que son père a fondé, promoteur immobilier et actionnaire de nombreuses sociétés. Roger Antech est rédacteur en chef et Antoine Albertini (ancien de France 3 Via Stella, correspondant du Monde en Corse depuis 2004), rédacteur en chef adjoint.
Rédacteur en chef de Corse-Matin depuis 2009, Roger Antech voit son rôle confirmé alors qu’il était au centre de la « grande crise » qui a secoué le quotidien en 2015. Accusé de népotisme, de favoritisme et d’autoritarisme – ainsi que d’avoir verrouillé toute contestation en offrant de bonnes places aux cadres du STC (syndicat des travailleurs corses, nationaliste), il s’est retrouvé sous le feu des critiques après avoir limogé Jacques Renucci, directeur de la Corse votre hebdo et cadre historique du quotidien. Une pétition a été lancée pour le soutenir, ainsi que d’autres journalistes. Roger Antech, PDG de Corse Presse, a déposé une plainte contre X suite, notamment, à cette pétition et aux révélations sorties dans la presse nationale mainstream.
Débarqué de son poste de PDG le 30 novembre 2016 au profit de Claude Perrier, il était resté dans l’effectif du titre et y tenait la chronique Sept jours en Corse. Pressenti pour revenir à la tête de la rédaction après une rencontre en février avec son successeur, il a effectivement fait son retour.
Corse-Matin, porte-parole d’une « bascule générationnelle » du pouvoir en Corse
Dans les colonnes de son journal, Antony Perrino a brossé à grand traits son projet. « La Corse est en train de vivre une bascule générationnelle. Une nouvelle génération a pris le pouvoir dans tous les secteurs : politique, économique, agricole, dans le domaine des nouvelles technologies et dans bien d’autres encore. Notre ambition est de donner une image réelle de la Corse et de rendre notre journal plus lisible ».
Objectifs : maintenir l’imprimerie en diversifiant ses clients, une nouvelle formule papier, un développement multimédia et web – et ce même si ça coûte de l’argent. « Il est bien sûr impératif d’assurer la viabilité économique de Corse-Matin et nous ferons en sorte qu’elle soit au rendez-vous. Mais nous savons aussi pertinemment qu’il s’agit d’une entreprise pas tout à fait comme les autres. Ses performances ne peuvent pas uniquement s’apprécier à travers des ratios comptables », souligne le nouveau PDG. Nouvelle génération, soit, nouvelle direction aussi, mais le ressort de l’investissement d’acteurs économiques (ou politiques) dans les médias reste toujours le même : l’influence.
Un journal en bon état économique
La direction Tapie – en l’occurrence celle de Claude Perrier – a laissé un journal en bon état. « Nous avons trouvé une situation économique qui est, sur le papier, proche de l’équilibre [170 000 € de pertes annoncées en 2017], avec des prévisions de bénéfices pour 2018. La publicité se porte plutôt bien », explique-t-il encore dans une interview parue sur Corse-Matin. Il ébauche au passage des pistes pour la nouvelle formule papier, « plus d’articles de fond, en publiant des enquêtes et en créant des rubriques consacrées à l’économie, au développement durable, à la culture ». Là encore il sera intéressant de voir les choix que fera Corse-Matin, eu égard à ses investisseurs.
Autre chantier prévu : réformer la distribution : « le portage et la distribution, tels qu’ils ont existé, sont des métiers en voie d’extinction. Notre objectif c’est de trouver des leviers de croissance pour permettre au personnel de la structure de distribution de continuer à travailler. On ne distribuera plus le journal comme par le passé, c’est sûr ». Des pistes sont évoquées : « des abonnements numériques pour certaines zones ; utiliser notre structure pour distribuer également autre chose que des journaux ». Des centres Leclerc de Padrona aux parpaings du promoteur Perrino, sans oublier les bateaux de Corsica Linea, de nombreuses synergies sont en effet possibles pour maintenir Corse-Matin à flot.