Amis paranoïaques, détournez vous immédiatement du nouveau film documentaire de Laura Poitras, sinon vous risquez de découvrir que vos craintes les plus extrêmes sont encore en dessous de la réalité ! Au travers de la geste de l’ex-agent de la NSA, Edward Snowden, la réalisatrice revient en effet sur la révélation et le décryptage des méthodes d’espionnage universel utilisées par les divers services de renseignement américains. Gros plan sur « la plus grande atteinte aux libertés publiques et privées de toute l’histoire » et sur la campagne médiatique qui a permis de la mettre en lumière.
« Citizenfour » est l’aboutissement d’un travail de longue haleine entamé il y a près de dix ans par la réalisatrice Laura Potiras afin de dénoncer les errements et les dérives sécuritaires des États-Unis « post-11 septembre ». Il constitue le dernier opus d’une trilogie commencée en 2006 avec « My Country, My Country », qui traitait de la guerre en Irak, suivi, en 2010, de « The Oath » qui se penchait sur les conditions d’existence et d’internement à Guantánamo.
Cette fois-ci, la réalisatrice retrace, au jour le jour, de ses premiers contacts via internet avec Snowden jusqu’à l’exil de celui-ci à Moscou, le processus de révélation d’un des plus gros scandales politico-médiatique de ces dernières années. Un scandale d’une importance et d’une portée immenses, qui relègue le Watergate au rang de gentille petite magouille de sous-préfecture, et dont on peine même à intégrer toute la réalité tant il a, par bien des aspects, des allures de scénario de thriller et de fable de science-fiction. Les faits sont pourtant là, implacables, indiscutables, documentés, étayés, écrasants. Sous couvert de lutte contre le terrorisme et d’impératif de sécurité intérieure, le gouvernement américain a mis en place, via essentiellement la NSA, un système de surveillance planétaire capable d’enregistrer et de stocker l’intégralité des communications de l’ensemble de la population américaine et de dizaines de millions de personnes à travers le monde. Grâce à un impressionnant réseau de bases d’interception et d’écoute, implantés sur le sol américain mais aussi à l’étranger (notamment au Royaume Uni) avec la complicité des gouvernements locaux, mais aussi par le biais d’accords (obtenus par pression ou prévarication) avec les principaux opérateurs de téléphonie et diffuseurs internet mondiaux, personne ne peut désormais échapper au maillage de l’espionnage made in USA. Plus besoin d’être soupçonné de quoi que ce soit pour être mis sur écoute, la vie privée n’existe dorénavant plus. « Big Brother » est largement enfoncé. Le « meilleur des mondes », c’est ici et maintenant.
Le portrait d’un homme debout
Tout cela bien sûr, le spectateur le savait déjà – du moins partiellement — mais être à nouveau confronté à cette terrifiante réalité ne peut lui être que salutaire, à l’heure où une information en supplante une autre à un rythme toujours plus effréné.
Autre grand mérite du documentaire, le fait de présenter et d’expliciter les motivations d’Edward Snowden, dont l’indéniable courage ne peut qu’impressionner à l’heure où grandit le sentiment de démission ou de haussement d’épaules face à un « système » jugé tout-puissant, inattaquable et intouchable. Car « Citizenfour » est aussi le portrait d’un homme debout, presque seul, sacrifiant tout, se condamnant à la prison ou à une « cavale » sans fin, au nom de sa vision de l’intérêt général et de sa conscience politique. En cela d’ailleurs, il rejoint sous de nombreux traits la figure archétypale du cinéma américain, celle « le héros solitaire, sans peur et sans reproches ». C’est d’ailleurs peut-être là une des rares failles du film de Laura Potiras qui « mythifie » un peu son sujet alors que lui-même affirme que « le drame des médias contemporains est de mettre en avant les individus plutôt que les idées ou les faits » et ne cesse de répéter que ce qui compte « ce sont les informations et les documents qu’il rend publics et non son histoire personnelle ». Ce glissement fait presque de Snowden le successeur des cow-boys, flics et autres militaires épuisés du rêve américain. Lui qui révèle la face cachée et hideuse d’une Amérique totalitaire en devient paradoxalement le nouvel héros rédempteur, la liberté et le courage individuel finissant toujours par triompher (même si, dans les faits, le système dénoncé continue de fonctionner aujourd’hui sans modifications autres que cosmétiques). Le tout-Hollywood ne s’y est d’ailleurs pas trompé en récompensant d’un Oscar ce film qui se voudrait un brûlot libertaire et une charge contre les trahisons et les démissions de l’administration Obama, celle-ci n’ayant fait que proroger et amplifier les méthodes et mécanismes mis en place par ses prédécesseurs républicains. Une célébration médiatique qui peut apparaître comme un bon moyen de récupérer, et donc d’annihiler, le discours des protagonistes de l’affaire et de transformer le témoignage d’un combat hautement politique et moral en un simple et énième divertissement, quelque part entre « American Sniper» et « Complots ».
Le film n’en demeure pas moins passionnant de bout en bout, habilement construit, et démontrant que l’intégrité individuelle associée à la volonté de quelques journalistes réellement indépendants peuvent encore permettre de lever le voile sur une partie des agissements anti-démocratiques et liberticides des grands de ce monde.
« Citizenfour », documentaire de Laura Poitras, 114 minutes, 2014.
Pros and cons. pic.twitter.com/4uJjcmSh47
— CITIZENFOUR (@citizenfour) 12 Mars 2015
As true today as it was 250 years ago… pic.twitter.com/gkEv5s0WVT
— CITIZENFOUR (@citizenfour) 3 Mars 2015