Le site tout en ligne (ou « pure player » selon le faux anglicisme à la mode) Atlantico, qui vient de lancer une version payante, demeure en partie un mystère : son succès fulgurant initial comme ses connexions politiques, la figure de son fondateur, Jean-Sébastien Ferjou, comme son modèle économique, intriguent.
L’aventure commence en février 2011 quand, à l’occasion d’une tonitruante conférence de presse où se retrouve le gratin médiatique parisien, le site Atlantico est lancé. Surnommé immédiatement le Mediapart de droite, l’organe de presse est le bébé de plusieurs journalistes télé et radio, dont Jean-Sébastien Ferjou, ancien de TF1 et de LCI, et Pierre Guyot, passé par RTL, Europe 1 et BFM. On trouve aussi à leurs côtés deux personnages moins connus, Igor Daguier et Loïc Rouvin, toujours détenteurs d’une partie du capital. Le site est financé au départ par ses créateurs et quelques autres investisseurs, dont Arnaud Dassier, ex-animateur de la campagne de Nicolas Sarkozy sur le web en 2007, et Xaviel Niel (fondateur d’Iliad-Free et aujourd’hui actionnaire du Monde), ou encore Charles Beigbeder (fondateur de Poweo) et Marc Simoncini (fondateur de Meetic). Le capital d’origine avoisine le million d’euros.
Le système de fonctionnement est assez ingénieux : entre cinq et dix journalistes, payés comme pigistes permanents, généralement frais émoulus d’école, assurent le roulement du site. Payés à la journée, 100 euros net, ils sont flexibles : ils peuvent travailler de 10h du matin jusqu’à 22h, et le week-end souvent. Les contributeurs extérieurs ne sont pas rémunérés, sauf exception.
Le site de référence de la droite décomplexée
Rapidement, le site s’impose dans le paysage médiatique, devenant la référence de la pensée de droite décomplexée, libérale et conservatrice en même temps. Atlantico ne s’assume pas explicitement comme étant de droite, mais se réclame d’une pensée libre, incorrecte, c’est-à-dire hors la doxa de gauche. Les contributeurs les plus en vue, comme Sophie de Menthon, sont à peu près tous issus de la frange libérale du paysage intellectuel français. Il n’a de plus échappé à personne que le lancement de ce site un an avant les présidentielles de 2012 rentrait dans un plan général de reconquête des idées par l’UMP de Nicolas Sarkozy.
Jean-Sébastien Ferjou, l’âme d’Atlantico et son directeur de publication, est à l’époque notoirement très proche de Patrick Buisson, le conseiller spécial de l’ancien président de la République. Ferjou travaillait en effet originellement à LCI où il était notamment chroniqueur dans l’émission de Buisson. Nourri à Foxnews, le jeune loup des médias a certainement bénéficié de l’entregent de Buisson, et peut-être de l’entourage général de Nicolas Sarkozy pour lancer son pure player, dont le démarrage est fulgurant.
Un vent d’ouest…
Selon plusieurs anciens rédacteurs du site, les conversations, de visu ou par téléphone, entre Ferjou et Buisson étaient très régulières. Mais Atlantico cherche surtout, dès le début, à se développer sur le terrain des idées, en réunissant toute les plumes de droite qui comptent, et en agitant régulièrement le chiffon rouge des dépenses publiques, du « socialisme » qui enferrerait la France dans un modèle dépassé, et tout ce type de discours classique de la critique de droite. « Atlantico, un vent nouveau souffle sur l’info » : le slogan et le titre sont on ne peut plus explicites. Difficile d’ignorer que ce vent nouveau vient de l’ouest…
Mais c’est peut-être un peu abusivement que le site est comparé au Médiapart d’Edwy Plenel, qui se fonde, lui, sur l’enquête de terrain, et parfois sur la délation… On trouve peu de scoops sur Atlantico, sinon un entrefilet sur l’affaire DSK, la révélation du « Mur des cons » du Syndicat de la Magistrature et les enregistrements Buisson. C’est assez peu en trois ans d’existence. Un journaliste de Valeurs Actuelles, qui travaillait naguère avec les services de police, et livrait à ce titre souvent des infos à Ferjou, se plaignait d’ailleurs que celui-ci les reprenne trop peu.
Non, Atlantico, c’est surtout depuis trois ans une puissante caisse de résonance pour un mélange d’idées « réactionnaires » – dans la lignée Zemmour ou Brunet – et libérales. Vendues dans un packaging d’infos brutes, elles doivent participer selon son fondateur à la recréation d’une droite nouvelle, débarrassée enfin de la domination culturelle de la gauche – comme Causeur d’une autre façon, les deux sites renvoyant d’ailleurs régulièrement l’un vers l’autre. Jean-Sébastien Ferjou persuade ses annonceurs et investisseurs que son lectorat est haut-de-gamme, « CSP+ » comme on dit. Mais la lecture du site peut faire douter de cette assertion. Les sujets sont traités rapidement et un passage rapide dans les commentaires indique plutôt un lectorat populaire et énervé. La faute certainement à la logique d’abattage qui préside au travail des pigistes, lesquels sont principalement utilisés pour faire du « bâtonnage » comme on dit dans le milieu, c’est-à-dire de la réécriture de dépêches d’agence. Pour le reste, principalement un travail de « phoning », c’est-à-dire de contact avec des spécialistes pour leur réclamer une tribune sur leur sujet de prédilection.
3,5 millions de visiteurs…
Si le site fonctionne aujourd’hui avec une quinzaine de journalistes et plus de 2 500 contributeurs recensés — journalistes, essayistes, sociologues, économistes, historiens, patrons ; s’il se vante d’avoir attiré en janvier dernier 3,5 millions de visiteurs uniques (selon Google Analytics), son modèle économique demeure fragile. Entièrement gratuit jusqu’à il y a quelques jours, le site n’est pas encore rentable mais Atlantico assure viser l’équilibre cette année. Fin 2012, le site a encore levé 2 millions auprès de Gérard Lignac, ancien président du groupe EBRA, le grand groupe de presse régional de l’est de la France, vendu au Crédit Mutuel en 2010. Aujourd’hui, Gérard Lignac possède environ un tiers du capital d’Atlantico, ce qui en fait le premier actionnaire sur le papier, même si Jean-Sébastien Ferjou et ses camarades ont verrouillé le conseil d’administration avec une minorité de blocage.
Le pari du payant
Pour remédier aux pertes enregistrées ces dernières années, Atlantico a fait tout récemment le pari du payant. Depuis le 14 mai dernier, un abonnement à 4,90 € par mois est en effet proposé aux lecteurs réguliers du « pure player », les autres lecteurs pouvant continuer à lire gratuitement environ 5 articles par mois. Les abonnés ont désormais accès à une sélection des articles de la semaine, ainsi que la possibilité de poster des commentaires jusqu’à lors ouverts à tous. La cible potentielle est estimée entre 200 000 et 300 000 lecteurs. La marque Atlantico avait du reste déjà développé des produits payants, dont des mini-livres numériques : depuis 2013, ont déjà été publiés une trentaine de très courts livres électroniques, en partenariat avec l’éditeur Eyrolles, au prix oscillant en 2 et 5 euros sur des sujets comme « Devenir un pro de la négociation » (par Alexis Kiprianou) ou « Cultivez votre charisme » (par Chilina Hills). Mais, quoique les chiffres de vente soient indisponibles, tout prouve que cette activité devrait rester marginale.
Un site qui demeure fragile
Cependant, le renflouement de la société se mesure aussi à son nouveau train de vie. La rédaction bénéficie enfin de vrais locaux depuis très peu de temps, aux alentours de Bastille. De plus, le statut de certains pigistes a été régularisé — certainement une prudente réaction après la brouille avec Patrick Buisson qui aurait valu pas mal de nouveaux ennemis, pour certains puissants, à « JS » Ferjou. Reste que la perte de plusieurs centaines de milliers d’euros chaque année témoigne d’une société fragile.
De même, la pertinence de la publication sur le site des enregistrements de Nicolas Sarkozy par Patrick Buisson demeure discutable sur le papier, alors qu’Atlantico et Ferjou devaient tant à l’origine à celui qui chuchotait à l’oreille de l’ancien président. Officiellement, la dispute aurait éclaté à cause de la reprise sous la forme d’une brève d’un article du Monde où le fils Buisson débinait son père. Le fond de l’affaire relèverait en réalité plus du règlement de compte affectif entre Patrick Buisson et ses anciens épigones. Le fait que les enregistrements aient directement été déposés dans la boîte aux lettres d’Atlantico par l’âme du complot anti-buisson, selon certaines sources, révèle des inimités personnelles particulièrement violentes. Paradoxalement, l’actionnaire Gérard Lignac, qui avait été rameuté par Buisson, demeure fidèle au site jusqu’à présent, puisqu’il vient de remettre la main à la poche. Cependant, M. Lignac, se situe plutôt sur une ligne de droite patriote à la Dupont-Aignan, quand le site est ultralibéral et atlantiste. Un attelage paradoxal mais qui dure.