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Dossier : American Sniper, Clint Eastwood dans le viseur des médias français [rediffusion]

20 août 2015

Temps de lecture : 10 minutes
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Dossier : American Sniper, Clint Eastwood dans le viseur des médias français [rediffusion]

Temps de lecture : 10 minutes

Ini­tiale­ment pub­lié le 15/03/2015

Le 18 février dernier sortait sur nos écrans American Sniper, le dernier film du réalisateur américain Clint Eastwood. À la fois film biographique et récit de guerre, le film d’un réalisateur houspillé par la médiacratie française depuis l’Inspecteur Harry (1971) revient sur la carrière militaire de Chris Kyle au cours du conflit en Irak.

Ce sniper mem­bre de l’u­nité d’élite des SEALs, prin­ci­pale force spé­ciale de la marine de guerre améri­caine, s’il­lus­tre en devenant, d’après le Pen­tagone, le déten­teur du record de tirs létaux de toute l’his­toire mil­i­taire des États-Unis. Dans un film de guerre choc mais clas­sique, East­wood retrace le par­cours d’un per­son­nage idéal­iste dont il fait la métaphore d’un peu­ple améri­cain cré­d­ule. Une entre­prise artis­tique qui, si elle n’est peut-être pas sans compter quelques mal­adress­es, n’en est pas moins sub­tile et nuancée. Pour­tant, nos médias nationaux ne se sont guère intéressés à l’analyse des par­tis pris thé­ma­tiques d’un cinéaste expéri­men­té et ver­sa­tile, préférant la con­damna­tion des man­i­fes­ta­tions pop­u­laires d’une poli­tique atlantiste… qu’ils sou­ti­en­nent générale­ment par ailleurs.

La gauche culturelle en embuscade

Si l’ap­pareil médi­a­tique dom­i­nant ne sem­ble pas don­ner crédit à Clint East­wood de la sub­til­ité de son ciné­ma, elle recon­naît tout de même son ambiva­lence. La presse française s’est ain­si riche­ment illus­trée lorsqu’il a été ques­tion de point­er du doigt l’am­biguïté d’Amer­i­can Sniper. Le Monde soulig­nait, dès le 18 févri­er dernier, que le réal­isa­teur était « soutenu par les com­men­ta­teurs con­ser­va­teurs de Fox News […] comme le fut, il y a une décen­nie, la Pas­sion sulpici­enne aux relents anti­sémites de Mel Gib­son.» Il sem­ble ain­si indé­ni­able qu’East­wood soit le déposi­taire d’une « idéolo­gie ». Une idéolo­gie, que, bien sûr, on serait bien en peine de reprocher aux orches­tra­teurs d’un ciné­ma pro­mul­guant les valeurs mul­ti­cul­tur­al­istes, comme notre excep­tion cul­turelle française en pro­duit régulière­ment. Dif­fi­cile, pour­tant, de définir les pen­chants poli­tiques d’un réal­isa­teur qui for­mu­lait dans Impi­toy­able (1992) une cri­tique qua­si-marx­iste d’une société obsédée par les rap­ports marchands, ou qui réha­bil­i­tait l’héroïsme de l’en­ne­mi japon­ais dans Let­tres d’I­wo-Jima (2006).

Un film de guerre

On com­prend bien vite, néan­moins, à la lec­ture du papi­er du Monde, que le reproche prin­ci­pal porté à l’en­con­tre d’East­wood est d’avoir fait un film de guerre qui ne trav­es­tit pas les atroc­ités d’un con­flit armé dans un fatras droit de l’hom­miste, human­i­tariste et antiraciste. D’avoir mon­tré la guerre sans fards ni tabous, sans la priv­er de son hor­reur. Mais au lieu de s’in­téress­er à la dimen­sion intem­porelle d’une telle démarche, les jour­nal­istes français ont préféré la con­damna­tion morale. « Le traite­ment des Irakiens dans Amer­i­can Sniper sus­cite un malaise que les qual­ités du film ne pour­ront jamais évac­uer », lit-on tou­jours dans Le Monde. Un traite­ment attribué à des « stéréo­types chau­vins ». Le jour­nal­iste occulte ain­si la présence majori­taire d’I­rakiens insurgés en armes à l’écran, tan­dis que les civils y sont dépeints avant tout comme des vic­times pris entre deux feux. Car Amer­i­can Sniper est avant tout un film de guerre. C’est pré­cisé­ment ce for­mat gal­vaudé, qu’East­wood ne renou­vèle aucune­ment, qui lui per­met de con­stru­ire une trame de fond qui par­le non pas d’une guerre, mais de toutes les guerres.

« Texan rustaud élevé au bon grain »

Quant à Libéra­tion, il bro­car­dait d’emblée un réal­isa­teur « que beau­coup ont cru sénile et cramé depuis son mono­logue avec une chaise vide, en 2012, lors d’un sou­tien au can­di­dat répub­li­cain Mitt Rom­ney ». Comme si ce délit de con­ser­vatisme affiché ne suff­i­sait pas à dis­créditer le réal­isa­teur, Libé ne manque pas non plus de tir­er un trait d’u­nion avec La Pas­sion du Christ de Mel Gib­son… On le com­prend bien vite à la lec­ture du papi­er, le but est de car­i­ca­tur­er au pos­si­ble le por­trait biographique de Chris Kyle, « tex­an rus­taud, élevé au bon grain et au sens biblique ». Haine de la rural­ité et haine du chris­tian­isme vien­nent ain­si con­join­te­ment répon­dre aux attentes prob­a­ble­ment for­matées des (rares) lecteurs du quo­ti­di­en. Le lex­ique de l’ex­trémisme religieux transparaît dans tout le papi­er : « fanatisme », « mes­sian­isme » et autres « auréoles » vien­nent inven­ter une fig­ure de néo-croisé. Le quo­ti­di­en de l’élite cita­dine va même jusqu’à charg­er la « misog­y­nie » du héros prin­ci­pal, dont la com­pagne, pour­tant courageuse et dévouée, est affublée de l’im­par­donnable délit de mater­nité. C’est dire à quel point les enjeux cen­traux du film sem­blent avoir échap­pé à la gauche culturelle.

Le déni de l’intégrité artistique

De ce con­cert de reproches cir­con­stan­ciés, on retient avant tout celui du manichéisme pré­sumé du film d’East­wood. C’est encore une fois Libéra­tion qui con­state qu’il « laisse ici place à l’affrontement entre le bien et le mal. Il n’est pas une seule séquence qui ménage même un doute sur une pos­si­ble erreur du héros et ses vic­times sont toutes pris­es en fla­grant délit de mau­vaise action anti-améri­caine ». Out­re le soupçon de « morale » pro­pre­ment inac­cept­able à l’ère du rel­a­tivisme général­isé, et, pis encore, de patri­o­tisme, Libé estime que le pro­pos du réal­isa­teur est totale­ment dénué de nuances. On peut légitime­ment se deman­der si ce n’est pas plutôt l’in­ca­pac­ité du jour­nal­iste à dis­sé­quer le film, en dépor­tant l’analyse du côté de l’idéologie, qui l’a fait pass­er à côté des enjeux artis­tiques pro­pres au film.

La question du mythe

La ques­tion cen­trale est celle du mythe : Clint East­wood mon­tre com­ment s’éri­gent les con­struc­tions mythologiques. Le par­cours de Kyle, comme l’a remar­quable­ment souligné Emmanuel Bur­deau pour Médi­a­part, est celui d’un héros de réc­it mythique. Il suit le sché­ma du mon­o­mythe tel que décrit par Joseph Camp­bell en 1949 dans son ouvrage Le Héros aux mille et un vis­ages. Un sché­ma que l’on pour­rait résumer de la sorte : « Un héros s’aven­ture à quit­ter le monde du quo­ti­di­en pour un ter­ri­toire aux prodi­ges sur­na­turels : il y ren­con­tre des forces fab­uleuses et y rem­porte une vic­toire déci­sive. Le héros revient de cette mys­térieuse aven­ture avec la fac­ulté de con­fér­er des pou­voirs à ses proches. » Le chem­ine­ment du héros mythique, tel que décrit par Camp­bell, est ici rigoureuse­ment respecté.

Le pro­pre du mythe, c’est néan­moins d’être une con­struc­tion, un assem­blage arti­fi­ciel postérieur au déroule­ment des événe­ments. Et le mytho­logue n’est pas tant Kyle (le film est l’adap­ta­tion de son auto­bi­ogra­phie) que le cinéaste. Ce thème de la recon­fig­u­ra­tion des faits revêt là-aus­si une impor­tance fon­da­men­tale dans l’é­conomie nar­ra­tive d’Amer­i­can Sniper. Les pro­tag­o­nistes agis­sent au nom d’un idéal qu’ils voient s’é­ti­ol­er au fil de la trame, et qui vient cor­rompre leur pro­pre intégrité psy­chique et morale. Mais c’est aus­si l’in­dif­férence d’une société qui n’a plus que son con­fort matériel et la mul­ti­pli­ca­tion de ses plaisirs en ligne de mire qui vient fis­sur­er l’idéal mythique. Dans une scène a pri­ori anodine, Chris Kyle, en per­mis­sion, peine ain­si à accepter les remer­ciements et la grat­i­tude non feinte d’un sol­dat à qui il a sauvé la vie sur le front. Quand le car­ac­tère scélérat de l’en­tre­prise mil­i­taire est révélé, ce n’est pas seule­ment la nar­ra­tion offi­cielle qui s’ef­frite, ce sont aus­si les acteurs du mythe qui dis­parais­sent, comme au sein de cette tem­pête de sable impromptue qui vient clore la fusil­lade finale et qui scelle le retour de la « légende » au bercail.

Un regard affectueux…

Mal­gré cette prise de con­science poli­tique sub­tile­ment amenée, le cinéaste s’in­ter­dit de porter un regard cynique sur les sol­dats, mais aus­si sur l’ar­rière-front améri­cain, qui sou­ti­en­nent l’ef­fort de guerre dans un aveu­gle­ment patri­o­tique qui n’est en rien terni par les moti­va­tions men­songères à l’o­rig­ine du con­flit : c’est sûre­ment cela aus­si que nos médias ont verte­ment con­damné. Pour­tant il ne s’ag­it nulle­ment de célébr­er cet égare­ment col­lec­tif, mais de jeter un regard presque affectueux, mais non com­plaisant, sur ceux qui en ont été les instru­ments et les vic­times. Affectueux parce que Clint East­wood mon­tre un pays qui est encore capa­ble de croire, non pas seule­ment à un idéal, mais à son idéal. Celui des ranchs tex­ans de l’en­fance de Chris Kyle, qui vit l’aven­ture pio­nnière avant de s’en­gager spon­tané­ment dans l’ar­mée avec un ent­hou­si­asme presque anachronique, qui rap­pelle les pre­mières pages du Voy­age au bout de la nuit. Dénué de com­plai­sance parce qu’East­wood mon­tre aus­si l’hor­reur d’un con­flit où la vio­lence, n’en déplaise à nos jour­nal­istes, n’est jamais glo­ri­fiée mais mon­trée dans son plus sim­ple dénue­ment anthropologique.

Ce ne sont pas tant les con­séquences certes abom­inables de cet élan patri­o­tique qui sont ici célébrées que les con­di­tions de son exis­tence. Et quand elles appa­rais­sent, c’est par le seul biais des doutes des sol­dats face à une entre­prise mil­i­taire dénuée de sens, plutôt que par le com­men­taire des élites éclairées, ou de l’ac­tivisme « citoyen » si cher à nos médias, ce qui en dit long sur la hiérar­chie morale et sociale établie par le mytho­logue East­wood. C’est peut-être ce qui explique cette haine de la voca­tion mil­i­taire fière­ment arborée par Libéra­tion, qui qual­i­fie avec force mépris cette dernière de « patri­oti­co-mil­i­taire ». Il ne manque que la fer­veur chré­ti­enne pour que le cahi­er des griefs soit rem­pli. Cinéaste authen­tique­ment chré­tien, East­wood l’est cer­taine­ment très au-delà du final sac­ri­fi­ciel de Gran Tori­no (2008), en présen­tant une indul­gence à l’en­con­tre de ceux d’en bas, qui, comme Chris Kyle l’af­firme à la fin du film à pro­pos de ses 160 vic­times, répon­dront devant la jus­tice sur­na­turelle de leurs agisse­ments. Là où l’at­ti­tude con­traire de notre élite médi­a­tique con­siste plutôt à exempter les manip­u­la­teurs pour fustiger les manip­ulés, tou­jours au nom d’une haine à peine voilée des peu­ples et des élans cul­turels et spir­ituels qui les animent.

Mémoire à deux vitesses

Tou­jours prompt à don­ner des leçons lorsqu’il est ques­tion de com­mé­mor­er cer­tains événe­ments his­toriques, nos médias oublient sou­vent le rôle qu’ils ont eu dans leur déroule­ment. Adres­sant un con­cert de reproches à l’en­con­tre d’East­wood et de ses par­tis-pris, les mêmes organes de presse ne se sont-ils pas mon­trés très accom­modants à l’en­con­tre de la thèse offi­cielle moti­vant les Améri­cains à envahir l’I­rak ? Ain­si, Alain Fra­chon du Monde esti­mait en 2003 que la pos­ses­sion d’armes de destruc­tion mas­sive par Sad­dam Hus­sein était un fait « établi ». Ceci en dépit de l’ab­sence totale de preuves à ce sujet, et donc des règles élé­men­taires de la pro­bité jour­nal­is­tique. Inutile non plus de revenir sur le long proces­sus d’at­lanti­sa­tion des colonnes du « quo­ti­di­en de référence », qui va de l’orches­tra­tion de l’Oba­ma­nia en 2008, au traite­ment dou­teux des mas­sacres com­mis par Tsa­hal en Pales­tine, en pas­sant par la dia­boli­sa­tion du régime syrien au détri­ment de toute forme de neu­tral­ité jour­nal­is­tique. Quant à Libéra­tion, le quo­ti­di­en en panne de lecteurs est passé maître dans l’art de la dés­in­for­ma­tion eu égard à tout ce qui touche à la prési­dence de Pou­tine en Russie, ou au con­flit en Ukraine.

Ain­si, cette même presse qui dia­bolise Clint East­wood en sapant les enjeux artis­tiques de son entre­prise biographique et en car­i­cat­u­rant grossière­ment cette dernière, est égale­ment celle qui sou­tient la ligne géopoli­tique con­duisant à tou­jours plus d’ex­pédi­tions mil­i­taires du type de celle ayant don­né du grain à moudre au franc-tireur d’Hol­ly­wood. Chris Kyle, assas­s­iné en 2013 par un marine souf­frant de stress post-trau­ma­tique, aura fait 160 morts. Mais à com­bi­en se chiffrent les vic­times des médias quand ils se trans­for­ment en organes de propagande ?

Crédit pho­to : DR

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