[Première diffusion le 7 septembre 2015] Rediffusions estivales 2016
Marronnier de la presse depuis quelques mois, le phénomène de la « gentrification » des centres villes consume insidieusement la langue de bois sur certains sujets critiques.
Le succès des analyses du géographe Christophe Guilluy, très sollicité dans les médias l’an dernier à la même époque, alors que paraissait chez Flammarion La France périphérique — Comment on a sacrifié les classes populaires, a participé à une prise de conscience aiguë du phénomène de la « gentrification » des centres villes dans les grandes cités mondialisées. Le phénomène, d’abord étudié à Londres par le sociologue Ruth Glass, a ainsi été formulé à partir de l’anglais « gentry » — petite noblesse -, pour désigner, donc, la conquête de territoires « populaires » par des classes sociales supérieures transformant les paysages urbains des villes occidentales les plus célèbres (Londres, New York, Paris, Berlin, Vienne…) à une rapidité parfois vertigineuse. Par le jeu de la revalorisation d’un quartier et de la hausse rapide des loyers, des populations s’en trouvent peu à peu et mécaniquement évacuées tandis que d’autres en prennent possession, qu’on les appelle « bobos », « hipsters », ou « classes intellectuelles aisées », et colonisent alors l’espace avec leurs boutiques bios, leurs bars à smoothies, et leurs restos tendance. L’ouverture, au printemps dernier, à Paris, de la Brasserie Barbès, temple bobo rutilant comme subitement téléporté dans l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale, est devenu emblématique du phénomène et a entraîné un nombre très important de papiers à ce sujet dans la presse, et cela durant tout l’été. Or, évoquant un tel sujet, le langage des médias, les termes employés, les relations établies, les problématiques soulevées — en matière d’évolution du pays, de réalités ethniques, de délinquance, de luttes culturelles, de jugement moral des bouleversements -, tout cela s’est trouvé subitement éclairé d’une lumière parfaitement inédite alors que semblait avoir été momentanément suspendue la censure intraitable du politiquement correct. Les médias français seraient-ils donc, selon les lois d’une étrange myopie, capables de décrire des phénomènes au local dont ils nient par ailleurs l’existence au niveau global, c’est-à-dire au niveau national et européen ?
Notre enseigne lumineuse est arrivée ! Thanks @parislouxor pour la photo pic.twitter.com/UafXyHg8zm
— BrasserieBarbes (@BrasserieBarbes) 5 Mai 2015
Levée du tabou
Ce qu’il y a de plus frappant à la lecture de ces très nombreux articles sur la gentrification, c’est à quel point, directement ou par glissements insidieux, la question taboue par excellence de l’origine se trouve inévitablement abordée. Alors qu’il y a à peine quelques mois, le maire de Béziers, Robert Ménard, se trouvait accusé de toute part pour avoir osé compter les élèves d’origine musulmane dans les écoles de sa ville, les mêmes médias qui pratiquèrent son lynchage, donnent pourtant dans le comptage ethnique empirique pour décrire un phénomène qui repose en grande partie sur cette question… Cette phrase d’un article des Inrocks au sujet de la Goutte d’Or, quartier parisien qui résisterait à la gentrification pourtant enclenchée, grâce à une politique volontariste de la mairie, éclaire d’une lumière brutale l’ambiguïté hypocrite des journalistes. « Ce quartier multi-ethnique du Nord-Est parisien – est-il en effet écrit -, est souvent considéré, à raison, comme l’un des derniers bastions populaires de la capitale. « Ici, t’en en Afrique, lâche une femme accoudée sur son Vélib’. T’as beau ne pas y être, c’est tout comme. » Les expressions voilées du journaliste bien-pensant s’enchaînent : « quartier multi-ethnique », « bastion populaire », avant que l’habitante interrogée nomme comme il se doit, et naturellement, la réalité : « Ici, t’es en Afrique. » Une formulation qui implique qu’en termes de multi-ethnicité, ce sont les ethnies africaines qui sont en fait exclusivement représentées, fait qui détermine l’identité du quartier bien davantage qu’une vague et vaste épithète « populaire » dont on sait très bien ce qu’elle signifie en filigrane. Pourquoi les propos de cette habitante sont relayés et assumés par les journalistes au lieu de susciter leur effroi pseudo-antifasciste ? On imagine qu’elle-même est noire et autorisée à délivrer ce constat d’évidence…
Cartographie ethnique
Autre exemple, dans Le Monde, cette fois-ci, lorsqu’on interroge le sociologue Jean-Pierre Garnier au sujet de la gentrification, celui-ci expose l’évolution du XIIIème arrondissement de Paris : « Or les classes moyennes n’ont jamais acheté là car, à cette époque, ce qu’elles cherchaient, c’étaient de petits pavillons de banlieue. Résultat, ce ne sont pas ces populations qui se sont installées, mais l’immigration asiatique qui peuple aujourd’hui ce qui est devenu le “Chinatown” parisien. » Ainsi, dès qu’il s’agit de décrire cette fameuse évolution des quartiers des grandes villes avec précision, les quartiers « populaires » deviennent africains, asiatiques ou encore maghrébins (« À Toulouse, par exemple, c’est le cas du quartier Arnaud-Bernard, à dominante maghrébine ») ; ou bien sub-sahariens (« À Château-Rouge, par exemple, quartier où l’immigration sub-saharienne est importante »). Ce qui est étrange, lorsque l’on découvre, sans être étonné, ce genre de cartographies, c’est qu’elles renvoient fatalement une image du pays qui, quoique fidèle, ne semble guère conforme, en revanche, à celle fabriquée par l’idéologie que le même journal relaie de manière systématique. Ainsi, l’an dernier, Samuel Laurent, dans les mêmes colonnes, nous expliquait-il, en reprenant les chiffres totalement biaisés de l’INSEE, que la part d’immigrés dans la population française n’avait quasiment pas évolué depuis 1926, passant de 6,6% à 10,4%. Toute la mise en perspective de son article ne servant qu’à tenter de démontrer l’idée que l’immigration de masse des trente dernières années était un leurre, et que la population autochtone n’avait nullement été bouleversée par aucun changement d’ampleur significative. En ce cas, comment expliquer ces nouvelles mosaïques urbaines si bien relevées par les sociologues, les géographes ou n’importe quel observateur de bonne foi, et qui décomposent les anciens quartiers populaires des grandes villes françaises en secteurs asiatiques, maghrébins, sub-sahariens ? Par quel miracle ces villes ont-elles pu autant changer sans le recours d’aucun afflux massif d’immigrants extra-européens ?
Immigration et délinquance
Une autre réalité d’ordinaire violemment niée par les médias que l’on voit soudainement assumée dans le cadre de cette question de la gentrification, est celle du lien établi entre immigration et délinquance. Encore une fois, on découvre entre les lignes ou au détour d’un paragraphe, énoncé le plus naturellement du monde, une affirmation qui normalement déclenche la machine à s’indigner. Songeons simplement à la célèbre affaire Zemmour, lorsque l’origine ethnique majoritaire des délinquants avait été évoquée par le journaliste, ce qui avait entraîné, après un lynchage en règle par la majorité des médias, un procès que celui-ci avait perdu. Il se trouve que pour que s’amorce la « gentrification » d’un quartier « populaire », au sens d’ « immigré », il faut commencer par sécuriser l’espace afin de rassurer le bobo. C’est pourquoi dans le quartier toulousain cité plus haut et qualifié par Jean-Pierre Garnier de quartier à « dominante maghrébine » : « La municipalité a aussi installé des caméras de surveillance dans ce qui demeure un haut lieu du trafic de drogue toulousain. » Quant au quartier sub-saharien de Château-Rouge : « En ce moment, les opérations policières pour enrayer la délinquance sont régulières, tandis que la mairie commence à racheter des immeubles qu’elle va reconstruire ou rénover. » Et quand il s’agit de « gentrifier » Belleville : « Les prostituées chinoises ne sont plus les bienvenues à Belleville. Depuis le 20 mai 2015, la police emploie les grands moyens pour les chasser. La faute à la gentrification, accusent le principal syndicat des travailleuses du sexe et le NPA. », lit-on cette fois dans Les Inrocks. Aussi, les quartiers prétendument « populaires », après s’être vus requalifiés d’asiatiques, maghrébins ou sub-sahariens, se trouvent être caractérisés par le trafic de drogue, la prostitution et la délinquance… Mais quels sont donc tous ces préjugés populistes étalés dans la presse pourtant certifiée politiquement correcte ? Que fait la police du langage ?
Le Cas de la Brasserie Barbès
L’ouverture en avril dernier de la Brasserie Barbès dans le quartier du même nom, a fait exploser le nombre d’articles consacrés à la gentrification tant l’établissement expose le phénomène dans sa dimension la plus brutale et la plus caricaturale. « À l’intérieur, des CSP+, très majoritairement blancs. », note-t-on dans Les Inrocks, où l’on présente la brasserie comme une « arme de gentrification massive » tout en notant encore la dimension ethnique du problème. L’événement pousse Slate à offrir un dossier très fourni sur le sujet. « Ce qui a choqué les premiers critiques qui ont visité la brasserie et ses environs, c’est l’impression d’une coupure entre une clientèle blanche et aisée à l’intérieur et des immigrés du quartier exclus des festivités sinon par le videur, du moins par les prix, ou a minima par l’ambiance qui y règne ». On parle, recense un article des Inrockuptibles, de «“Zoo pour riches”, (d’)“une carte prétentieuse et chère” ou encore d’ ”une maison de maître de champ de coton”… » Une confrontation nette s’expose ici entre « autochtones », si l’on peut dire, et « gentrifieurs », révélant par là, la dimension authentiquement conquérante de ces derniers : « le vocabulaire guerrier est la métaphore idéale pour décrire ce processus de gentrification : Anne Clerval parle de “front de gentrification” pour décrire l’avancée des classes moyennes et supérieures qui mènent campagne pour s’approprier les quartiers de logements plus populaires, et “d’avant-postes” de gentrification à propos de ces quartiers plantés derrière les lignes ennemies, qui sont comme des petits ilots gentrifiés au milieu d’espaces plus populaires et avec une importante proportion de logements sociaux et d’habitants immigrés. »
Lutte culturelle
Si c’est la hausse des prix et la revalorisation des lieux qui permettent aux bobos de s’emparer peu à peu d’un quartier en excluant leurs prédécesseurs par l’argent, la seconde arme est de nature culturelle. Une brasserie ou une salle de spectacle à la mode fonctionne comme un vaisseau amiral qui assure l’agrégation et la supplantation définitive des nouveaux habitants, reléguant les anciens à une exclusion culturelle de fait sur des territoires où ils n’ont, de toute manière, plus les moyens de subsister. « Ces nouveaux espaces de consommation ont pour l’auteur l’effet de sortir les anciens habitants de longue date de leur zone de confort, modifiant par étape les lieux adaptés à leur mode de vie en faveur d’une nouvelle population, qui impose ses goûts et exprime sa légitimité à s’accaparer l’espace public… », lit-on toujours sur Slate. Tant qu’ils n’ont pas imposé définitivement leur nouveau mode de vie, les gentrifieurs ne se mêlent guère à la population qu’ils viennent remplacer, comme en témoigne Isabelle, rue Myrha, dans un papier des Inrocks : « Croyez-moi, la gentrification, c’est pas encore pour demain, s’exclame-t-elle. On ne veut pas que ça devienne un quartier bobo, mais c’est l’apartheid ici. Il n’y a aucune mixité dans les immeubles. » Selon elle, les gentrifieurs qui vivent à la Goutte d’Or ne participent pas à la vie de quartier, faible pourvoyeur, il est vrai, de caffé latte… ». Ainsi, nos bobos, premiers sectateurs de la Bien-Pensance et fervents adeptes du multiculturalisme pour la nation française, quant à eux, dans leurs quartiers fraîchement conquis sur l’immigré, ne joueraient-ils pas le jeu du « vivre-ensemble » ? Comment serait-ce possible ?
La violence du remplacement
Après la description d’un tel phénomène, les journalistes finissent tous par exprimer leur compassion pour les populations évacuées, « victimes » du mouvement gentrificateur. Dans Libé : « Ainsi, à Belleville, quartier à forte population asiatique, un fast-food a été remplacé par une chaîne spécialisée dans le maquillage. “La population locale, issue des différentes vagues d’immigrations, est aujourd’hui diluée, expropriée”, analyse un économiste habitant le quartier sur le blog pop-up urbain. » « Diluée, expropriée », oui, tels sont les termes pour définir la population asiatique de Belleville. Dans le quartier berlinois surnommé le « Petit Istanbul », un épicier turc nommé Ahmet Caliskan est devenu le symbole de la résistance à la gentrification. « La presse s’est emparée de l’histoire, lit-on sur le site du Nouvel Obs. Pour le quotidien Tageszeitung (gauche), arracher les Caliskan du quartier, “c’est comme une perte de culture”. Comme un village dont on voudrait détruire “le clocher”. “On appellerait ça de la barbarie. Et on ferait tout pour l’empêcher”. » « Perte de culture », « barbarie », voici donc encore les termes employés, quand il s’agit de déplacer les immigrés turcs à l’intérieur de la capitale allemande. Voire, on parle carrément de : « renouvellement de peuple » : « Même si on parle de politiques de “renouvellement urbain”, c’est aussi selon moi une politique de renouvellement du peuple car cela s’est par exemple accompagné de politiques ambiguës en matière de logement social », affirme Jean-Pierre Garnier dans Le Monde.
La mauvaise conscience bobo
Si ce sujet journalistique, obligeant à une description un rien fidèle du réel pour pouvoir exister, dynamite, comme on l’a vu, toutes les proscriptions habituelles et révèle un état des lieux dont le constat est en général dénié avec horreur par ceux-là mêmes qui le font, d’autres étonnantes et paradoxales vérités en découlent. La première est bien évidemment que ceux qui semblent déplorer la gentrification dans leurs articles sont précisément ceux qui la commettent… Car à quelle catégorie de la population appartiennent les journalistes des Inrocks, de Slate, du Monde, de Libé ou du Nouvel Obs, si ce n’est aux classes intellectuelles aisées des grandes villes qui sirotent du soja et votent (encore) à gauche ? Ce sont précisément eux, les fameux bobos, les gentrifieurs en question, tout comme l’essentiel de leur lectorat ! A priori, ce n’est pas Robert le garagiste de Saint-Étienne ou Loïc l’éleveur de porcs du Morbihan, ni Saïd de la Goutte d’Or et encore moins Yu de Belleville ou Coumba de Château Rouge qu’on trouve plongés dans le dernier numéro des Inrocks ou occupés à surfer sur Slate durant leurs nuits blanches ! Ainsi tous ces articles sur la gentrification ressemblent-ils à des exercices de réparation symbolique, des exorcismes de mauvaises conscience bobo qui permettront à ceux qui les ont signés de dormir sur leurs deux oreilles dans leur nouveau loft de Montreuil, certains qu’ils pourront du moins dire qu’ils auront eu protesté avant que de se substituer aux immigrés dans leurs quartier, et alors mêmes qu’ils n’ont cessé de se présenter comme les défenseurs de ces derniers, essentiellement à distance, bien sûr, et pour des raisons de gratification narcissique.
Compassion sélective
Surtout, ce qu’il y a encore de cruellement paradoxal dans la compassion de surface dont témoigne le journaliste bobo pour les immigrés que son argent et sa culture évacuent, c’est qu’il n’a jamais montré la même compassion pour les classes populaires indigènes auxquels les immigrés aujourd’hui plaints se sont d’abord substitués. Le bobo qui se méfie pourtant tellement des identités stables et définies, semble croire que Belleville est un quartier chinois depuis la fondation de Lutèce, semble oublier qu’avant d’être une banlieue malienne, Montreuil a été une banlieue rouge, et que si les quartiers qu’il revalorise aujourd’hui ont été dévalorisés, c’est parce que les immigrés, en y imposant leur nombre et leurs repères culturels, y ont d’abord fait fuir la population d’origine, faisant peu à peu chuter le prix du mètre carré. Avant que le bobo n’aligne ses brasseries branchés, l’immigré avait multiplié ces boucheries hallal qui aujourd’hui font front pour tenir, comme à la Goutte d’or : « Il y a beaucoup de résistance, notamment de l’Association Château Rouge (ACR), un groupe de commerçants locaux, regroupant principalement des boucheries halal, détaille Lydie Launay. » La population modeste originelle de Paris, aucun journaliste bobo n’a noté qu’elle avait été « diluée » et « expropriée » par l’immigration de masse. Lorsque les anciens quartiers ouvriers ou populaires ont vu leurs bistrots remplacés par des kebabs ou des marchands de textile chinois, a‑t-on parlé de « perte de culture », de « barbarie », voire de « renouvellement de peuple » ? Non, bien sûr ! Et il est évident que celui qui s’y aventurerait serait automatiquement vomi par les mêmes journalistes qui tolèrent pareilles outrances pour sauver une pauvre épicerie germano-turque trentenaire, laquelle équivaudrait à leurs yeux à n’importe quel clocher millénaire… Pourvu que ces gens-là ne s’occupent jamais de patrimoine !
Guerres de territoire dans les villes-monde
Les classes populaires, en fait, ont été évacuées depuis trente ans des centres villes vers les banlieues, puis des banlieues vers cette périphérie qu’analyse Christophe Guilluy. Aujourd’hui, à côté des vieux arrondissements demeurés en possession de la bourgeoisie traditionnelle, les bobos disputent aux immigrés les restes des anciennes zones populaires. À l’ère de la mondialisation, les luttes qui se déroulaient autrefois sur de vastes contrées se rejouent en miniature dans les villes-monde, et des ethnies s’accaparent des territoires, y imposent leurs cultures respectives, rivalisent, et conquièrent au moyen de diverses formes de violence, qu’il s’agisse d’incivilités régulières et ciblées ou de la hausse massive des prix. Conséquence du dynamisme économique destructeur de la mondialisation, ces nouvelles luttes transforment le visage et la population de villes millénaires tout en provoquant des bouleversements symboliques parfois traumatisants. La « gentrification » est le phénomène par lequel la classe médiatique, parce qu’elle y joue le rôle principal, prend conscience d’un processus violent qu’elle a toujours encouragé – la mondialisation — et dont ses acteurs bénéficient encore. Un processus dont sont hypocritement dénoncées certaines conséquences à condition qu’elles touchent le prolétariat de substitution que cette élite a élue, et tandis que le peuple originel, lui, peut bien finir de crever en silence.
Crédit photo : dgmckelvey via Flickr (cc)