[Rediffusions estivales 2017 – article publié initialement le 31/05/2017]
On comprendra parfaitement que l’élection présidentielle française ait quelque peu occulté aux yeux du grand public les élections au parlement régional du Schleswig-Holstein en Allemagne, qui se sont déroulées le 7 mai dernier. Celles-ci sont pourtant riches en enseignements.
La presse nationale française s’est fait brièvement l’écho de cette élection : Le Figaro ; Le Monde ; Le Parisien ; Les Échos ; France 24 ; Europe 1. La lecture de ces articles ne peut pourtant que susciter un sentiment mitigé chez un connaisseur de la langue, de la culture, de l’histoire et de la politique allemandes. Les ténors de la presse nationale française ne font-ils appel qu’à des journalistes dilettantes ? Ou les papiers de ces derniers sont-ils seulement biaisés par le politiquement correct ? Voilà de quoi interroger sur le décrochage qualitatif de la presse française par rapport à certains de ses homologues d’Europe du Nord et du monde anglo-saxon.
On ne peut en effet qu’être frappé par quelques traits communs à tous ces articles :
- leur caractère trop succinct, voire superficiel ;
- quelques inexactitudes ou tout au moins des absences de nuances ;
- une absence quasi complète de réflexion en profondeur et de mise en perspective de ladite élection sur la politique allemande en général.
La teneur des articles parus en France est en effet sensiblement la même :
- nette victoire de la CDU qui remporte cette région ;
- un SPD (dont c’était un des fiefs) en fort recul ;
- un échec de l’AfD (Les Échos : « Le scrutin de ce dimanche contient une autre victoire pour la chancelière avec la faible performance d’Alternative pour l’Allemagne. Le parti populiste dépasse certes tout juste la barre des 5% et entre ainsi dans un nouveau parlement régional en Allemagne mais les scores de plus de 10% affichés l’année dernière dans plusieurs élections régionales paraissent loin.»).
Tout cela est globalement juste à première vue, mais de façon assez superficielle. La situation issue de cette élection est nettement plus complexe et délicate.
Les chiffres
Voici en effet les résultats effectifs :
Parti politique | Résultats | Évolution | |
Ancien score | Nouveau score | ||
CDU (chrétiens-démocrates) | 30,8% | 32% | +1,2% |
SPD (sociaux-démocrates) | 30,4% | 27,2% | -3,2% |
Verts | 13,2% | 12,9% | -0,3% |
FDP (libéraux) | 8,2% | 11,5% | +3,3% |
AfD | - | 5,9% | +5,9% |
Linke (gauche radicale) | 2,3% | 3,8% | +1,5% |
SSW (parti de la minorité danoise) | 4,6% | 3,3% | -1,3% |
Pirates | 8,2% | 1,2% | -7% |
Autres divers | 2,3% | 2,2% | -0,1% |
Avant de commenter ces chiffres, il convient d’abord de rappeler que cette région était auparavant gouvernée par une coalition désignée par le terme de Küstenkoalition (Coalition côtière) ou encore Ampelkoalition (coalition feu tricolore). Cette dernière comprenait le SPD, les Verts et le SSW (parti des minorités danoise et frisonne, régionaliste, gauchiste nordique, écologiste et multiculturaliste). Ce dernier parti est exceptionnellement dispensé de la barre des 5% pour être représenté au Parlement. L’Allemagne démocratique est en effet très respectueuse des minorités ethnolinguistiques, contrairement à la France jacobine. Ensemble, ces partis coalisés réunissaient 48,2% des voix mais, grâce à l’élimination des partis n’ayant pas franchi la barre des 5% et à la répartition des voix de ces derniers au prorata des résultats des partis qualifiés pour le Parlement, totalisaient tout juste 35 députés sur 69, soit une majorité courte d’une seule voix, mais tout de même une majorité absolue, politiquement cohérente, qui pouvait en outre bénéficier du soutien de petits partis au cas par cas.
Par conséquent un gouvernement régional en mesure de gouverner. Or c’est justement l’une des conclusions frappantes de ces élections, complètement manquée par la presse française : la mise sur pied de la future coalition va s’avérer un exercice aussi ardu que périlleux, et l’avenir de cette dernière, quelle qu’elle soit, sera a priori très incertain.
L’AfD au parlement régional den Kiel : un chien dans un jeu de quille
Le premier résultat constatable est effectivement le désaveu de la coalition au gouvernement. L’ensemble de ses membres a en effet perdu des plumes, essentiellement le SPD, mais aussi – certes dans une moindre mesure – ses alliés d’hier. Les Verts ont pu se maintenir dans une région qui regarde comme un modèle la politique d’énergie renouvelable menée conséquemment par le Danemark voisin.
C’est bien l’ensemble de la droite qui a remporté les élections et non la seule CDU qui ne gagne en fait ici qu’un petit point. Car le FDP a remarquablement progressé… mais tout de même aussi l’AfD, même si elle avait pu espérer mieux encore !
Le score de l’AfD est en effet trop rapidement évoqué par la presse française : il est certes inférieur aux scores de 10% à 20% précédemment engrangés, mais engrangés dans d’autres régions. Le clivage Est-Ouest (jamais évoqué par la presse française alors qu’il représente un phénomène structurel fondamental pour l’évolution politique de l’Allemagne, les idées post-soixante-huitardes n’ayant guère d’écho à l’Est) a pour conséquence que l’AfD engrange des succès bien plus considérables à l’Est qu’à l’Ouest. Enfin, l’AfD se présente à ces élections pour la première fois, y obtient tout de même d’un seul coup 5,9% des voix et entre au Parlement régional – il serait plus juste de parler d’un résultat en demi-teinte que d’un échec pur et simple.
Car l’autre phénomène essentiel de cette élection absolument ignoré par la presse française est que l’arrivée de l’AfD au parlement de Kiel vient bouleverser l’équilibre politique dans cette région. Il va en effet être très difficile d’y mettre sur pied une coalition viable et surtout capable de mettre en œuvre une politique couronnée de succès dans cet État fédéré. Une configuration que nous avons déjà décrite à propos des élections berlinoises et que l’on peut constater souvent lorsque l’AfD parvient à envoyer des députés dans des Parlements régionaux : ce phénomène contraint alors les partis de l’establishment à créer des grandes coalitions ou des coalitions hétéroclites, qui ont pourtant, à quelques exceptions près, rarement fait leurs preuves historiquement.
Le casse-tête de la formation d’une coalition gouvernementale viable après les élections au Schleswig-Holstein : l’avenir du gouvernement régional est très incertain
C’est ce dont une grande partie de la presse allemande, plus nuancée que la française, s’est souvent fait l’écho ces derniers temps : Kieler Nachrichten (1), Kieler Nachrichten (2), FAZ (1), FAZ (2), FAZ (3), FAZ (4), NDR, Kölner Stadtanzeiger.
L’arrivée de l’AfD au parlement régional de Kiel fait l’effet de celle d’un chien dans un jeu de quille. Cette présence combinée aux conséquences du politiquement correct, a en effet trois conséquences immédiates (raison pour laquelle elle est loin d’être un insuccès) :
- aucune des coalitions classiques (SPD-Verts ou CDU-FDP) ne peut être mise en place faute de majorité absolue, même après péréquation ;
- le politiquement incorrect empêche de mettre en place la coalition des droites logiquement issue des résultats aux élections ;
- aucune des autres coalitions pensables ne paraît bien satisfaisante.
L’avenir politique à moyen terme de l’État fédéré de Schleswig-Holstein paraît pour le moins incertain.
Examinons cela en détail
Les véritables vainqueurs des élections sont bel et bien la CDU (+1,2%), mais davantage encore le FDP (+3,3%)… et quoi qu’on en dise l’AfD (+5,9%). La coalition la plus logique au vu de ces résultats serait donc une coalition des droites CDU-FDP-AfD. Une telle coalition serait d’autant plus logique que l’AfD est un parti certes conservateur et hostile au multiculturalisme, mais aussi libéral comme le FDP et conservateur au plan sociétal comme la CDU. Or il serait fou de nier que les Allemands souhaitent aujourd’hui une politique d’immigration raisonnable. Une telle coalition (coalition des vainqueurs) possèderait enfin une majorité très confortable au Parlement de 49,4% avant redistribution des 7,2% de voix qui se sont portées sur les partis non qualifiés au parlement. Soit, après péréquation, une majorité absolue bien plus confortable encore que celle dont disposait feu la coalition « feu tricolore » sous l’égide du SPD…
Seulement voilà : l’idéologie post-démocratique portée par le politiquement correct empêche cette solution logique. Elle contraint donc à choisir entre des solutions bancales… Lesquelles ?
- Une coalition de droite réduite à la CDU et la FDP ne peut, avec seulement 43,5% des voix avant répartition, constituer de coalition majoritaire viable. À gauche, la Küstenkoalition tricolore est morte ;
- Une solution de secours serait une GroKo (Grosse Koalition = grande coalition) alliant les partis d’establishment CDU-SPD ; de telles coalitions régionales ont été vues à Berlin (jusqu’en 2016), au Mecklembourg-Poméranie occidentale (voir), en Sarre (depuis 2012, renouvelée il y a quelques jours), en Saxe (depuis 2014), en Saxe-Anhalt (jusqu’en 2016) ou encore en Thuringe (jusqu’en 2014) ; ce type de coalition, surtout si elle allie entrants et sortants, n’a pour le moment pas du tout fait ses preuves ; tâchant trop de ménager la chèvre et le chou, les GroKo finissent par mécontenter tout le monde en fin de mandature ; ni la CDU ni le SPD ne paraissent y être favorables à court terme dans cette région, mais cela peut changer… la Sarre a fait ce choix en 2012 et l’a confirmé il y a quelques jours seulement (mais en Sarre, CDU, FDP et SPD sont arrivés largement devant tous les autres partis avec près de 70% des voix, c’est plutôt l’extrême-gauche qui a été désavouée, contrairement à ce qui vient de se passer à Kiel) ;
- La CDU et le FDP pourraient alors préférer s’allier, dans le cadre de ce qui porte déjà le nom de « Jamaika-Koalition » (coalition jamaïcaine, soit noire-bleue-verte), aux Verts – seuls capables d’apporter l’appoint nécessaire à une majorité absolue. Or si une partie des Verts (les « Realos », réalistes) est réputée modérée, une autre partie des Verts (les « Fundis », fondamentalistes) est assez justement considérée comme une émanation d’éco-staliniens à la française (on se souvient de la sortie récente du député AfD Rainer Podeswa à Stuttgart) ; en outre, les Verts proviennent d’une coalition sortante et désavouée et viennent d’enregistrer une série de revers en Sarre ou encore en Rhénanie du Nord-Westphalie… cette coalition serait donc assez bancale, outre le fait qu’elle n’enthousiasme guère lesdits Verts ; mais elle a ses chances d’aboutir (bien moins de réussir) ;
- Mais le pire serait encore une nouvelle mouture revue et corrigée, encore élargie, de la Küstenkoalition (Coalition côtière) ou encore Ampelkoalition (feu tricolore devenue quadricolore) ; ce type de coalition des vaincus faite de bric et de broc unissant des opposants hétéroclites a parfois succédé à des grandes coalitions en échec ; il n’est pas impossible que le SPD, les Verts, le SSW tente de remettre une coalition des sortants alliée au FDP ou (ou exclusif) à la Gauche radicale (Linke) ; le FDP ne semble guère y être favorable, les Linke (gauche radicale à l’instar de notre Front de Gauche) semblent dubitatifs, mais sait-on jamais… Berlin a fait un tel choix hasardeux l’an dernier…
On voit donc parfaitement à l’examen de ces hypothèses que tout est loin d’aller pour le mieux dans le meilleur des mondes au Schleswig-Holstein : l’impossibilité de réaliser une union des droites CDU-FDP-AfD contraint à envisager des coalitions hétéroclites faites de bric et de broc, comme cela a d’ailleurs été le cas dans d’autres pays d’Europe du Nord (Pays-Bas encore récemment). Des coalitions toutes plus ou moins bancales, dont les succès politiques futurs ne peuvent qu’être incertains. On voit cela aussi en France depuis des années, avec les conséquences que l’on connaît en termes de gouvernements minoritaires depuis 1997, de cohabitations qui pourraient être interprétés comme des GroKo à la française (et le gouvernement Macron prend à sa manière de telles allures sous une forme renouvelée). Mais l’Allemagne n’est pas la France : les scrutins à la proportionnelle relative y sont nettement plus démocratiques et il n’est pas possible de confisquer les élections ad vitam aeternam dans ce pays comme en France.
On assiste donc, au Schleswig-Holstein comme en Sarre, comme en Rhénanie du Nord-Westphalie récemment, et comme à Berlin, au Mecklembourg-Poméranie Occidentale l’an dernier et auparavant en Saxe, Saxe-Anhalt et Thuringe, à un bouleversement profond du jeu politique allemand qui, à l’instar du système politique française, traverse une crise profonde. Partout, on voit que les partis de l’establishment réagissent aux bouleversements par la mise en place de grandes coalitions (GroKo) ou de coalitions multicolores dont les appellations exotiques cachent mal le caractère hétéroclite (coalitions côtières, tricolores, jamaïcaines…) et la fréquente impuissance politique.
Les bouleversements des majorités régionales pourraient annoncer des bouleversements des majorités fédérales, tant au niveau du Parlement fédéral (élections en septembre 2017) que du Conseil fédéral qui rassemble les députés des régions, dont la composition est donc influencée par chaque élection régionale.
Parler seulement du succès de la CDU et de la déroute du SPD ne représente donc qu’une partie des réflexions qu’aurait dû susciter cette élection : le succès d’Angela Merkel n’est pas sans ombres, et l’irruption de l’AfD sur la scène politique continue bel et bien à bouleverser et à déstabiliser le système politique allemand en général, et celui de cet État en particulier.