[Première diffusion le 29 juin 2016] Rediffusions estivales 2016
Au Royaume-Uni, pour le référendum du jeudi 23 juin, la presse était à l’image du pays : divisée. Le Sun, le Daily Express et le Sunday Times se sont ainsi positionnés pour une sortie de l’UE, tandis que le Guardian, le Daily Mirror et les quotidiens économiques (The Economist, The Financial Times) ont milité en faveur du « Remain ».
Comme l’a expliqué Agnès Alexandre-Collier, professeur en civilisation britannique à l’université de Bourgogne : « On voit bien comment des tabloïds comme le Sun, le Daily Mail, brandissent le scénario de la peur autour du camp du “Leave”, partisans du Brexit. C’est quelque chose qui est traditionnel dans la presse populaire, cet euroscepticisme assez agressif, qui existe depuis une vingtaine d’années. » En revanche, dans la presse plus traditionnelle, « les arguments tournent essentiellement autour des scénarios de peur brandis par David Cameron sur le risque d’une sortie, d’un isolement et d’une perte de puissance pour le Royaume-Uni ». La presse britannique perpétue ici une tradition de prise de position ouverte, de participation assumée au débat public, « contrairement à la presse française », plus neutre, nous dit RTL. Vraiment ? On n’a pas vu le même film…
Les missionnaires de l’apocalypse
Pour la presse française il ne s’agissait pas que d’une affaire britannico-britannique. L’enjeu était bien plus important : il concernait l’avenir du projet européen et celui de la France en son sein. Pendant cette campagne, toutes les passions ont été mobilisées pour faire comprendre les « dangers » d’une sortie de l’Union Européenne, assimilée à une véritable « sortie de l’Europe » (le continent !). Pour agiter les peurs, tous les moyens ont été utilisés. Sur Public Sénat, une journaliste interrogeant le sénateur FN David Rachline n’a pas hésité à affirmer que « l’autarcie aura des conséquences, au Royaume-Uni on parle de 5 points de PIB ». Le tout validé par « un consensus d’experts du commerce ». Sur BFM TV, il a même été question de 10 points de croissance !
Sur TF1, les téléspectateurs ont eu droit à un reportage montrant des éleveurs britanniques, inquiets de ne plus voir arriver leurs « subsides » européens pour nourrir leur patrie.
Dans les médias, « Brexit » est synonyme de conséquences dramatiques. Durant les semaines précédant le référendum, les interviews de « britanniques ordinaires » ont afflué. Bien souvent il s’agissait de britanniques installés en France qui craignaient de voir leur « pouvoir d’achat » et leur « qualité de vie » impactés. De la même manière, les témoignages de Français installés à Londres se sont succédés. Pauvres classes privilégiées, seules bénéficiaires de la mondialisation sauvage, inquiètes du vote d’un peuple en souffrance. Autres conséquences « dramatiques » balancées sur toutes les ondes : les grandes entreprises sont inquiètes pour leurs privilèges, les traders pour leur bonus et le football anglais risque d’en pâtir (en plein Euro 2016, c’est un argument de poids ). Pire : le Brexit menacerait même le tournage de la série « Game of Thrones » ! Et Le Monde de se demander si on pourra « encore acheter des toffees chez Marks & Spencer »…
Outre les scénarios apocalyptiques, et les récupérations de la mort de la député pro-UE Jo Cox, on a également eu droit aux menaces. Sur LCP, Jean Quatremer, journaliste à Libération que l’on pourrait qualifier sobrement de « super-européiste » a été catégorique : « Pour éviter l’effet de contagion, il faut que le départ soit douloureux. »
- @quatremer : “Pour éviter l’effet de contagion, il faut que le départ soit douloureux” #Brexit #EuropeHebdo pic.twitter.com/m6qkryLyKZ
— LCP (@LCP) 22 juin 2016
En résumé, pour éviter de mettre à mal l’idéalisme de quelques eurocrates, il faut faire souffrir les peuples. Il faut punir l’Angleterre, et son peuple, pour cet affront. Sur son compte Twitter, Quatremer n’a eu de cesse de multiplier les remarques cyniques sur les possibles malheurs des Anglais après ce vote.
La gueule de bois
À l’annonce des résultats, beaucoup n’ont pas voulu y croire… et n’y croient toujours pas. Le Brexit gagnant après tout ce travail de propagande, ça ne pouvait être qu’une erreur. Sur BFMTV, on se pose (très sérieusement) la question. Interrogeant Nadine Morano, la présentatrice Roselyne Dubois constate : « Nous médias, comme vous élus, on n’arrive pas à faire passer cette idée que l’Europe apporte quelque chose. Alors concrètement, qu’est-ce qu’il faut changer ? Il y a un vrai mea culpa à avoir. »
Que faut-il faire pour que cette populace vote enfin en fonction de nos intérêts ? Déjà en 2005, elle avait ignoré nos consignes. Heureusement, deux ans plus tard, les « élus » prenaient le relais afin de faire annuler cette décision impromptue… Au lendemain du vote britannique, l’humeur était à la gueule de bois. Dans les JT, les témoignages de britanniques pro-Remain médusés par le résultat se sont enchaînés. Sur France Inter, Bruno Donnet n’a pu que constater que ses confrères faisaient, à l’évidence, du « prosélytisme ». Après avoir analysé les journaux de la mi-journée de France 2, France 3 et TF1, le constat est sans appel : le catastrophisme et les inquiétudes dominent. Alors, qu’est-ce que cet épisode du Brexit nous dit des médias français ? Pour Bruno Donnet, « il montre que, contrairement à ceux qui les écoutent, à la population qui est extrêmement partagée sur la question européenne (…), ceux qui fabriquent l’information, les journalistes, sont très majoritairement pro-européens. Ce faisant, ils sont esclaves de leurs émotions et c’est ainsi qu’ils véhiculent, à grandes longueurs d’antenne, un discours qui est de plus en plus éloigné de ce que pense au moins la moitié, peut-être plus, de ceux qui les écoutent. » Pour l’éditorialiste, cela « pose le problème de la représentativité de ceux qui transmettent à un auditoire auquel ils ressemblent de moins en moins ».
Quoi qu’il en soit, la presse française s’en est donnée à cœur joie dans ses couvertures à J+1. Mettant en scène un britannique ridiculement attaché à une tyrolienne, Libération lance un « Good Luck » qui transpire tout le cynisme propre à Quatremer. Pour Le Monde, le Royaume-Uni a carrément quitté « l’Europe », à la nage, semble-t-il. Pour Le Figaro, il y a eu, la veille, un « séisme en Europe ». Une « onde de choc », pour La Tribune, qui ne déroge pas à la règle du vocabulaire sismique de rigueur lors de ces événements. Enfin, L’Express nous explique « pourquoi les Britanniques vont regretter leur vote ».
Aspect amusant de cette couverture pro-Brexit : les mêmes qui nous annonçaient que tout allait s’effondrer ont été les premiers, dès le résultat connu, à nous assurer que, finalement, le Brexit aurait peu d’impact sur l’économie. Pour Le Figaro, « le Brexit ne devrait pas faire chuter la croissance française ». De même pour les Échos, qui promettent « un impact limité pour l’économie française ». Y aurait-il une vie après l’UE ? Puisque la vie va, visiblement, reprendre son cours, il fallait bien trouver autre chose, à commencer par la légitimité même du vote et les capacités intellectuelles des électeurs.
Les remords
Tout d’abord, il y a eu les « électeurs repentants », qui changent visiblement d’avis en 24 heures. Le Monde nous assure qu’outre-Manche, ils sont « nombreux » à regretter leur choix. Pour nous le prouver, sur 17,4 millions de votants en faveur du « Leave », le quotidien du soir a trouvé pas moins d’une dizaine d’électeurs qui n’avaient « pas mesuré les conséquences » de leur vote ! Un peu comme un criminel qui n’aurait pas mesuré les conséquences de son crime…
« J’ai voté “Leave” pour aider notre économie. Mais la livre a plongé et j’ai regretté immédiatement ma décision. En plus Farage est un connard de menteur ! », explique ainsi un internaute. Bien que tout juste en âge de voter, il fera office d’expert politique pour Le Monde. La transition est toute trouvée : comme l’a écrit BFMTV, « le Brexit à peine voté, Farage reconnaît être incapable de tenir une promesse de campagne ». Chacun sait et l’histoire l’a montré que les autres partis politiques, se sont montrés tout à fait capables de tenir leurs promesses.
Les « europhobes » sont des inconscients qui vont bien vite payer leur bêtise. Leur racisme aussi. Comme nous l’explique Libération, depuis la victoire du Brexit, « les témoignages se multiplient sur les réseaux sociaux ». Des témoignages de polonais, de pakistanais, de personnes de confession musulmane à qui on aurait « violemment demandé de quitter le pays ». Depuis le 24 juin, « plus d’une centaine d’incidents à caractère raciste ou xénophobe ont été signalés au Royaume-Uni », rapporte The Independent.
Une jeunesse sacrifiée par des vieux cons
Pour ces médias, ce résultat auquel personne ne s’attendait n’a pas grande valeur. Au fond, comme le montrent les statistiques, ce sont les « vieux » qui ont majoritairement plébiscité la sortie de l’UE. Des vieux qui, au lieu de simplement préparer leurs obsèques, ont l’outrecuidance d’aller voter. « Le droit de vote, c’est comme le permis : franchement, au bout d’un certain âge, on devrait leur retirer », nous dit Hélène Bekmezian sur Twitter, accessoirement journaliste au Monde, un journal accessoirement acheté par une majorité de personnes d’« un certain âge ».
Le droit de vote, c’est comme le permis : franchement, au bout d’un certain âge, on devrait leur retirer #Brexit
— Helene Bekmezian (@Bekouz) 24 juin 2016
Pour Vanessa Schnelder, également journaliste au Monde, ce n’est pas un Brexit mais un « Beurkxit ». Pour l’AFP, la jeunesse est « amère » et « furieuse » envers les plus âgés. Pour Le Monde, les vieux ont « confisqué » leur futur à des jeunes pleins d’« amertume ». Du côté de BFMTV, tout est une question d’image d’illustration…
Certes les 18–24 ont voté à 73 % pour le « Remain », mais un autre graphique nous indique que l’abstention chez les jeunes a été colossale. En effet, 64 % d’entre eux n’ont pas été aux urnes, ce qui signifie concrètement que seuls 26 % des « jeunes » ont en réalité plébiscité le vote « In ». De quoi remettre les choses en perspective.
Tiens, et si on revotait ?
Mais de toutes façons, outre ces cas flagrant d’âgisme autorisé, comme le souligne Libé, « le problème d’un référendum, c’est que les tripes l’emportent toujours sur la tête ». Après les promesses d’apocalypse et les doutes quant à la capacité de réflexion des votants, place désormais aux doutes sur la légitimité de la démocratie. Des cas de conscience qui ne concernent, évidemment, que les votes dont on aurait attendu un autre résultat. Dans les jours suivants le Brexit, les médias se sont jetés désespérément, sur une pétition en ligne (qui réunirait aujourd’hui 4 millions de « signataires ») réclamant… que se tienne un nouveau référendum ! Le résultat ne convient pas, revotons ! Ça finira bien par passer…
Quand libération doute dans la démocratie pic.twitter.com/Yvvapr08Dy
— Hervé Grandchamp (@hervegg) 24 juin 2016
Pour l’auteur de la pétition, dernière lueur d’espoir des européistes pour qu’un référendum soit valide, il faut que l’un ou l’autre camp l’emporte par plus de 60 % des votes, et que la participation soit de plus de 75 %. D’où sortent ces nouvelles règles démocratiques ? Nul ne sait. Quoi qu’il en soit, avec cette pétition, les médias français « ont pris leurs rêves pour des réalités », nous dit Marianne. Sonnée par le résultat implacable des urnes, « la presse française quasi-unanime n’a pratiquement donné la parole depuis vendredi qu’à des experts en catastrophisme, à des Britanniques désespérés ou à des pro-Brexit rongés par le remord », avant de se rabattre en dernier recours sur cette pétition douteuse, estime l’hebdomadaire.
Douteuse, car il suffit simplement d’une adresse mail valide pour signer, une, deux, trois fois ou plus si affinité. Marion Maréchal-Le Pen en a d’ailleurs fait l’expérience sous le nom de « Napoléon Bonaparte »… Si l’on se fie aux chiffres de cette pétition, 24 000 nord-coréens se sont prononcés pour que le référendum soit annulé… Pire, 40 000 citoyens du Vatican ont fait de même. Problème : l’État pontifical ne compte que 800 habitants. Pas de quoi empêcher 20 Minutes de rêver tout haut en estimant que « la pétition aux 3 millions de signatures pose question ».
À l’issue de ce nouveau déni de démocratie à l’européenne, ce qui pose question c’est bien l’honnêteté, la déontologie et surtout la représentativité des médias français qui reflètent de moins en moins le pluralisme de l’opinion.
Concern as online call for second Brexit vote gains more than 39,000 signatures from Vatican City — population 800 https://t.co/KlQVwfpWl3
— Telegraph News (@TelegraphNews) 26 juin 2016
Crédit photo : Jeff Djevdet via Flickr (cc) — speedpropertybuyers.co.uk