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Dossier : La “gentrification” ou les aveux contradictoires de la classe médiatique

7 août 2015

Temps de lecture : 14 minutes
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Dossier : La “gentrification” ou les aveux contradictoires de la classe médiatique

Temps de lecture : 14 minutes

[Pre­mière dif­fu­sion le 7 sep­tem­bre 2015] Red­if­fu­sions esti­vales 2016

Marronnier de la presse depuis quelques mois, le phénomène de la « gentrification » des centres villes consume insidieusement la langue de bois sur certains sujets critiques.

Le suc­cès des analy­ses du géo­graphe Christophe Guil­luy, très sol­lic­ité dans les médias l’an dernier à la même époque, alors que parais­sait chez Flam­mar­i­on La France périphérique — Com­ment on a sac­ri­fié les class­es pop­u­laires, a par­ticipé à une prise de con­science aiguë du phénomène de la « gen­tri­fi­ca­tion » des cen­tres villes dans les grandes cités mon­di­al­isées. Le phénomène, d’abord étudié à Lon­dres par le soci­o­logue Ruth Glass, a ain­si été for­mulé à par­tir de l’anglais « gen­try » — petite noblesse -, pour désign­er, donc, la con­quête de ter­ri­toires « pop­u­laires » par des class­es sociales supérieures trans­for­mant les paysages urbains des villes occi­den­tales les plus célèbres (Lon­dres, New York, Paris, Berlin, Vienne…) à une rapid­ité par­fois ver­tig­ineuse. Par le jeu de la reval­ori­sa­tion d’un quarti­er et de la hausse rapi­de des loy­ers, des pop­u­la­tions s’en trou­vent peu à peu et mécanique­ment évac­uées tan­dis que d’autres en pren­nent pos­ses­sion, qu’on les appelle « bobos », « hip­sters », ou « class­es intel­lectuelles aisées », et colonisent alors l’espace avec leurs bou­tiques bios, leurs bars à smooth­ies, et leurs restos ten­dance. L’ouverture, au print­emps dernier, à Paris, de la Brasserie Bar­bès, tem­ple bobo ruti­lant comme subite­ment télé­porté dans l’un des quartiers les plus pau­vres de la cap­i­tale, est devenu emblé­ma­tique du phénomène et a entraîné un nom­bre très impor­tant de papiers à ce sujet dans la presse, et cela durant tout l’été. Or, évo­quant un tel sujet, le lan­gage des médias, les ter­mes employés, les rela­tions établies, les prob­lé­ma­tiques soulevées — en matière d’évolution du pays, de réal­ités eth­niques, de délin­quance, de luttes cul­turelles, de juge­ment moral des boule­verse­ments -, tout cela s’est trou­vé subite­ment éclairé d’une lumière par­faite­ment inédite alors que sem­blait avoir été momen­tané­ment sus­pendue la cen­sure intraitable du poli­tique­ment cor­rect. Les médias français seraient-ils donc, selon les lois d’une étrange myopie, capa­bles de décrire des phénomènes au local dont ils nient par ailleurs l’existence au niveau glob­al, c’est-à-dire au niveau nation­al et européen ?

Levée du tabou

Ce qu’il y a de plus frap­pant à la lec­ture de ces très nom­breux arti­cles sur la gen­tri­fi­ca­tion, c’est à quel point, directe­ment ou par glisse­ments insi­dieux, la ques­tion taboue par excel­lence de l’origine se trou­ve inévitable­ment abor­dée. Alors qu’il y a à peine quelques mois, le maire de Béziers, Robert Ménard, se trou­vait accusé de toute part pour avoir osé compter les élèves d’origine musul­mane dans les écoles de sa ville, les mêmes médias qui pra­tiquèrent son lyn­chage, don­nent pour­tant dans le comp­tage eth­nique empirique pour décrire un phénomène qui repose en grande par­tie sur cette ques­tion… Cette phrase d’un arti­cle des Inrocks au sujet de la Goutte d’Or, quarti­er parisien qui résis­terait à la gen­tri­fi­ca­tion pour­tant enclenchée, grâce à une poli­tique volon­tariste de la mairie, éclaire d’une lumière bru­tale l’ambiguïté hyp­ocrite des jour­nal­istes. « Ce quarti­er mul­ti-eth­nique du Nord-Est parisien – est-il en effet écrit -, est sou­vent con­sid­éré, à rai­son, comme l’un des derniers bas­tions pop­u­laires de la cap­i­tale. « Ici, t’en en Afrique, lâche une femme accoudée sur son Vélib’. T’as beau ne pas y être, c’est tout comme. » Les expres­sions voilées du jour­nal­iste bien-pen­sant s’enchaînent : « quarti­er mul­ti-eth­nique », « bas­tion pop­u­laire », avant que l’habitante inter­rogée nomme comme il se doit, et naturelle­ment, la réal­ité : « Ici, t’es en Afrique. » Une for­mu­la­tion qui implique qu’en ter­mes de mul­ti-eth­nic­ité, ce sont les eth­nies africaines qui sont en fait exclu­sive­ment représen­tées, fait qui déter­mine l’identité du quarti­er bien davan­tage qu’une vague et vaste épithète « pop­u­laire » dont on sait très bien ce qu’elle sig­ni­fie en fil­igrane. Pourquoi les pro­pos de cette habi­tante sont relayés et assumés par les jour­nal­istes au lieu de sus­citer leur effroi pseu­do-antifas­ciste ? On imag­ine qu’elle-même est noire et autorisée à délivr­er ce con­stat d’évidence…

Cartographie ethnique

Autre exem­ple, dans Le Monde, cette fois-ci, lorsqu’on inter­roge le soci­o­logue Jean-Pierre Gar­nier au sujet de la gen­tri­fi­ca­tion, celui-ci expose l’évolution du XIIIème arrondisse­ment de Paris : « Or les class­es moyennes n’ont jamais acheté là car, à cette époque, ce qu’elles cher­chaient, c’étaient de petits pavil­lons de ban­lieue. Résul­tat, ce ne sont pas ces pop­u­la­tions qui se sont instal­lées, mais l’immigration asi­a­tique qui peu­ple aujourd’hui ce qui est devenu le “Chi­na­town” parisien. » Ain­si, dès qu’il s’agit de décrire cette fameuse évo­lu­tion des quartiers des grandes villes avec pré­ci­sion, les quartiers « pop­u­laires » devi­en­nent africains, asi­a­tiques ou encore maghrébins (« À Toulouse, par exem­ple, c’est le cas du quarti­er Arnaud-Bernard, à dom­i­nante maghrébine ») ; ou bien sub-sahariens À Château-Rouge, par exem­ple, quarti­er où l’immigration sub-sahari­enne est impor­tante »). Ce qui est étrange, lorsque l’on décou­vre, sans être éton­né, ce genre de car­togra­phies, c’est qu’elles ren­voient fatale­ment une image du pays qui, quoique fidèle, ne sem­ble guère con­forme, en revanche, à celle fab­riquée par l’idéologie que le même jour­nal relaie de manière sys­té­ma­tique. Ain­si, l’an dernier, Samuel Lau­rent, dans les mêmes colonnes, nous expli­quait-il, en reprenant les chiffres totale­ment biaisés de l’INSEE, que la part d’immigrés dans la pop­u­la­tion française n’avait qua­si­ment pas évolué depuis 1926, pas­sant de 6,6% à 10,4%. Toute la mise en per­spec­tive de son arti­cle ne ser­vant qu’à ten­ter de démon­tr­er l’idée que l’immigration de masse des trente dernières années était un leurre, et que la pop­u­la­tion autochtone n’avait nulle­ment été boulever­sée par aucun change­ment d’ampleur sig­ni­fica­tive. En ce cas, com­ment expli­quer ces nou­velles mosaïques urbaines si bien relevées par les soci­o­logues, les géo­graphes ou n’importe quel obser­va­teur de bonne foi, et qui décom­posent les anciens quartiers pop­u­laires des grandes villes français­es en secteurs asi­a­tiques, maghrébins, sub-sahariens ? Par quel mir­a­cle ces villes ont-elles pu autant chang­er sans le recours d’aucun afflux mas­sif d’immigrants extra-européens ?

Immigration et délinquance

Une autre réal­ité d’ordinaire vio­lem­ment niée par les médias que l’on voit soudaine­ment assumée dans le cadre de cette ques­tion de la gen­tri­fi­ca­tion, est celle du lien établi entre immi­gra­tion et délin­quance. Encore une fois, on décou­vre entre les lignes ou au détour d’un para­graphe, énon­cé le plus naturelle­ment du monde, une affir­ma­tion qui nor­male­ment déclenche la machine à s’indigner. Songeons sim­ple­ment à la célèbre affaire Zem­mour, lorsque l’origine eth­nique majori­taire des délin­quants avait été évo­quée par le jour­nal­iste, ce qui avait entraîné, après un lyn­chage en règle par la majorité des médias, un procès que celui-ci avait per­du. Il se trou­ve que pour que s’amorce la « gen­tri­fi­ca­tion » d’un quarti­er « pop­u­laire », au sens d’ « immi­gré », il faut com­mencer par sécuris­er l’espace afin de ras­sur­er le bobo. C’est pourquoi dans le quarti­er toulou­sain cité plus haut et qual­i­fié par Jean-Pierre Gar­nier de quarti­er à « dom­i­nante maghrébine » : « La munic­i­pal­ité a aus­si instal­lé des caméras de sur­veil­lance dans ce qui demeure un haut lieu du traf­ic de drogue toulou­sain. » Quant au quarti­er sub-saharien de Château-Rouge : « En ce moment, les opéra­tions poli­cières pour enray­er la délin­quance sont régulières, tan­dis que la mairie com­mence à racheter des immeubles qu’elle va recon­stru­ire ou rénover. » Et quand il s’agit de « gen­tri­fi­er » Belleville : « Les pros­ti­tuées chi­nois­es ne sont plus les bien­v­enues à Belleville. Depuis le 20 mai 2015, la police emploie les grands moyens pour les chas­s­er. La faute à la gen­tri­fi­ca­tion, accusent le prin­ci­pal syn­di­cat des tra­vailleuses du sexe et le NPA. », lit-on cette fois dans Les Inrocks. Aus­si, les quartiers pré­ten­du­ment « pop­u­laires », après s’être vus requal­i­fiés d’asiatiques, maghrébins ou sub-sahariens, se trou­vent être car­ac­térisés par le traf­ic de drogue, la pros­ti­tu­tion et la délin­quance… Mais quels sont donc tous ces préjugés pop­ulistes étalés dans la presse pour­tant cer­ti­fiée poli­tique­ment cor­recte ? Que fait la police du langage ?

Le Cas de la Brasserie Barbès

L’ouverture en avril dernier de la Brasserie Bar­bès dans le quarti­er du même nom, a fait explos­er le nom­bre d’articles con­sacrés à la gen­tri­fi­ca­tion tant l’établissement expose le phénomène dans sa dimen­sion la plus bru­tale et la plus car­i­cat­u­rale. « À l’intérieur, des CSP+, très majori­taire­ment blancs. », note-t-on dans Les Inrocks, où l’on présente la brasserie comme une « arme de gen­tri­fi­ca­tion mas­sive » tout en notant encore la dimen­sion eth­nique du prob­lème. L’événement pousse Slate à offrir un dossier très fourni sur le sujet. « Ce qui a choqué les pre­miers cri­tiques qui ont vis­ité la brasserie et ses envi­rons, c’est l’impression d’une coupure entre une clien­tèle blanche et aisée à l’intérieur et des immi­grés du quarti­er exclus des fes­tiv­ités sinon par le videur, du moins par les prix, ou a min­i­ma par l’am­biance qui y règne ». On par­le, recense un arti­cle des Inrock­upt­ibles, de «“Zoo pour rich­es”, (d’)“une carte pré­ten­tieuse et chère” ou encore d’ ”une mai­son de maître de champ de coton”… » Une con­fronta­tion nette s’expose ici entre « autochtones », si l’on peut dire, et « gen­tri­fieurs », révélant par là, la dimen­sion authen­tique­ment con­quérante de ces derniers : « le vocab­u­laire guer­ri­er est la métaphore idéale pour décrire ce proces­sus de gen­tri­fi­ca­tion : Anne Cler­val par­le de “front de gen­tri­fi­ca­tion” pour décrire l’avancée des class­es moyennes et supérieures qui mènent cam­pagne pour s’approprier les quartiers de loge­ments plus pop­u­laires, et “d’avant-postes” de gen­tri­fi­ca­tion à pro­pos de ces quartiers plan­tés der­rière les lignes enne­mies, qui sont comme des petits ilots gen­tri­fiés au milieu d’espaces plus pop­u­laires et avec une impor­tante pro­por­tion de loge­ments soci­aux et d’habi­tants immigrés. »

Lutte culturelle

Si c’est la hausse des prix et la reval­ori­sa­tion des lieux qui per­me­t­tent aux bobos de s’emparer peu à peu d’un quarti­er en exclu­ant leurs prédécesseurs par l’argent, la sec­onde arme est de nature cul­turelle. Une brasserie ou une salle de spec­ta­cle à la mode fonc­tionne comme un vais­seau ami­ral qui assure l’agrégation et la sup­plan­ta­tion défini­tive des nou­veaux habi­tants, reléguant les anciens à une exclu­sion cul­turelle de fait sur des ter­ri­toires où ils n’ont, de toute manière, plus les moyens de sub­sis­ter. « Ces nou­veaux espaces de con­som­ma­tion ont pour l’auteur l’effet de sor­tir les anciens habi­tants de longue date de leur zone de con­fort, mod­i­fi­ant par étape les lieux adap­tés à leur mode de vie en faveur d’une nou­velle pop­u­la­tion, qui impose ses goûts et exprime sa légitim­ité à s’accaparer l’espace pub­lic… », lit-on tou­jours sur Slate. Tant qu’ils n’ont pas imposé défini­tive­ment leur nou­veau mode de vie, les gen­tri­fieurs ne se mêlent guère à la pop­u­la­tion qu’ils vien­nent rem­plac­er, comme en témoigne Isabelle, rue Myrha, dans un papi­er des Inrocks : « Croyez-moi, la gen­tri­fi­ca­tion, c’est pas encore pour demain, s’exclame-t-elle. On ne veut pas que ça devi­enne un quarti­er bobo, mais c’est l’apartheid ici. Il n’y a aucune mix­ité dans les immeubles. » Selon elle, les gen­tri­fieurs qui vivent à la Goutte d’Or ne par­ticipent pas à la vie de quarti­er, faible pour­voyeur, il est vrai, de caf­fé lat­te… ». Ain­si, nos bobos, pre­miers sec­ta­teurs de la Bien-Pen­sance et fer­vents adeptes du mul­ti­cul­tur­al­isme pour la nation française, quant à eux, dans leurs quartiers fraîche­ment con­quis sur l’immigré, ne joueraient-ils pas le jeu du « vivre-ensem­ble » ? Com­ment serait-ce possible ?

La violence du remplacement

Après la descrip­tion d’un tel phénomène, les jour­nal­istes finis­sent tous par exprimer leur com­pas­sion pour les pop­u­la­tions évac­uées, « vic­times » du mou­ve­ment gen­trifi­ca­teur. Dans Libé : « Ain­si, à Belleville, quarti­er à forte pop­u­la­tion asi­a­tique, un fast-food a été rem­placé par une chaîne spé­cial­isée dans le maquil­lage. “La pop­u­la­tion locale, issue des dif­férentes vagues d’immigrations, est aujourd’hui diluée, expro­priée”analyse un écon­o­miste habi­tant le quarti­er sur le blog pop-up urbain. » « Diluée, expro­priée », oui, tels sont les ter­mes pour définir la pop­u­la­tion asi­a­tique de Belleville. Dans le quarti­er berli­nois surnom­mé le « Petit Istan­bul », un épici­er turc nom­mé Ahmet Caliskan est devenu le sym­bole de la résis­tance à la gen­tri­fi­ca­tion. « La presse s’est emparée de l’his­toire, lit-on sur le site du Nou­v­el Obs. Pour le quo­ti­di­en Tageszeitung (gauche), arracher les Caliskan du quarti­er, “c’est comme une perte de cul­ture”. Comme un vil­lage dont on voudrait détru­ire “le clocher”. “On appellerait ça de la bar­barie. Et on ferait tout pour l’empêcher”. » « Perte de cul­ture », « bar­barie », voici donc encore les ter­mes employés, quand il s’agit de déplac­er les immi­grés turcs à l’intérieur de la cap­i­tale alle­mande. Voire, on par­le car­ré­ment de : « renou­velle­ment de peu­ple » : « Même si on par­le de poli­tiques de “renou­velle­ment urbain”, c’est aus­si selon moi une poli­tique de renou­velle­ment du peu­ple car cela s’est par exem­ple accom­pa­g­né de poli­tiques ambiguës en matière de loge­ment social », affirme Jean-Pierre Gar­nier dans Le Monde.

La mauvaise conscience bobo

Si ce sujet jour­nal­is­tique, oblig­eant à une descrip­tion un rien fidèle du réel pour pou­voir exis­ter, dyna­mite, comme on l’a vu, toutes les pro­scrip­tions habituelles et révèle un état des lieux dont le con­stat est en général dénié avec hor­reur par ceux-là mêmes qui le font, d’autres éton­nantes et para­doxales vérités en découlent. La pre­mière est bien évidem­ment que ceux qui sem­blent déplor­er la gen­tri­fi­ca­tion dans leurs arti­cles sont pré­cisé­ment ceux qui la com­met­tent… Car à quelle caté­gorie de la pop­u­la­tion appar­ti­en­nent les jour­nal­istes des Inrocks, de Slate, du Monde, de Libé ou du Nou­v­el Obs, si ce n’est aux class­es intel­lectuelles aisées des grandes villes qui siro­tent du soja et votent (encore) à gauche ? Ce sont pré­cisé­ment eux, les fameux bobos, les gen­tri­fieurs en ques­tion, tout comme l’essentiel de leur lec­torat ! A pri­ori, ce n’est pas Robert le garag­iste de Saint-Éti­enne ou Loïc l’éleveur de porcs du Mor­bi­han, ni Saïd de la Goutte d’Or et encore moins Yu de Belleville ou Coum­ba de Château Rouge qu’on trou­ve plongés dans le dernier numéro des Inrocks ou occupés à surfer sur Slate durant leurs nuits blanch­es ! Ain­si tous ces arti­cles sur la gen­tri­fi­ca­tion ressem­blent-ils à des exer­ci­ces de répa­ra­tion sym­bol­ique, des exor­cismes de mau­vais­es con­science bobo qui per­me­t­tront à ceux qui les ont signés de dormir sur leurs deux oreilles dans leur nou­veau loft de Mon­treuil, cer­tains qu’ils pour­ront du moins dire qu’ils auront eu protesté avant que de se sub­stituer aux immi­grés dans leurs quarti­er, et alors mêmes qu’ils n’ont cessé de se présen­ter comme les défenseurs de ces derniers, essen­tielle­ment à dis­tance, bien sûr, et pour des raisons de grat­i­fi­ca­tion narcissique.

Compassion sélective

Surtout, ce qu’il y a encore de cru­elle­ment para­dox­al dans la com­pas­sion de sur­face dont témoigne le jour­nal­iste bobo pour les immi­grés que son argent et sa cul­ture évac­uent, c’est qu’il n’a jamais mon­tré la même com­pas­sion pour les class­es pop­u­laires indigènes aux­quels les immi­grés aujourd’hui plaints se sont d’abord sub­sti­tués. Le bobo qui se méfie pour­tant telle­ment des iden­tités sta­bles et définies, sem­ble croire que Belleville est un quarti­er chi­nois depuis la fon­da­tion de Lutèce, sem­ble oubli­er qu’avant d’être une ban­lieue mali­enne, Mon­treuil a été une ban­lieue rouge, et que si les quartiers qu’il reval­orise aujourd’hui ont été déval­orisés, c’est parce que les immi­grés, en y imposant leur nom­bre et leurs repères cul­turels, y ont d’abord fait fuir la pop­u­la­tion d’origine, faisant peu à peu chuter le prix du mètre car­ré. Avant que le bobo n’aligne ses brasseries branchés, l’immigré avait mul­ti­plié ces boucheries hal­lal qui aujourd’hui font front pour tenir, comme à la Goutte d’or : « Il y a beau­coup de résis­tance, notam­ment de l’Association Château Rouge (ACR), un groupe de com­merçants locaux, regroupant prin­ci­pale­ment des boucheries halal, détaille Lydie Lau­nay. » La pop­u­la­tion mod­este orig­inelle de Paris, aucun jour­nal­iste bobo n’a noté qu’elle avait été « diluée » et « expro­priée » par l’immigration de masse. Lorsque les anciens quartiers ouvri­ers ou pop­u­laires ont vu leurs bistrots rem­placés par des kebabs ou des marchands de tex­tile chi­nois, a‑t-on par­lé de « perte de cul­ture », de « bar­barie », voire de « renou­velle­ment de peu­ple » ? Non, bien sûr ! Et il est évi­dent que celui qui s’y aven­tur­erait serait automa­tique­ment vomi par les mêmes jour­nal­istes qui tolèrent pareilles out­rances pour sauver une pau­vre épicerie ger­mano-turque trente­naire, laque­lle équiv­audrait à leurs yeux à n’importe quel clocher mil­lé­naire… Pourvu que ces gens-là ne s’occupent jamais de patrimoine !

Guerres de territoire dans les villes-monde

Les class­es pop­u­laires, en fait, ont été évac­uées depuis trente ans des cen­tres villes vers les ban­lieues, puis des ban­lieues vers cette périphérie qu’analyse Christophe Guil­luy. Aujourd’hui, à côté des vieux arrondisse­ments demeurés en pos­ses­sion de la bour­geoisie tra­di­tion­nelle, les bobos dis­putent aux immi­grés les restes des anci­ennes zones pop­u­laires. À l’ère de la mon­di­al­i­sa­tion, les luttes qui se déroulaient autre­fois sur de vastes con­trées se rejouent en minia­ture dans les villes-monde, et des eth­nies s’accaparent des ter­ri­toires, y imposent leurs cul­tures respec­tives, rivalisent, et con­quièrent au moyen de divers­es formes de vio­lence, qu’il s’agisse d’incivilités régulières et ciblées ou de la hausse mas­sive des prix. Con­séquence du dynamisme économique destruc­teur de la mon­di­al­i­sa­tion, ces nou­velles luttes trans­for­ment le vis­age et la pop­u­la­tion de villes mil­lé­naires tout en provo­quant des boule­verse­ments sym­bol­iques par­fois trau­ma­ti­sants. La « gen­tri­fi­ca­tion » est le phénomène par lequel la classe médi­a­tique, parce qu’elle y joue le rôle prin­ci­pal, prend con­science d’un proces­sus vio­lent qu’elle a tou­jours encour­agé – la mon­di­al­i­sa­tion — et dont ses acteurs béné­fi­cient encore. Un proces­sus dont sont hyp­ocrite­ment dénon­cées cer­taines con­séquences à con­di­tion qu’elles touchent le pro­lé­tari­at de sub­sti­tu­tion que cette élite a élue, et tan­dis que le peu­ple orig­inel, lui, peut bien finir de crev­er en silence.

Crédit pho­to : dgm­ck­elvey via Flickr (cc)

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