Initialement publié le 15/03/2015
Le 18 février dernier sortait sur nos écrans American Sniper, le dernier film du réalisateur américain Clint Eastwood. À la fois film biographique et récit de guerre, le film d’un réalisateur houspillé par la médiacratie française depuis l’Inspecteur Harry (1971) revient sur la carrière militaire de Chris Kyle au cours du conflit en Irak.
Ce sniper membre de l’unité d’élite des SEALs, principale force spéciale de la marine de guerre américaine, s’illustre en devenant, d’après le Pentagone, le détenteur du record de tirs létaux de toute l’histoire militaire des États-Unis. Dans un film de guerre choc mais classique, Eastwood retrace le parcours d’un personnage idéaliste dont il fait la métaphore d’un peuple américain crédule. Une entreprise artistique qui, si elle n’est peut-être pas sans compter quelques maladresses, n’en est pas moins subtile et nuancée. Pourtant, nos médias nationaux ne se sont guère intéressés à l’analyse des partis pris thématiques d’un cinéaste expérimenté et versatile, préférant la condamnation des manifestations populaires d’une politique atlantiste… qu’ils soutiennent généralement par ailleurs.
La gauche culturelle en embuscade
Si l’appareil médiatique dominant ne semble pas donner crédit à Clint Eastwood de la subtilité de son cinéma, elle reconnaît tout de même son ambivalence. La presse française s’est ainsi richement illustrée lorsqu’il a été question de pointer du doigt l’ambiguïté d’American Sniper. Le Monde soulignait, dès le 18 février dernier, que le réalisateur était « soutenu par les commentateurs conservateurs de Fox News […] comme le fut, il y a une décennie, la Passion sulpicienne aux relents antisémites de Mel Gibson.» Il semble ainsi indéniable qu’Eastwood soit le dépositaire d’une « idéologie ». Une idéologie, que, bien sûr, on serait bien en peine de reprocher aux orchestrateurs d’un cinéma promulguant les valeurs multiculturalistes, comme notre exception culturelle française en produit régulièrement. Difficile, pourtant, de définir les penchants politiques d’un réalisateur qui formulait dans Impitoyable (1992) une critique quasi-marxiste d’une société obsédée par les rapports marchands, ou qui réhabilitait l’héroïsme de l’ennemi japonais dans Lettres d’Iwo-Jima (2006).
Un film de guerre
On comprend bien vite, néanmoins, à la lecture du papier du Monde, que le reproche principal porté à l’encontre d’Eastwood est d’avoir fait un film de guerre qui ne travestit pas les atrocités d’un conflit armé dans un fatras droit de l’hommiste, humanitariste et antiraciste. D’avoir montré la guerre sans fards ni tabous, sans la priver de son horreur. Mais au lieu de s’intéresser à la dimension intemporelle d’une telle démarche, les journalistes français ont préféré la condamnation morale. « Le traitement des Irakiens dans American Sniper suscite un malaise que les qualités du film ne pourront jamais évacuer », lit-on toujours dans Le Monde. Un traitement attribué à des « stéréotypes chauvins ». Le journaliste occulte ainsi la présence majoritaire d’Irakiens insurgés en armes à l’écran, tandis que les civils y sont dépeints avant tout comme des victimes pris entre deux feux. Car American Sniper est avant tout un film de guerre. C’est précisément ce format galvaudé, qu’Eastwood ne renouvèle aucunement, qui lui permet de construire une trame de fond qui parle non pas d’une guerre, mais de toutes les guerres.
« Texan rustaud élevé au bon grain »
Quant à Libération, il brocardait d’emblée un réalisateur « que beaucoup ont cru sénile et cramé depuis son monologue avec une chaise vide, en 2012, lors d’un soutien au candidat républicain Mitt Romney ». Comme si ce délit de conservatisme affiché ne suffisait pas à discréditer le réalisateur, Libé ne manque pas non plus de tirer un trait d’union avec La Passion du Christ de Mel Gibson… On le comprend bien vite à la lecture du papier, le but est de caricaturer au possible le portrait biographique de Chris Kyle, « texan rustaud, élevé au bon grain et au sens biblique ». Haine de la ruralité et haine du christianisme viennent ainsi conjointement répondre aux attentes probablement formatées des (rares) lecteurs du quotidien. Le lexique de l’extrémisme religieux transparaît dans tout le papier : « fanatisme », « messianisme » et autres « auréoles » viennent inventer une figure de néo-croisé. Le quotidien de l’élite citadine va même jusqu’à charger la « misogynie » du héros principal, dont la compagne, pourtant courageuse et dévouée, est affublée de l’impardonnable délit de maternité. C’est dire à quel point les enjeux centraux du film semblent avoir échappé à la gauche culturelle.
Le déni de l’intégrité artistique
De ce concert de reproches circonstanciés, on retient avant tout celui du manichéisme présumé du film d’Eastwood. C’est encore une fois Libération qui constate qu’il « laisse ici place à l’affrontement entre le bien et le mal. Il n’est pas une seule séquence qui ménage même un doute sur une possible erreur du héros et ses victimes sont toutes prises en flagrant délit de mauvaise action anti-américaine ». Outre le soupçon de « morale » proprement inacceptable à l’ère du relativisme généralisé, et, pis encore, de patriotisme, Libé estime que le propos du réalisateur est totalement dénué de nuances. On peut légitimement se demander si ce n’est pas plutôt l’incapacité du journaliste à disséquer le film, en déportant l’analyse du côté de l’idéologie, qui l’a fait passer à côté des enjeux artistiques propres au film.
La question du mythe
La question centrale est celle du mythe : Clint Eastwood montre comment s’érigent les constructions mythologiques. Le parcours de Kyle, comme l’a remarquablement souligné Emmanuel Burdeau pour Médiapart, est celui d’un héros de récit mythique. Il suit le schéma du monomythe tel que décrit par Joseph Campbell en 1949 dans son ouvrage Le Héros aux mille et un visages. Un schéma que l’on pourrait résumer de la sorte : « Un héros s’aventure à quitter le monde du quotidien pour un territoire aux prodiges surnaturels : il y rencontre des forces fabuleuses et y remporte une victoire décisive. Le héros revient de cette mystérieuse aventure avec la faculté de conférer des pouvoirs à ses proches. » Le cheminement du héros mythique, tel que décrit par Campbell, est ici rigoureusement respecté.
Le propre du mythe, c’est néanmoins d’être une construction, un assemblage artificiel postérieur au déroulement des événements. Et le mythologue n’est pas tant Kyle (le film est l’adaptation de son autobiographie) que le cinéaste. Ce thème de la reconfiguration des faits revêt là-aussi une importance fondamentale dans l’économie narrative d’American Sniper. Les protagonistes agissent au nom d’un idéal qu’ils voient s’étioler au fil de la trame, et qui vient corrompre leur propre intégrité psychique et morale. Mais c’est aussi l’indifférence d’une société qui n’a plus que son confort matériel et la multiplication de ses plaisirs en ligne de mire qui vient fissurer l’idéal mythique. Dans une scène a priori anodine, Chris Kyle, en permission, peine ainsi à accepter les remerciements et la gratitude non feinte d’un soldat à qui il a sauvé la vie sur le front. Quand le caractère scélérat de l’entreprise militaire est révélé, ce n’est pas seulement la narration officielle qui s’effrite, ce sont aussi les acteurs du mythe qui disparaissent, comme au sein de cette tempête de sable impromptue qui vient clore la fusillade finale et qui scelle le retour de la « légende » au bercail.
Un regard affectueux…
Malgré cette prise de conscience politique subtilement amenée, le cinéaste s’interdit de porter un regard cynique sur les soldats, mais aussi sur l’arrière-front américain, qui soutiennent l’effort de guerre dans un aveuglement patriotique qui n’est en rien terni par les motivations mensongères à l’origine du conflit : c’est sûrement cela aussi que nos médias ont vertement condamné. Pourtant il ne s’agit nullement de célébrer cet égarement collectif, mais de jeter un regard presque affectueux, mais non complaisant, sur ceux qui en ont été les instruments et les victimes. Affectueux parce que Clint Eastwood montre un pays qui est encore capable de croire, non pas seulement à un idéal, mais à son idéal. Celui des ranchs texans de l’enfance de Chris Kyle, qui vit l’aventure pionnière avant de s’engager spontanément dans l’armée avec un enthousiasme presque anachronique, qui rappelle les premières pages du Voyage au bout de la nuit. Dénué de complaisance parce qu’Eastwood montre aussi l’horreur d’un conflit où la violence, n’en déplaise à nos journalistes, n’est jamais glorifiée mais montrée dans son plus simple dénuement anthropologique.
Ce ne sont pas tant les conséquences certes abominables de cet élan patriotique qui sont ici célébrées que les conditions de son existence. Et quand elles apparaissent, c’est par le seul biais des doutes des soldats face à une entreprise militaire dénuée de sens, plutôt que par le commentaire des élites éclairées, ou de l’activisme « citoyen » si cher à nos médias, ce qui en dit long sur la hiérarchie morale et sociale établie par le mythologue Eastwood. C’est peut-être ce qui explique cette haine de la vocation militaire fièrement arborée par Libération, qui qualifie avec force mépris cette dernière de « patriotico-militaire ». Il ne manque que la ferveur chrétienne pour que le cahier des griefs soit rempli. Cinéaste authentiquement chrétien, Eastwood l’est certainement très au-delà du final sacrificiel de Gran Torino (2008), en présentant une indulgence à l’encontre de ceux d’en bas, qui, comme Chris Kyle l’affirme à la fin du film à propos de ses 160 victimes, répondront devant la justice surnaturelle de leurs agissements. Là où l’attitude contraire de notre élite médiatique consiste plutôt à exempter les manipulateurs pour fustiger les manipulés, toujours au nom d’une haine à peine voilée des peuples et des élans culturels et spirituels qui les animent.
Mémoire à deux vitesses
Toujours prompt à donner des leçons lorsqu’il est question de commémorer certains événements historiques, nos médias oublient souvent le rôle qu’ils ont eu dans leur déroulement. Adressant un concert de reproches à l’encontre d’Eastwood et de ses partis-pris, les mêmes organes de presse ne se sont-ils pas montrés très accommodants à l’encontre de la thèse officielle motivant les Américains à envahir l’Irak ? Ainsi, Alain Frachon du Monde estimait en 2003 que la possession d’armes de destruction massive par Saddam Hussein était un fait « établi ». Ceci en dépit de l’absence totale de preuves à ce sujet, et donc des règles élémentaires de la probité journalistique. Inutile non plus de revenir sur le long processus d’atlantisation des colonnes du « quotidien de référence », qui va de l’orchestration de l’Obamania en 2008, au traitement douteux des massacres commis par Tsahal en Palestine, en passant par la diabolisation du régime syrien au détriment de toute forme de neutralité journalistique. Quant à Libération, le quotidien en panne de lecteurs est passé maître dans l’art de la désinformation eu égard à tout ce qui touche à la présidence de Poutine en Russie, ou au conflit en Ukraine.
Ainsi, cette même presse qui diabolise Clint Eastwood en sapant les enjeux artistiques de son entreprise biographique et en caricaturant grossièrement cette dernière, est également celle qui soutient la ligne géopolitique conduisant à toujours plus d’expéditions militaires du type de celle ayant donné du grain à moudre au franc-tireur d’Hollywood. Chris Kyle, assassiné en 2013 par un marine souffrant de stress post-traumatique, aura fait 160 morts. Mais à combien se chiffrent les victimes des médias quand ils se transforment en organes de propagande ?
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