Analyse de la mutation du discours médiatique au lendemain des élections européennes
Les élections européennes ayant fait du Front National le premier parti de France, en nombre de voix, le choc qui s’en est suivi a autant dévasté les directions des grands partis que les rédactions des gros médias. Pour la première fois, une véritable autocritique a commencé à voir le jour et ce, à presque tous les degrés du spectre politique et médiatique.
En effet, il est difficile de ne pas interpréter le score historique du parti de Marine Le Pen comme un rejet viscéral des partis de gouvernements comme des médias par une part dangereusement croissante et significative de la population. L’alerte, à ce stade, a été entendue, et on a assisté à une réaction de la classe médiatico-politique jusque là totalement inédite. Si on compare cette réaction à celle qui avait suivi l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2002, force est de constater que le climat a singulièrement changé. Alors, Libération faisait sa couverture sur le visage du candidat FN barré d’un NON, et cette simple objurgation suffisait à la faire brandir parmi les 1 500 000 personnes mobilisées le 1er mai suivant le premier tour. « Douze ans plus tard, le séisme ne semble plus provoquer que de faibles secousses. », remarquent Aurélie Collas et Benoît Floc’h dans Le Monde du 30 mai dernier, face à la faible participation aux marches « anti F‑Haine ». De faibles secousses dans la rue, mais des ondes terribles ailleurs. Dans Libé, le lendemain des Européennes, François Sergent livrait à demi-mot un constat d’échec total : « Libération, depuis les débuts de Le Pen (Jean-Marie) en politique, a fait de la lutte contre le FN l’une de ses urgences et obligations. Libération ne peut accepter cette défaite et ce défaitisme. La victoire des Le Pen est aussi l’échec d’un pays et de ses clercs. Aujourd’hui, nous demandons à des acteurs de la société française, politiques ou non, de réfléchir à une réponse encore introuvée (sic) à l’ascension du FN, une réponse populaire au populisme. L’excommunication, la diabolisation, le dédain envers les électeurs frontistes ont échoué. » En somme, les journalistes qui reprochaient aux électeurs FN de diaboliser autrui au lieu de réfléchir, décident à présent de commencer à réfléchir plutôt que de se contenter comme depuis toujours et ainsi qu’ils l’avouent, de diaboliser… Pour réfléchir, cependant, ils demandent tout de même un peu de secours. La rhétorique est cocasse.
L’antifascisme ne passera plus
Le levier mécanique de l’antifascisme d’opérette, dont l’OJIM dénonce régulièrement l’usage inconsidéré, s’est montré, à l’occasion de ces élections européennes, largement enrayé. Il fut bien sûr instinctivement activé de-ci de-là, mais quand ce ne fut pas pour un résultat médiocre, ce fut pour récolter les railleries. Le chanteur Benjamin Biolay, comme son collègue Saez douze ans plus tôt, a lui aussi sorti sa chanson anti FN dès le lendemain des résultats en reprenant le Chant des partisans, mais comme le remarque Alexandre Devecchio dans le Figaro : « (…) l’époque a changé. N’en déplaise à Benjamin Biolay, ce catéchisme obligé ne suscite plus désormais que les moqueries des internautes sur Facebook. Ils sont 6000 à appeler à défiler contre « la pluie, la haine et la mort de Dumbledore [personnage de la saga Harry Potter] …». Signe des temps, Le Chant des partisans, que visiblement de nombreux chanteurs se disputent, est également le titre du prochain album du rappeur Edel Hardiesse, un jeune musulman patriote de 25 ans, issu du 94, qui aurait voté pour Marine Le Pen s’il s’était déplacé le jour des Européennes. Un jeune banlieusard musulman soutenant le FN contre un « artistocrate » blanc d’âge mur qui le combat : c’est décidément à n’y plus rien comprendre, du moins du côté des tenants d’une mythologie datée…
Paradoxes de crise
Toute époque de crise fondamentale entraîne une multiplication de paradoxes, signe qu’un basculement s’opère. Et le paradoxe actuel pourrait être qu’au-delà du fait que le levier du prétendu antifascisme ne fonctionne plus, il n’a plus d’effet qu’en sens contraire. C’est ce que démontre Pierre-André Taguieff. Le politologue, directeur de recherche au CNRS, s’exprimait en mai dernier sur FigaroVox : « Répéter un slogan aussi dérisoire que «F comme fasciste, N comme nazi », totalement décalé par rapport à la réalité du mouvement lepéniste, c’était courir à l’échec : un tel excès dans l’accusation a rendu celle-ci insignifiante. Et ce, d’autant plus que l’image de Marine Le Pen s’est montrée imperméable à ces attaques hyperboliques. Le FN a fini par retourner à son profit la stigmatisation : la victime présumée du « Système » s’est posée en alternative globale à ce dernier, et ce, d’une façon crédible pour une importante partie de l’opinion. Bref, la propagande antilepéniste, qui se proposait de faire disparaître le FN de l’espace politique français ou de le marginaliser fortement, aura globalement joué le rôle d’un puissant facteur de la montée du FN. » Mais ce paradoxe n’est peut-être pas totalement hors de contrôle. Confirmant ce que nous suggérions au sujet de la stratégie de la tension employée par Manuel Valls, le politologue infère que faire monter le FN afin de s’y confronter au second tour des présidentielles de 2017, serait bien une stratégie de la gauche, lui offrant la possibilité de remporter les élections de 2017 face à un(e) candidat(e) dans l’incapacité de fédérer suffisamment pour obtenir la majorité. Par ailleurs, à partir du moment où le parti combattu remporte les suffrages de 25% des électeurs, ce levier primaire ne peut plus fonctionner qu’à contre-emploi, On peut diaboliser une marge, qualifier de « monstrueux » une poignée de cas sociaux ou d’hystériques fanatisés, pas un quart des votants.
La gauche ringardisée
Ce choc électoral se produit en outre dans un contexte bien particulier, qui est celui de la perte de l’hégémonie culturelle de la gauche. Les derniers mois ont vu de nombreux débats mettre en relief cette réalité, notamment autour de la sortie du livre d’Aymeric Caron, le chroniqueur de Laurent Ruquier, intitulé Incorrect, livre que même les Inrocks ont jugé bourré de poncifs. Sur le plateau de « Salut les Terriens » du 4 mai dernier, le talk-show de Thierry Ardisson sur Canal+, l’ « édito de Blako » — robinet à clichés de la pensée dominante — faisait le constat de ce déclin complet de l’influence exercée longtemps sans partage par la gauche bien-pensante. Un constat confirmé par l’un de ses plus éminents représentants, Julien Dray présent sur le plateau. Cette position soi-disant « minoritaire » du chroniqueur végétarien lui permet de se prétendre aujourd’hui auréolé de l’éclat de la rébellion. Sauf que la gauche n’est ni minoritaire dans les médias ni subversive, elle est à la fois hégémonique et désavouée. Elle n’est pas minoritaire à la manière dont Caron le fantasme, c’est-à-dire comme la jeunesse frondeuse d’une avant-garde, non, elle l’est comme le dernier carré d’un régime usé. Et c’est ce dernier carré, de nature oligarchique, qui se voit aujourd’hui obligé d’entériner son désaveu par le peuple, tandis qu’il possède toujours l’essentiel du pouvoir médiatique. Une situation pour le moins périlleuse, désormais parfaitement transparente, confirmée avec l’ascension du parti bouc émissaire du système et qui en tire désormais toute sa légitimité. Une situation face à laquelle, donc, il devenait indispensable de réagir.
Les « progressistes » à la remorque des « néo-réacs »
Dans le journal L’Humanité, plusieurs débats se succèdent pour tenter de répondre à l’ascension du FN. Le 27 mai, Nicolas Lebourg, historien spécialiste de l’extrême droite, explique : « La demande sociale, depuis vingt ans, réclame une protection contre le libéralisme économique et un horizon d’attente culturelle unificateur. À force de ne pas être entendue, cette demande se radicalise en demande autoritaire. » On voit ainsi reprises, dans les colonnes du quotidien communiste, les thèses de Jean-Claude Michéa, elles-mêmes inspirées de Christopher Lasch : le libéralisme économique est indissociable du libéralisme culturel, le règne de la finance va de pair avec celui du multiculturalisme, en conséquence de quoi seul le FN propose une réponse cohérente – fût-elle erronée, primaire ou illusoire — aux dégâts de la mondialisation libérale. Le sociologue Christophe Guilluy dispose quant à lui d’un long entretien dans Le Figaro pour exprimer à nouveau ses analyses que les événements ne cessent de confirmer. Il avait déjà bénéficié d’une importante couverture dans Le Point du 27 mars et dans Marianne, le lendemain, à l’occasion de la republication de son ouvrage Fractures françaises (François Bourin), devenu en quatre ans une référence incontournable. Ces deux intellectuels, Guilluy et Michéa, qui ne se situent ni l’un ni l’autre à droite (parfois accusés de faire le jeu des « néo-réacs » et sans cesse cités depuis des années par le chroniqueur Éric Zemmour), semblent parmi les seuls à avoir élaboré les outils intellectuels adéquats pour analyser la situation sociale et politique contemporaine. Leur influence dans la presse dominante, jusque là marginale, se fait soudainement très prégnante, accréditant avec eux les francs-tireurs qui s’en réclament, pourtant toujours traités par les mêmes médias avec une grande méfiance quand ce n’est pas avec dégoût. Ainsi le Nouvel Obs, revue habituée à faire des listes de « fachos » à chaque rentrée, accorde en mai dernier une longue interview à Guilluy, grand inspirateur, pourtant, des présumés « fachos », puisqu’il met en valeur la précarité identitaire, telle qu’elle accompagne la précarité sociale à l’ère du libéralisme déchaîné et des flux migratoires qui l’accompagnent.
Mea culpa
De grandes figures de la gauche médiatique ou politique se livrent même à leur mea culpa. Mehdi Ouraoui, ex-directeur de cabinet d’Harlem Désir, publie : Marine Le Pen, notre faute : essai sur le délitement républicain (Michalon), le responsable socialiste dénonçant une « caste au pouvoir qui ne sert plus qu’elle-même. » Cet argument, que d’aucuns qualifieraient de populiste s’il était avancé par Marine Le Pen, se retrouve bien dans la bouche d’un haut responsable socialiste. Mais comme le dit le même Taguieff dans Du diable en politique, récemment publié (CNRS éditions), cette objectivation des causes de la « montée » du FN est également une illusion ; c’est en effet oublier que ces « leaders politiques ou personnalités médiatiques […] font eux-mêmes partie des causes qu’ils veulent éliminer » (p. 154). Jean-François Kahn, l’ancien patron de Marianne, publie quant à lui : Marine Le Pen vous dit : Merci ! (Plon), accusant les responsables politiques et médiatiques d’avoir fait le jeu du Front National par leur déni, leur aveuglement idéologique et leur terrorisme intellectuel. La confrontation qui l’a opposé à Aymeric Caron dans l’émission « On n’est pas couché », de Laurent Ruquier, le 7 juin, était remarquablement révélatrice. Caron, cible exacte des thèses de Jean-François Kahn, enfermé dans l’assurance imperturbable de ses réflexes purement idéologiques, finit par exaspérer même le présentateur. Ainsi, deux hommes de gauche (Ruquier et Kahn) s’emportaient-ils contre un troisième, caricature des gardes-chiourmes du politiquement correct, bien obligés de s’effarer devant le désastre où une telle posture avait mené leurs idées.
Bilan transitoire
L’arrivée du FN en tête des élections européennes sonne de fait la fin du bipartisme en France. Cette reconfiguration du champ politique entraîne également une délégitimation sans précédent du pouvoir médiatique. Devant l’évidence, ce pouvoir se voit acculé à l’autocritique. Le « logiciel » d’analyse du réel périmé, la caste médiatique est contrainte à un pénible travail de révision. Mais un renouveau du travail médiatique est il possible sans l’émergence de nouveaux talents ?
Crédit photo : andy-howell via Flickr (cc)