Comment le nouvel écosystème médiatique a failli faire imploser l’Élysée
Au début, il y eut l’émotion. Ensuite, le flux s’en empara, déborda complètement le gouvernement, mit à jour ses dissensions, aggrava sa gabegie, et quand celui-ci tenta de réagir, ce fut, dans un déchaînement du flux incontrôlé, pour un crash en beauté. A l’origine : presque rien. À la fin : une crise politique majeure. Entre les deux, donc, cet excès de flux caractéristique d’un nouvel écosystème médiatique auquel, comme à tant d’autres aspects de la situation actuelle, les différents membres du gouvernement socialiste ne semblaient pas préparés. Cette incroyable distorsion entre le réel, la bulle médiatique démesurée qui en surgit et les conséquences concrètes de l’événement, sont l’occasion de revenir sur un cas d’école quant à la nouvelle économie médiatique : l’affaire Léonarda, ou comment, à partir d’une application à peine maladroite d’une loi dans des circonstances considérés comme légitimes, le président de la République française, usant de la plus haute solennité de sa fonction, s’est retrouvé dans la situation de se faire « vanner », d’égal à égal, par une gamine de 15 ans… Nous ne nous pencherons pas spécialement sur les faits, désormais éclaircis et connus de tous : l’évacuation d’une famille rom caricaturalement abusive hors de France après l’épuisement des recours juridiques, et de la patience, même, des associations sans-papiéristes, dans un pays où 70% de la population considère qu’il y a trop d’étrangers. Nous nous proposons d’étudier ici l’étrange phénomène qui, combinant les blogs, les réseaux sociaux et les chaînes d’info continue, a permis à cette anecdote de se transformer en cataclysme.
Post initial
Tout commence par un post datant du 14 octobre dernier (soit cinq jours après l’expulsion de la famille Dibrani) sur le blog de RESF (Réseau Éducation Sans Frontière), hébergé par Médiapart, le site d’Edwy Plenel. À présent que l’on connaît tous les éléments du dossier, comment ne pas être pas étonné par la teneur d’un
tel papier ? La première partie est un communiqué des enseignants qui déclarent : « Nous, professeurs du collège André Malraux et du lycée Toussaint Louverture, sommes choqués de voir comment les efforts d’intégration fournis par ces enfants à l’école sont réduits à néant par des politiques aveugles et inhumaines. » Des efforts d’intégration qui se traduisent, pour Léonarda, rappelons-le, par 21,5 jours d’absence depuis la rentrée scolaire (soit depuis à peine plus d’un mois au 9 octobre), efforts anéantis par une politique « aveugle et inhumaine » qui a tout de même soutenu financièrement la famille durant quatre ans et demi et lui a autorisé tous les recours juridiques possibles. Les allégations des enseignants ne sont pas seulement fausses, elles sont à l’exact opposé de la vérité. Pour le reste, il s’agit d’une mise en scène sentimentale des événements où les enseignants se donnent à bon compte le rôle de résistants héroïques au cours d’une séquence qui fait songer au film de Louis Malle : Au revoir les enfants. Après cette fable narcissique, on trouve une espèce de tract où l’on peut lire : « On a honte pour tous ceux qui, de près ou de loin, maire, fonctionnaires de la PAF, préfet, membres du cabinet, imbéciles ou salauds, ont collaboré à cette arrestation. Ont-ils remarqué que la jeune Léonarda a été interpellée sur le parking du collège Lucie Aubrac ? Aubrac ? Connais pas ? » « Imbéciles », « salauds », « collaboré », « Lucie Aubrac » : tout le folklore résistantialiste est déballé à l’aveugle, pour que ces enseignants si approximatifs avec l’Histoire puissent se faire reluire l’auréole à bon compte. Mais ce dont ils ne se doutent pas encore, c’est à quel point ils vont être pris au sérieux.
La vague émotionnelle
Ce qui est donc assez inédit pour une affaire de cette ampleur, c’est qu’elle ait pu naître d’une telle amorce. Non pas le papier d’un journaliste professionnel ayant un minimum enquêté sur son sujet en se pliant à la déontologie exigée par sa profession, au sein d’un média doté, à tort ou à raison, d’une certaine crédibilité, non… Mais d’un simple post presque anonyme, écrit à l’emporte-pièce et pousse-aux-larmes, publié sur un blog… Dès l’origine, on n’est pas dans le registre de la raison, de l’objectivité ou des faits, mais dans celui de la grandiloquence, du déni de réel et de l’émotionnel pur. Ainsi, « l’interpellation de Leonarda par la police au cours d’une sortie scolaire le 9 octobre (va-t-elle soulever) une vague d’émotion dans une partie de la gauche et entrain(er) des milliers de lycéens dans la rue. » En somme, avant même qu’une analyse sérieuse des faits ait été établie par quiconque, sans l’intervention du moindre filtre, le post des enseignants va produire une « vague d’émotion » — le contraire d’un débat ou d’une réflexion – laquelle va se répandre par capillarité à la faveur des réseaux sociaux. Tout ce qui lance cette affaire a trait aux nouvelles technologies, témoigne de leur dynamique particulière et montre comment celles-ci bouleversent radicalement l’ancien rapport à l’information qui se trouve sans arrêt court-circuité.
Concours de tweets
Le 16 octobre, soit deux jours après le post initial, c’est sur Twitter que la vague enfle, par l’intervention de plusieurs personnalités de Gauche. Le président de l’Assemblée nationale lui-même, Claude Bartolone, tweete : « Il y a la loi. Mais il y a aussi des valeurs avec lesquelles la Gauche ne saurait transiger. Sous peine de perdre son âme. #Léonarda. » David Assouline, porte parole du PS, évoque quant à lui, sur son compte Tweeter, une scène « insupportable et inacceptable ».
Faire descendre d’un bus par les forces de l’ordre une élève devant ses camarades est insupportable et inacceptable http://t.co/SY2F7FgSEo
— David Assouline (@dassouline) 15 Octobre 2013
Le député Bernard Roman lâche le grand mot de « rafle », quand de son côté, pour ne pas être en reste, Mélenchon tweete : « Rendons Valls# à Le Pen. » On semble donc assister à un concours d’indignations (et de points Godwin) d’autant plus viral qu’Internet a décuplé la réactivité. Personne n’a encore connaissance du dossier, aucune enquête sérieuse n’a été réalisée, mais les supports en jeu, blogs ou Twitter, n’encouragent de toute manière pas cette modalité de discours. Sur un blog, n’importe qui peut écrire n’importe quoi en-dehors de toute véritable instance de légitimité. Sur Twitter, le format de 140 caractères ne permet ni l’argumentation ni le développement ni la nuance, mais pousse à la déclaration péremptoire ou l’expression sommaire de son émotion spontanée. D’un autre côté, comment ne pas voir dans cette escalade d’indignations de la part de membres de la majorité, critiquant par conséquent dans la plus décomplexée des outrances la politique du gouvernement auquel ils appartiennent, une insurrection contre Valls ? Les raisons qui les motivent semblent en effet moins morales que bassement politiciennes, trahissant une guerre interne au sein du parti.
Manifs Facebook
Le 17 octobre, voilà que les lycéens s’y mettent. À la veille des vacances de la Toussaint, il est encore difficile de savoir si les raisons essentielles qui les poussent dans la rue ne relèvent pas davantage de congés anticipés et du goût de la fête que d’une véritable conscience politique, mais en l’occurrence, les voici entre 2500 et 7000 à converger vers la place de la Nation. Nombreux ont été mobilisés directement par leurs professeurs : « Des professeurs ont distribué des tracts lundi à la sortie des cours et ont proposé de signer une pétition, raconte Astrid, 17 ans, étudiante en terminale au lycée Dorian, dans le 11e arrondissement. » lit-on dans Le Monde du 17 octobre, où l’on apprend également que « Tous les lycéens interrogés font état d’une mobilisation via les réseaux sociaux (FaceBook, Twitter) et les textos. »
Or, grâce à Facebook, il n’est plus besoin aujourd’hui d’organiser des AG, de s’appuyer sur des syndicats, pour parvenir à mobiliser au nom d’une cause quelconque. L’indignation originelle d’un post se répand ainsi dans la rue en trois jours, grâce à la dynamique immédiate et exponentielle des nouveaux moyens de communication et d’agit-prop. Certes, la mobilisation demeure très relative et les mobilisés appartiennent à la catégorie la plus émotive, la plus manipulable et la plus pavlovienne de la population, il n’empêche, cette contamination effraie encore davantage un pouvoir politique qui ne conserve, comme légitimité, que la « vigilance antifasciste », ce qui l’a contraint à délirer autour de l’affaire Méric en juin ou à inventer un terrorisme néo-nazi en juillet via l’affaire Vikernes. Ainsi lorsque ce pouvoir devient lui-même victime de sa propre farce, se sent-il complètement pris au piège, ce qui expliquera sans doute l’absurde communication du président à la télévision quelques jours plus tard.
Médias traditionnels : entre la pression et le sprint
Dans cette histoire, les médias traditionnels se sont retrouvés à la remorque des nouveaux médias. Dépassés par un « buzz » qu’ils n’ont plus le privilège de créer, ne pouvant vraiment rivaliser en terme de vitesse de flux avec les réseaux sociaux, ils ont pris le train en route pour ne pas demeurer en reste et sans avoir eu le temps de s’interroger sur la destination du convoi. Que pouvaient-ils faire de plus, non pour analyser la situation, mais pour reprendre la tête de la course ? Puisque telle était leur première obsession… Eh bien : accourir en meute au Kosovo et tendre leurs micros à Léonarda… C’est ainsi que la jeune Rom de quinze ans devint pour quelques jours l’insolite égérie des médias français. « Léonarda est un peu devenue le visage de ce qui était jusque là désincarné : l’immigration clandestine », affirmera Céline Asselot, journaliste des médias, sur France Info, le 25 octobre, au sujet de l’emballement médiatique, très critiqué par les auditeurs, que la jeune fille venait de susciter. Sauf que ce ne sont pas les médias qui ont choisi Léonarda comme symbole, ni le peuple, ni même une association quelconque, mais le concours de circonstances néo-médiatique que nous venons de décrire et dont le casting va, in fine, se révéler assez gênant. Or, quel a été le levier majeur de ces circonstances ? Céline Asselot poursuit, toujours dans la même émission : « Si la machine médiatique s’est emballée (…), c’est aussi parce qu’il y a eu énormément de réactions politiques qui ont nourri cela. » Le tweet godwinien d’un responsable politique qui provoque une improbable tempête médiatico-politique, cela ne vous rappelle rien ?
Le processus Méric
L’affaire Méric, qui s’est déroulée quelques mois auparavant, comporte beaucoup de similitudes avec l’affaire Léonarda. C’est un tweet d’Alexis Corbière, secrétaire national du Front de gauche, évoquant rien moins que l’ « Horreur fasciste » qui déclenche l’emballement généralisé. Les médias surenchérissent, des « antifas » manifestent à Saint-Michel, le chef de l’État réagit directement alors qu’il est en visite officielle à Tokyo. Pourtant, à rebours de cet emballement, les faits et notamment l’enregistrement d’une vidéo de surveillance, finiront par discréditer totalement la version mythologique propagée à l’origine dans le but d’offrir à la Gauche en panique sa dernière carte à jouer : celle de l’antifascisme d’apparat. L’enchaînement des faits dans l’affaire Léonarda est donc quasi similaire, la jeune fille rom devenant bien vite une icône ratée des victimes de prétendues « rafles », comme Méric fut une icône ratée des victimes du fascisme. Le système médiatique, dans les deux cas, produit trop rapidement un discours mythique pour avoir été totalement dépassé par les flux des nouveaux médias d’un côté, par les conséquences dans la rue et dans l’hémicycle d’autre part. Il existe cependant une différence majeure entre les deux affaires : c’est que la première tient à l’exploitation fallacieuse d’un fait divers par la Gauche contre ses adversaires après les raz-de-marée de la « Manif pour tous », alors que la seconde est l’exploitation fallacieuse d’un fait divers par une partie de la Gauche contre Valls.
Bombe en interne
L’invraisemblable réaction de François Hollande s’explique parce qu’il se trouve pris au piège de toute part. Désavoué par 75% de la population, le président le plus impopulaire de la Vème république doit résoudre une crise minant les 25% restants, et dont le bouc émissaire est le seul ministre de son gouvernement plébiscité par les Français.
Allocution stupéfiante du Chef de l’État le 19 octobre 2013
Sur le site Atlantico, le bloggeur Koz explique que l’intervention télévisée est essentiellement motivée par « souci de la gauche car ce qui est en cause, c’est la cohésion de la majorité, ce sont les valeurs de gauche, c’est ce camp qui se disloque quand certains en son sein accusent un ministre de ne pas être républicain, d’arrêter des enfants comme on raflait les enfants juifs. Le seul feu qu’il vole éteindre, c’est celui qui a couvé dans son camp, avant d’éclater dans ces deux petites manifestations lycéennes (…). Alors que le navire sombre, les officiers, incapables de loyauté envers leur propre équipage, dans un acte témoignant d’une rare bassesse et d’une non moins rare bêtise politique, retournent contre leur camp leur arme de terrorisme intellectuel préférée, laissant au capitaine, pourtant désormais suspect d’incompétence, la responsabilité d’endosser et de gérer la crise. Dans une position intenable, comment donc s’étonner que le faible Hollande propose une alternative ne satisfaisant personne et l’enfonçant encore davantage ?
Info continue : le flux qui écrase tout
Le 19 octobre, donc, le président intervient depuis l’Élysée pour assurer que la loi a bien été respectée dans l’affaire Léonarda (le rapport accablant sur les Dibrani a été publié le matin même), mais qu’au vu de l’émoi dans son propre camp, il veut bien user de la grâce présidentielle et permettre à la jeune Rom de venir « suivre » ses cours en France, à condition que le reste de sa famille reste au Kosovo. « C’est mort ! » réplique illico Léonarda sur BFM TV. Ce dialogue surréaliste a été rendu possible grâce à l’économie particulière des chaînes d’info continue, un autre aspect du nouvel écosystème médiatique que la communication de l’Élysée a été incapable de prendre en compte. L’exigence de flux permanent à laquelle sont soumis ces médias a pour conséquence d’écraser toute hiérarchie entre les faits comme entre les paroles. Après la « vanne » de Léonarda à travers le même continuum d’images, c’est Harlem Désir qui, dans l’après-midi, apparaîtra pour contredire le président… De ce fiasco proprement inédit, le gouvernement va tenir la chaîne d’info pour responsable : « Les critiques de l’exécutif se focalisent particulièrement sur BFM TV, la première chaîne info en continu de France (…) » apprend-on sur Europe 1. Comme toujours, dès qu’ils sont pris à défaut, les socialistes godwinent à tout va : « Accusée de faire monter le Front national en favorisant l’emballement autour des polémiques qui agitent la classe politique, BFM TV a ainsi été rebaptisée “BFN TV” par certains responsables socialistes… » Le plus incroyable, c’est que la polémique comme l’emballement qui a suivi sont pourtant la création exclusive de responsables socialistes et de profs de gauche…
Qui a créé la confusion ?
Hervé Béroud, directeur de l’information sur BFM TV, n’a pas à chercher très loin pour se défendre : « Le président de la République prend la parole en s’adressant à cette jeune fille, alors que tout le monde est censé savoir que tous les médias sont depuis plusieurs jours au côté de cette famille à Mitrovica », explique-t-il, toujours sur Europe 1. C’est donc Hollande qui amorce le dialogue dans le sens où il va se produire. L’indiscipline, la réaction tout azimut, le compassionnel aveugle, l’hystérie collective, le court-circuitage permanent des hiérarchies, la confusion intellectuelle et historique, tout cela est bien l’œuvre de la Gauche et elle se trouve en mauvaise posture pour critiquer une chaîne info qui se soumet, à l’aune de sa propre modalité de fonctionnement, à des conditions qui ont été créées hors d’elle. En outre, il n’est pas tellement plus choquant d’avoir mis Léonarda sur le même plan que Hollande que de l’avoir mise sur le même plan que les Juifs raflés durant la seconde guerre mondiale… Le monstre fabriqué par les socialistes anti-Valls se retourne contre leur camp entier. Comme disait Bossuet : « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes. » Et à trop jouer avec le flux, il arrive qu’on finisse noyé.
Maître Dibrani et Loanarda
En somme, les seuls à qui aura vraiment profité l’affaire, ce sont les Dibrani. Le père Dibrani, bien que violent, menteur, voleur, inapte et grossier, possède un véritable don pour profiter des situations qui s’offrent à lui. Sur ce point, c’est un maître. Après avoir tranquillement parasité les Italiens en leur crachant dessus, il a battu tous les records en France, soutirant plus de 500 000 euros aux contribuables, en ayant même le luxe final de tutoyer et d’insulter le président français lui-même par l’intermédiaire de sa progéniture. Lui, a su faire fructifier au maximum le buzz médiatique fabriqué autour de sa fille et, lorsqu’il ne dort pas, il monnaie encore les dernières interviews qu’on demande à Léonarda. Celle-ci, en revanche, a maintenant peur qu’on l’oublie et « se plaint de ne pas pouvoir se connecter sur Facebook toute la journée. ».
Ainsi la boucle est-elle bouclée, et l’affaire, qui commença sur un blog « retweeté », s’achève devant Facebook, où Léonarda s’obstine, comme une star de Téléréalité en passe de sortir du loft, à jouir jusqu’au bout des dernières secondes de son quart d’heure de célébrité warholien…
MD