Grâce à un intense lobbying de son président, Olivier Schrameck, le CSA devrait profiter de la future loi sur la création pour étendre son pouvoir de contrôle et de régulation à la sphère internet. Ce projet de loi fait actuellement l’objet d’arbitrages interministériels et devrait être présenté en conseil des ministres en juin prochain, pour une adoption en 2015. Il amènera à un contrôle renforcé d’internet, qui était jusqu’alors sous l’égide de l’Hadopi (Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet) depuis la loi du 12 juin 2009. À regarder de plus près ses prétentions, le Conseil supérieur de l’audiovisuel risque de se révéler un gendarme beaucoup plus sévère et restrictif que la précédente autorité…
De l’Hadopi au CSA
Depuis 2009, c’est l’Hadopi qui se chargeait de la tâche très controversée de réguler internet. Cet organisme public indépendant était missionné pour mettre un terme au téléchargement illégal (pair à pair) en effectuant des ripostes graduées, et pour s’assurer de l’amélioration de l’offre légale afin d’inciter à la consommation licite des contenus culturels. Mais depuis plusieurs années maintenant, le CSA maintient une intense pression sur les politiques pour s’arroger ce pouvoir.
Avec la future loi de création portée par la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, le Conseil va enfin parvenir à ses fins. Selon BFM Business, qui a pu lire le projet de loi, « les nouveaux “super pouvoirs” du gendarme occupent un gros tiers du futur texte ». Parmi ceux-ci, l’extension de son influence numérique. À l’ère de la multiplication des écrans et de la télévision connectée, le CSA entend bien suivre le mouvement. Pour autant, est-il légitime dans cette tâche ?
Un problème de légitimité
D’après Guillaume Champeau, fondateur du site Numerama.com, le CSA est tout à fait illégitime pour contrôler le net. La raison est simple : « Le CSA tirait sa légitimité de la rareté des ondes hertziennes, qui sont un bien public en quantité limitée, qu’il faut administrer pour l’intérêt du plus grand nombre. Il était donc logique qu’en vertu de ce principe de gestion d’une ressource publique rare, l’État mette en place des règles pour décider de qui avait le droit d’utiliser ces ressources, et dans quelles conditions. » Cependant, avec internet et les réseaux numériques, la ressource est désormais privée… et infinie ! Ainsi, le CSA n’a « plus aucune légitimité tirée de la rareté d’un bien public ». CQFD.
C’est pourquoi, pour se bricoler une légitimité de façade, les Sages s’accrochent désormais à des nouvelles marottes : les sacro-saintes protections de l’enfance et de la propriété intellectuelle. « Or il faut rappeler que ces principes sont aussi imposés par la loi, et que s’ils sont violés, c’est à la justice de sanctionner, et pas à une autorité administrative », nous rappelle M. Champeau. En résumé, le CSA entend réguler a priori ce qui est déjà sanctionné a posteriori. Comment compte-t-il s’y prendre ?
Le filtrage en questions
Tout d’abord, il convient de rappeler que la loi Hadopi, ou loi création et internet, ne sanctionne pas le piratage d’une œuvre mais le fait de ne pas avoir sécurisé son accès à internet pour éviter qu’un tel piratage ait pu arriver. Ainsi, lorsque vous étiez pris à télécharger illégalement une œuvre protégée, un premier courrier vous était envoyé vous invitant à installer un dispositif de filtrage. Depuis 2004, la loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) impose en son article 6 aux fournisseurs d’accès à internet (FAI) d’informer leurs abonnés « de l’existence de moyens techniques permettant de restreindre l’accès à certains services ou de les sélectionner et leur proposent au moins un de ces moyens ».
En 2009, la loi Hadopi a transformé ce devoir d’information en obligation, pour les FAI, de proposer à leurs abonnés « au moins un des moyens » de filtrage présents sur une liste que l’Hadopi est censée établir, en vertu de l’article L331-26 du code de la propriété intellectuelle. Cependant, même si le droit le lui imposait, l’Hadopi s’est toujours refusée à réguler ces dispositifs, et à imposer des moyens de filtrages « labellisés » par elle. « C’est un refus vital pour la protection de la liberté d’information et de communication sur Internet », souligne le responsable de Numerama.
Or le CSA n’aura pas les mêmes réticences. Au contraire, ce dernier a plusieurs fois affirmé son désir de récupérer les pouvoirs de régulation des logiciels de filtrage en imposant, par défaut, que ces derniers prennent en compte un label « site de confiance » établi par lui-même. Ces dispositifs bloqueront ainsi l’accès aux sites qui ne seront pas jugés « de confiance » par le CSA… Pour inciter les sites à obtenir ce label, le Conseil aura, selon BFM Business, une carotte et un bâton. En réalité, il ne s’agit que d’un bâton, car ce que l’on appelle « carotte » ne constitue en réalité qu’une… autorisation d’obtenir le label ! En parallèle, le bâton servira à sanctionner les sites réticents selon les modalités prévues à l’article 42–1 de la loi audiovisuelle du 30 septembre 1986. Celui-ci prévoit notamment la possibilité pour l’autorité administrative de prononcer « la suspension de l’édition, de la diffusion ou de la distribution du ou des services d’une catégorie de programme, d’une partie du programme », ou encore « une sanction pécuniaire assortie éventuellement d’une suspension de l’édition ou de la distribution du ou des services ou d’une partie du programme ». Un véritable pouvoir de mise à mort…
« C’est un recul grave pour la liberté d’expression », soupire Guillaume Champeau. Car au-delà de ce contrôle a priori, c’est le champ d’action du CSA qui va être déterminant. À quels sites celui-ci va-t-il s’étendre ? Va-t-il se limiter aux seules plates-formes audiovisuelles ?
Comme nous le confirme notre interlocuteur, le Conseil « ne demande pas à réguler les contenus audiovisuels, mais les sites sur lesquels sont diffusés des contenus audiovisuels. Or le web a toujours été multimédia et il est de plus en plus rare de trouver des sites sur lesquels il n’y a pas de son ou de vidéo. L’audiovisuel c’est déjà une part très importante, et croissante, du web ». Une crainte récemment confirmée par BFM Business. Ainsi apprend-on que ladite loi « va redéfinir les “services audiovisuels” de manière bien plus large pour englober tout le web. Désormais, il s’agira de “la mise à disposition d’œuvres audiovisuelles, cinématographiques ou sonores, quelles que soient les modalités techniques de mise à disposition” ». De plus, les logiciels de filtrage, par essence, ne s’appliquent pas qu’aux plates-formes vidéo ou aux sites comportant des contenus audiovisuels, mais bien à tout l’internet.
À cela s’ajoute un autre problème consubstantiel : après le filtrage, le fichage. En effet, si votre fournisseur d’accès à internet vous impose, par défaut, un filtre restrictif, cela signifie que pour y échapper, il conviendra d’effectuer une demande auprès de celui-ci, et ainsi courir le risque d’être fiché en tant qu’« utilisateur à risque », ce qui amplifiera la surveillance. Une dérive dangereuse pour les libertés individuelles.
Restriction de la liberté d’expression
« La première des libertés dans une démocratie est de pouvoir s’exprimer, rappelle Guillaume Champeau. Lorsque l’État pose des limites à l’expression, il faut que cela soit justifié par des motifs impératifs (tels que la gestion d’une ressource publique rare), ou que ce soit la justice qui décide du bien-fondé des limites ». Or le Conseil supérieur de l’audiovisuel ne jouit aucunement du pouvoir de statuer sur ce qui acceptable ou non en matière d’expression. Nous entrons là dans une grave dérive, qui caractérise toutes les tentatives de contrôle de la parole avant même que celle-ci soit exprimée.
Pour prendre un exemple clair et revendiqué, l’ancien président du CSA, Michel Boyon, avait, dans son dernier discours à son poste, affirmé ouvertement qu’il visait la « régulation des contenus audiovisuels privés sur internet », comme les vidéos de particuliers « en libre accès sur YouTube ». Outre la traditionnelle « protection de l’enfance », le CSA avait dit aussi vouloir lutter « contre le racisme, l’antisémitisme », et « contre les appels à la haine et à la violence ». Des domaines qui non seulement peuvent apparaître comme étant subjectifs mais qui surtout, comme le souligne le fondateur de Numerama, « ne demandent pas de la régulation, mais de la sanction judiciaire ».
Et ceci n’est qu’un exemple lié aux seules vidéos personnelles. Or, comme nous l’avons vu précédemment, le CSA ne compte absolument pas se limiter à ces seuls contenus mais étendre son pouvoir de régulation à l’ensemble de la toile à travers les sites labellisés, qui seraient tolérés par des logiciels de filtrage eux-mêmes agréés. Au regard du nombre considérable des contenus en question, combien demeureront « tolérés » par le CSA ? Aussi, la question est de savoir si cela est gérable. Or lorsque, comme dans le cas présent, nous nous trouvons dans une situation où la ressource à gérer est illimitée, seule la restriction d’ampleur est efficace.
Le patron de L’Express, Christophe Barbier, verrait ainsi peut-être son vœu le plus cher se réaliser, lui qui encourageait récemment les démocraties (sic) à contrôler internet car « les dictatures y arrivent bien »…
Comment réguler efficacement internet ?
Lorsque l’on se rend compte de la dérive en cours et du danger que représenterait ce contrôle élargi d’internet par le CSA, demeure une interrogation : comment réguler efficacement internet ? Par exemple, comment gérer la nécessaire protection de l’enfance ? Pour Guillaume Champeau, la question n’est pas là : « Concernant les mineurs, rien ne remplacera l’éducation, à la fois des enfants et des parents. Il faut qu’ils puissent mettre en place des contrôles parentaux, mais c’est à eux de décider, et certainement pas à l’État d’imposer ce que ces logiciels doivent bloquer. La protection de l’enfance est un cheval de Troie, qui avance parce qu’il est très fortement exagéré. Les risques existent, mais il ne faut pas les surestimer. »
Demeure enfin la vaste question de la propriété intellectuelle. Il faut, pour Guillaume Champeau, « entamer un véritable chantier de remise à plat des droits de propriété intellectuelle ». Par exemple, « est-il normal de devoir attendre 70 ans après la mort d’un auteur pour avoir le droit de partager son œuvre sans avoir à demander l’autorisation à des héritiers qui n’ont rien créé ? ». Et celui-ci de conclure : « Le droit d’auteur doit faire son aggiornamento, et s’il retrouve de l’équilibre, il sera plus légitime et mieux accepté de le faire respecter. Surtout, il faut cesser de s’attaquer à la demande, ce que l’on fait sur Internet depuis plus de 15 ans, et se concentrer sur l’offre. On le voit avec Netflix, Deezer, Spotify… lorsqu’une offre légale est bien conçue et attractive, le piratage recule. »
Mais le Conseil supérieur de l’audiovisuel n’aura probablement que faire de ces conseils. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est étendre ses pouvoirs à une sphère qui, aujourd’hui, le dépasse : internet. Avec un CSA en grand gendarme du web, nul doute que les internautes auront beaucoup à craindre pour leurs libertés.
La loi de création de la ministre de la Culture Aurélie Filippetti, qui accordera ces nouveaux pouvoirs aux « Sages » est actuellement en préparation. Si le projet est adopté à l’Assemblée et au Sénat (qui devrait repasser à droite en septembre suite aux élections municipales), la réponse à nos questions surviendra dès 2015, pour le meilleur et pour le pire…
C.L.
Photo : La Tour Mirabeau, siège du CSA. Crédit : h de c via Flickr (cc)