Emmanuel Ostian est un ancien grand reporter, responsable de la section télévision du CFJ (Centre de Formation des Journalistes), présentateur sur LCI, ayant travaillé pour de nombreux médias. Il vient de publier chez Plon Désinformation, un livre bourré de bonnes intentions, parfois pertinent mais gâché par quelques contresens majeurs qui ruinent le tout. Visite guidée.
Andante
Comme le souligne l’auteur, les biais de confirmation existent bien, nous avons tendance à croire aveuglément une thèse qui confirme nos propres convictions, un processus renforcé par le règne de l’émotion. Les réseaux sociaux accélèrent le mouvement comme « chambres d’écho » (excellente définition), les algorithmes favorisent le nombrilisme.
Au passage l’auteur égratigne utilement quelques charlatans célèbres, les tribus lacaniennes, Bruno Bettelheim qui a culpabilisé des générations de mères d’enfants autistes. Il constate tristement que la campagne d’extermination dont ont été victimes les chouans est passée sous silence. Il constate aussi la baisse du QI moyen (sujet délicat mis sous le boisseau), dénonce la dictature des écrans en faisant remarquer que les très riches de la Silicon Valley dépensent des fortunes pour mettre leur progéniture dans des écoles… sans écrans.
Allegro
Les exemples de manipulation du public sont éclairants. Le plus étonnant étant celui d’Edward Bernays (auteur de Propaganda en 1928), spécialiste du marketing qui a utilisé les féministes de l’époque pour promouvoir l’industrie du tabac.
Mais les autres cas ne manquent pas. L’agence Ruder Finn (qui a travaillé pour Philip Morris) a réalisé une désinformation efficace contre les Serbes en 1992 en parlant de « camps d’extermination serbes » qui n’ont jamais existé, mais l’image est restée collée au camp serbe. Ou Hill/Knowlton en 1990 au moment de l’invasion du Koweït par l’Irak, inventant une infirmière témoignant des atrocités irakiennes : les soldats débranchaient les couveuses et tuaient les bébés. « L’infirmière » Nayirah était la fille de l’ambassadeur du Koweit aux États-Unis.
Ma non troppo
Hélas, trois fois hélas, où es-tu doux Messias, ces exemples intéressants sont obérés par une obsession à la mode : les Russes sont partout. « La Russie est devenue à la désinformation ce que la Grèce est à la philosophie, la référence absolue ». C’est lui faire beaucoup d’honneur, sans doute trop. Que les États espionnent, qu’ils essaient d’influencer les politiques de leurs alliés ou de leurs adversaires, rien de nouveau sous le soleil, Russie incluse. De là à voir chez l’ours russe un as de « Tsar wars » (très bon titre), il y a une marge. Le rapport Mueller aux États-Unis sur une influence russe significative lors de l’élection de Trump s’est révélé vide. On peut même dire a contrario, que les russes, via RT ou Sputnik avancent avec leurs gros souliers et sans guère de finesse.
Bizarrement les États-Unis ne sont pas cités en tant que tels comme instigateurs de désinformation. Et pourtant… On aurait pu parler de la désinformation du siècle lorsque le secrétaire d’État de George W. Bush, Colin Powell, le 5 février 2003, affirmait dans un discours à l’ONU que l’Irak disposait d’armes balistiques, chimiques et bactériologiques de destruction massive. Une déclaration qui allait déclencher la guerre d’Irak, la déstabilisation de la région pour longtemps et des centaines de milliers de morts.
Ou encore l’étrange institution de la French American Foundation (FAF) qui sélectionne chaque année la fine fleur de ce qu’ils pensent être les futurs leaders en France pour des « stages » aux États-Unis. Nous y avons consacré un article complet.
La FAF où sont passés entre autres les journalistes ou directeurs de médias Jérôme Clément, Emmanuel Chain, David Kessler, Bernard Guetta, Jean-Noël Jeanneney, Denis Olivennes, Matthieu Pigasse, Louis Dreyfus, Yves de Kerdrel, Laurent Joffrin, la liste est beaucoup plus longue. A notre connaissance il n’existe pas de Fondation franco-russe qui pourrait présenter un tel tableau de chasse.
Ou bien aussi, non pas dans la désinformation mais dans la production directe de l’information, la mainmise du fonds américain KKR sur les médias des Balkans avec à sa tête le général Petraeus, ex directeur de la CIA et numéro 2 des bombardements en Serbie. La liste pourrait s’allonger. Se référer à la grande enquête que nous avions publiée en 2018. Les russes apparaissent comme d’aimables amateurs à côté des amis américains.
Final sous forme de naufrage
Emmanuel Ostian cite ses sources, rendons-lui cet hommage. Entre autres, le rapport (très pré-électoral) du CAPS et de l’IRSEM de fin 2018 sur Les manipulations de l’information, un défi pour les démocraties où les recommandations sont celles de …l’OTAN, nous y avions consacré un article que vous trouverez ici.
Plus fort ou pire, comme on voudra, l’auteur cite par deux fois les travaux de Freedom House « cette ONG qui mesure depuis des années 1940 la santé démocratique de la planète ». On a dû déboucher le champagne et se taper sur les cuisses à Langley siège de la CIA, car la Freedom House n’est qu’un des nombreux faux nez de cette estimable agence.
Freedom House
Freedom House est une vielle maison créée avec le soutien de Roosevelt en 1941 pour préparer l’entrée en guerre des Etats-Unis. Elle a ensuite joué un rôle dans la promotion du Plan Marshall et de l’OTAN, puis dans la dissidence soviétique (soutien à Sakharov, etc.), dans les révolutions de couleur, etc. C’est un relais quasi officiel de la CIA.
Dès le début des années 1980, son travail pour l’Agence s’est officialisé. On connait bien par exemple les échanges entre les responsables de Freedom House Leonard R. Sussman et Leo Cherne avec Bill Casey (patron de la CIA). Walter Raymond Jr., un proche de Casey, fut l’une des principales chevilles ouvrières CIA-Freedom House. En 1986, la Freedom House affichait encore un Melvin Lasky, chef du fameux “Congrès pour la Liberté de Culture” (émanation directe de la CIA), à la tête d’une de ses propres branches culture.
Le rôle de Freedom House fait tellement partie du décor aux États-Unis, qu’il lui est arrivé d’aspirer jusqu’aux 2/3 des fonds publics de la National Endownment for Democracy (NED) fondée par Reagan en 1983, elle-même financée par l’US AID, un autre faux nez du renseignement américain, en particulier pendant les “Révolutions de couleur”, sans que ça n’émeuve personne ou presque. La NED fonctionne comme une « gare de triage » officielle de certaines opérations de la CIA.
Voici quelques liens, celui-ci est intéressant parce qu’il émane de l’ONU directement : un.org/press/en/2001/ngo432.doc.htm
Celui-là exposant le rôle de Walter Raymond Jr. : mintpressnews.com/reagan-documents-shed-light-on-cia-meddling-abroad/232047/
De telles références illustrent un des points de l’ouvrage « Le faux au service de certains pouvoirs », mais à l’envers, en direction de nos « amis américains ». Comme le dit l’auteur « Trouver un responsable de l’extérieur, voilà un des fondements mêmes de nos psychologies », Emmanuel Ostian a trouvé ce fameux responsable, le petit ours russe mais il a (volontairement ?) oublié le grand aigle américain, bien plus performant dans le domaine de la désinformation avec quelques milliers d’agents disséminés dans les médias, les écoles de journalisme et les éditeurs. Dommage, il y aura peut-être un second tome qui complètera le premier ?
PS : L’auteur cite dans sa bibliographie EU Disinfolab, là aussi un faux nez américain, voir notre article de septembre 2018.
Emmanuel Ostian, Désinformation, Enquête sur les fake news qui gouvernent le monde, Plon, 2019, 212p, 18€