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[Dossier] L’empire de Patrick Drahi est-il en train de vaciller ?

30 novembre 2015

Temps de lecture : 12 minutes
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[Dossier] L’empire de Patrick Drahi est-il en train de vaciller ?

Temps de lecture : 12 minutes

En moins de deux ans, il a réussi à bâtir un empire de télécoms, de câbles et de médias. Entièrement à crédit. Il est monté grâce aux banques, mais risque à présent d’être perdu par elles, qui s’inquiètent de la fragilité structurelle et de l’endettement énorme de son groupe. Celui-ci, qui a gonflé comme une bulle, peut en effet finir par éclater. Au risque d’embarquer pour l’enfer les médias qu’il a récemment achetés…

L’homme d’af­faires fran­co-israélien com­mence à petite échelle, en 2001, en créant son fonds d’in­vestisse­ment, Altice. Il a pour objec­tif de racheter les petits opéra­teurs du câble et y arrive en moins de qua­tre ans, cro­quant Est vidéo­com­mu­ni­ca­tion, Numéri­ca­ble, Noos, France Tele­com Câble, TDF Câble et UPC France. Il intè­gre le tout autour de Numéri­ca­ble et con­tin­ue ses acqui­si­tions, sans rechign­er à pay­er le prix fort s’il le faut : Com­ple­tel en 2007, Mar­tinique TV Cable, World Satel­lite Guade­loupe et Valvi­sio – ces 3 derniers pour 22 mil­lions d’€ à la barbe de Canal Plus en 2009. La même année, il rachète en Israël les deux opéra­teurs télé­com Hot et Mirs, regroupés sous le nom du premier.

Mais c’est à par­tir de 2014 et de l’en­trée en Bourse d’Altice que sa frénésie d’achats explose : il acquiert suc­ces­sive­ment 20% de parts sup­plé­men­taires de Numéri­ca­ble, sauve Libéra­tion en avril 2014, souf­fle au même moment SFR à Bouygues pour 17,4 mil­liards d’€, croque Por­tu­gal Tele­com en décem­bre 2014 pour 7,4 mil­liards d’€, reprend en jan­vi­er 2015 les titres français du groupe Roular­ta (dont L’Ex­press et l’Ex­pan­sion) pour moins de 10 mil­lions d’€, reprend qua­tre mois plus tard l’opéra­teur améri­cain Sud­den­link pour 8 mil­liards de dol­lars et un autre opéra­teur améri­cain, Cable­vi­sion, pour 17,7 mil­liards d’€ à l’au­tomne 2015…

À titre per­son­nel, alors qu’il était absent du classe­ment Forbes en 2012 et 215ème for­tune mon­di­ale en 2014, il réus­sit à se hiss­er à la 57ème place en mars 2015, avec 16 mil­liards de dol­lars accu­mulés, même si sa for­tune a depuis fon­du de moitié (7,9 mil­liards fin novem­bre 2015), le faisant retomber à la 162ème place du classe­ment.

Prêts à prix d’ami, offshore, LBO : Drahi joue habilement du système

Jusqu’à cette dernière acqui­si­tion, les marchés n’ont pas bronché. Pour­tant, avant même l’achat de Cable­vi­sion, Drahi avait déjà accu­mulé 45 mil­liards d’€ de dettes et fait une grande par­tie de ses cours­es (52 mil­liards d’€ d’ac­qui­si­tions en un an et demi) à crédit. Il n’y serait jamais arrivé sans les ban­ques cen­trales qui ont déver­sé des tonnes d’ar­gent sur les marchés après la crise de 2008, pour ten­ter de sauver le sys­tème. « Pas de Drahi sans Draghi », écrivait Medi­a­part en août 2015. Le jour­nal d’en­quête citait un ban­quier d’af­faires : « Il prof­ite à fond de notre époque où l’argent ne vaut plus rien. Les ges­tion­naires de fonds de pen­sion, de fonds d’investissement, qui sont à la recherche de ren­de­ments, sont prêts à souscrire les yeux fer­més à tous les pro­duits qui leur rap­por­tent un peu. Cela a per­mis à Patrick Drahi de financer à toute allure son expan­sion avec des emprunts à 6 % quand il aurait dû nor­male­ment pay­er 11 % à 12 % voire plus. »

Toutes les opéra­tions d’Altice se font de la même façon : une entité est créée au Lux­em­bourg, reçoit une petite par­tie du cap­i­tal apporté par le fonds d’in­vestisse­ment prin­ci­pal où abon­dent Altice, mais aus­si les fonds d’in­vestisse­ment Cin­ven et Car­lyle, et joue de l’ef­fet de levi­er – le LBO (lever­aged buy out) en appor­tant les act­ifs rachetés pour garan­tir la dette souscrite. Au pas­sage, d’autres sociétés sont créées pour rémunér­er grasse­ment les man­agers. Tout le monde y trou­ve son compte : ban­quiers d’af­faire, con­seillers juridiques, ban­ques qui pla­cent la dette sur les marchés… et ce grâce aux com­mis­sions que cha­cun encaisse. Le rachat de Sud­delink est ain­si un cas d’é­cole : sur les 8 mil­liards de dol­lars du prix d’ac­qui­si­tion, 6,7 sont financés par l’en­det­te­ment de Suddenlink

Pour con­tin­uer à financer son expan­sion, Altice a pris cet été la déci­sion de trans­fér­er son siège et sa cota­tion à Ams­ter­dam. L’ob­jec­tif est sim­ple : la lég­is­la­tion néer­landaise per­met la coex­is­tence de plusieurs types d’ac­tions qui n’ont pas les mêmes droits. Cela per­met aux action­naires prin­ci­paux, sou­vent des groupes famil­i­aux, de garder la main alors qu’ils n’ont plus la majorité du cap­i­tal. Donc, aus­si, de diluer le cap­i­tal et de faire entr­er de nou­velles liq­uid­ités sans risque pour la ges­tion de l’en­tre­prise. En l’oc­cur­rence, Altice a annon­cé avoir crée des actions A, qui ont un droit de vote par titre et des actions B qui en ont 25. Ces actions B, non cotées, n’ont été ouvertes qu’aux anciens action­naires d’Altice.

Une concentration dans la presse en marge du droit ?

En plus d’Am­s­ter­dam et du Lux­em­bourg… voire du Pana­ma pour la mai­son mère de L’Ex­press, les fonds de Drahi passent aus­si par Guer­ne­sey où se trou­ve son hold­ing per­son­nel Next LP et lui-même est rési­dent suisse. Le fait même qu’il ait pas la nation­al­ité française n’est pas clair puisque lorsque le jour­nal Chal­lenges a voulu con­stituer son classe­ment 2013 des 500 plus grandes for­tunes français­es, il a reçu une let­tre d’Alexan­dre Mar­que, avo­cat de Patrick Drahi au sein du cab­i­net Franklin les dis­suadant de le faire : « M. Drahi a pris la nation­al­ité israéli­enne et renon­cé à la nation­al­ité française. La perte de la nation­al­ité lui est défini­tive­ment acquise. Il ne s’agit pas d’une dou­ble nation­al­ité franco-israélienne. »

Les col­lab­o­ra­teurs du mil­liar­daire ont depuis rétropé­dalé, car il y a un petit prob­lème, qui pour­rait être de nature à blo­quer ses acqui­si­tions dans les médias : l’ar­ti­cle 7 de la loi n°86–897 du 1er août 1986 dis­pose que « les étrangers ne pour­ront, à compter de la pub­li­ca­tion de la présente loi, procéder à une acqui­si­tion ayant effet de porter, directe­ment ou indi­recte­ment, leur part à plus de vingt pour cent du cap­i­tal social ou des droits de vote d’une entre­prise édi­tant une pub­li­ca­tion de langue française. ». L’ar­ti­cle 40 de la loi sur l’au­dio­vi­suel édicte une dis­po­si­tion sem­blable pour les médias audiovisuels.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la posi­tion de Patrick Drahi est bor­der­line. Ce qui n’empêche pas les ser­vices de l’État, très occupés par le redresse­ment fis­cal de Medi­a­part et d’Ar­rêts sur Images, de regarder con­scien­cieuse­ment ailleurs. Pen­dant ce temps, naît un nou­veau géant des médias qui détient Libéra­tion, L’Ex­press, L’Ex­pan­sion, une série de mag­a­zines spé­cial­isés (Côté Mai­son, Côté Sud, Mieux Vivre, Lire, L’Étudiant, etc.) et 30% de Nex­tRa­dioTV dont dépen­dent la radio RMC et la chaîne d’in­for­ma­tion con­tin­ue BFMTV. Là encore, Patrick Drahi n’a­ban­donne pas ses recettes et envis­age des syn­er­gies entre SFR et ses titres afin d’en dop­er les ventes et les abonnements.

Pen­dant ce temps là, pub­lic­ité et dif­fu­sion bais­sent. Y com­pris pour L’Ex­press (-5% sur un an). Libéra­tion, mal­gré sa nou­velle for­mule, voit même sa dif­fu­sion s’ef­fon­dr­er de 26% au troisième trimestre. Le groupe Altice Média cherche tous azimuts de nou­veaux vecteurs de crois­sance : adosse­ment des mag­a­zines à des e‑boutiques, développe­ment de salons autour de L’Étudiant, rachat (au prix fort) des droits de dif­fu­sion du cham­pi­onnat de foot anglais – on par­le d’une cen­taine de mil­lions d’€ par an sur trois ans – mais aus­si parte­nar­i­ats exclusifs avec des stars comme Cris­tiano Ronal­do ou encore avec des start-up per­for­mantes comme Teads qui assur­era la pub­lic­ité vidéo en ligne pour l’ensem­ble des sites du groupe (sauf, pour l’in­stant, de Libé, RMC et BFMTV).

Quand les banques commencent à lâcher Drahi

Début octo­bre, l’a­gence de nota­tion Moody’s a dégradé de deux crans la note CFR (cor­po­rate fam­i­ly rat­ing) de Numéri­ca­ble-SFR, en la faisant pass­er dans la caté­gorie « très spécu­la­tive ». Par­mi les raisons invo­quées, « la com­plex­ité crois­sante de l’or­gan­i­sa­tion du groupe Altice », com­posé désor­mais d’une trentaine de sociétés dis­patchées dans le monde entier, dont quelques pays qui ne rechig­nent pas à faciliter l’op­ti­mi­sa­tion fis­cale. En même temps, l’ac­tion Altice était en repli de 20% sur cinq jours et le groupe ne par­ve­nait à lever que 1,61 mil­liard d’eu­ros sur les 1,8 souhaités pour financer l’ac­qui­si­tion de Cable­vi­sion. Dernière étape de cette quin­tu­ple alerte : le renchérisse­ment notable des taux con­sen­tis par les ban­ques : alors qu’il avait pu cro­quer Por­tu­gal Tele­com en emprun­tant avec des taux de 5 à 6,5% début 2015, le taux moyen con­sen­ti par les ban­ques pour le rachat de Cable­vi­sion tourne autour de 7,6%, avec cer­taines lignes de crédit à plus de 10%. Les intérêts seront donc d’au­tant plus cara­binés, ce qui va affaib­lir plus encore l’opéra­teur américain.

Une alerte dont Altice n’a qua­si­ment pas tenu compte, et son cours s’en est ressen­ti, fon­dant plus que de moitié depuis cet été. Certes, il a cédé 30% de Cable­vi­sion à deux fonds, BC Part­ners et Cana­da Pen­sion Plan Invest­ment Board, mais cela ne sem­blait motivé que par la néces­sité de boucler son tour de table mal­gré le désamour des marchés. Et la ces­sion de 7,5% du cap­i­tal d’Altice par la hold­ing de Drahi, Next, fin novem­bre 2015, se fait aus­si dans une atmo­sphère d’in­tense méfi­ance. Dire qu’en mars 2014, lorsque Altice rachetait SFR à crédit, tous les acteurs du marché se sont pré­cip­ités et dire qu’il y avait jusqu’à 70 mil­liards d’eu­ros de demande des investis­seurs, alors que SFR avait besoin de cinq fois moins (12,5 mil­liards) ! Beau­coup d’eau a depuis coulé sous les ponts…

Con­trainte et for­cée, Altice a annon­cé une pause dans les acqui­si­tions pen­dant deux ans. Il faut dire que Moody’s a posé le doigt sur le cœur du prob­lème : alors que le groupe a 45 mil­liards d’eu­ros de dette, il a un pas­sif 5,7 fois supérieur à son EBITDA (revenus avant intérêts, impôts, dota­tions aux amor­tisse­ments et pro­vi­sions sur immo­bil­i­sa­tion). Or pour l’a­gence de nota­tion, un pas­sif 6 fois supérieur à l’EBIT­DA dans le secteur des télé­com­mu­ni­ca­tions vaut une nota­tion Caa, c’est à dire à très haut risque. Dans le groupe Altice, les effets de levi­er – le fait que le pas­sif soit supérieur à l’EBIT­DA – sont tout aus­si remar­quables  : 3,1 x pour Numer­i­ca­ble-SFR, 7 x pour Sud­den­link et 4 x pour Cablevision.

Clients matraqués, salariés pressurés, engagements non tenus…

Patrick Drahi serait-il déjà en fail­lite comme l’es­ti­mait un ban­quier inter­rogé par Lyon Cap­i­tale mi-octo­bre dernier ? La ques­tion mérite d’être posée, car son groupe a des pra­tiques qui font penser aux sociétés en dif­fi­culté. Par exem­ple, SFR et Numer­i­ca­ble ont été pointés par Bercy par­mi les plus mau­vais payeurs de France. Il faut dire que les « cost killers » de Drahi n’y sont pas allés de main morte, arrê­tant abrupte­ment de pay­er des dizaines de four­nisseurs, ou ten­tant d’im­pos­er des remis­es de 20 à 40% voire 80% pour Dalkia… Les résul­tats sont vis­i­bles : le résul­tat d’exploitation de SFR est passé de 930 mil­lions au pre­mier trimestre 2015 à 1,039 mil­lions au troisième trimestre et la marge a pro­gressé de près de 4 points. Les 750 000 € d’a­mende aux­quels Bercy a astreint la société sem­blent bien légers à côté.

En même temps, SFR mise aus­si sur les syn­er­gies avec d’autres entre­pris­es du groupe, qui pour­raient faire économiser 1,1 mil­liard d’eu­ros par an. Voilà quelque chose de nature à calmer les créanciers (ou à con­va­in­cre les ban­quiers), mais en atten­dant, la société qui est con­damnée à rem­bours­er 50 mil­lions d’€ par mois pour les seuls intérêts de la dette qui a servi à son acqui­si­tion matraque ses clients pour s’en sor­tir : le revenu moyen par abon­né (Arpu) a ain­si pro­gressé de 3,8% dans le fixe et est repar­ti légère­ment à la hausse dans le mobile. Mais en par­al­lèle, le groupe perd ses clients qui n’ont pas sup­porté les hauss­es de tarif : 599 000 sur le sec­ond trimestre 2015, 445 000 sur le pre­mier, soit 1,2 mil­lions en un an. Du côté du fixe et de l’AD­SL, pas mieux : 119 000 et 189 000 abon­nés per­dus en trois mois. Cette fuite n’est en rien éton­nante : le réseau Numéri­ca­ble a été imposé aux abon­nés SFR même quand il est moins per­for­mant, les prix ont sévère­ment aug­men­té et le rap­port qual­ité-prix laisse franche­ment à désirer.

Seule la fibre gagne 70 000 abon­nés, dont 64 000 précédem­ment abon­nés à une offre ADSL du groupe. SFR, qui câble tous azimuts et gra­tu­ite­ment, met sys­té­ma­tique­ment la fibre en avant : les abon­nements sont plus renta­bles et per­me­t­tent plus de syn­ergie grâce à une bande pas­sante net­te­ment supérieure. Et encore, tout n’est pas rose. La métro­pole de Lille a rompu avec pertes et fra­cas avec SFR en pointant son inca­pac­ité à équiper 70 petites com­munes dont 24 vil­lages classés pri­or­i­taires. Non seule­ment l’opéra­teur n’a équipé que cinq com­munes, mais il a adressé tout récem­ment – donc depuis sa reprise par Numéri­ca­ble – un pro­jet de nou­velle con­ven­tion lim­ité à 13 com­munes, les 57 autres étant aban­don­nées. Ce qui a sus­cité l’ire de la métro­pole nordiste.

Une autre recette clas­sique de Drahi pour dompter la rentabil­ité de ses entre­pris­es – dimin­uer la masse salar­i­ale – con­cerne directe­ment les jour­nal­istes. Dans la fusion de SFR et de Numéri­ca­ble, qui con­cerne 2000 salariés, il n’y aura effec­tive­ment pas de plan social : le sujet, très sen­si­ble poli­tique­ment surtout à l’ap­proche des élec­tions, est aus­si ce qui a per­mis à l’homme d’af­faires israélien de rafler l’opéra­teur au nez et à la barbe de Bouygues. En revanche, les jour­naux devraient voir leurs effec­tifs dimin­uer. À Libéra­tion, une sec­onde clause de ces­sion devrait être ouverte après une pre­mière qui a vu le départ de 60 salariés, en majorité des jour­nal­istes dont plusieurs piliers du titre. Et dans le groupe Express Roular­ta, la sup­pres­sion de 125 postes sur 650, l’ex­ter­nal­i­sa­tion de plusieurs ser­vices ain­si que le pas­sage de 200 salariés de la con­ven­tion col­lec­tive des jour­nal­istes à celle, bien moins favor­able, de la com­mu­ni­ca­tion, ne passent vrai­ment pas. Du reste, ces muta­tions douloureuses pour­raient ne pas être les dernières : plus les ban­ques se méfieront de Drahi et de sa mon­tagne de dettes, et plus les charges et les intérêts aug­menteront, tout en s’a­joutant aux coûts de restruc­tura­tion et de plans soci­aux. Il n’au­ra d’autre choix que de chercher les économies partout où elles peu­vent se faire – dimin­uer la masse salar­i­ale, réduire les ser­vices et pres­sur­er le client. Au risque de se retrou­ver dans un cer­cle vicieux.

Crédit pho­to : DR. Mon­tage : Ojim

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