En moins de deux ans, il a réussi à bâtir un empire de télécoms, de câbles et de médias. Entièrement à crédit. Il est monté grâce aux banques, mais risque à présent d’être perdu par elles, qui s’inquiètent de la fragilité structurelle et de l’endettement énorme de son groupe. Celui-ci, qui a gonflé comme une bulle, peut en effet finir par éclater. Au risque d’embarquer pour l’enfer les médias qu’il a récemment achetés…
L’homme d’affaires franco-israélien commence à petite échelle, en 2001, en créant son fonds d’investissement, Altice. Il a pour objectif de racheter les petits opérateurs du câble et y arrive en moins de quatre ans, croquant Est vidéocommunication, Numéricable, Noos, France Telecom Câble, TDF Câble et UPC France. Il intègre le tout autour de Numéricable et continue ses acquisitions, sans rechigner à payer le prix fort s’il le faut : Completel en 2007, Martinique TV Cable, World Satellite Guadeloupe et Valvisio – ces 3 derniers pour 22 millions d’€ à la barbe de Canal Plus en 2009. La même année, il rachète en Israël les deux opérateurs télécom Hot et Mirs, regroupés sous le nom du premier.
Mais c’est à partir de 2014 et de l’entrée en Bourse d’Altice que sa frénésie d’achats explose : il acquiert successivement 20% de parts supplémentaires de Numéricable, sauve Libération en avril 2014, souffle au même moment SFR à Bouygues pour 17,4 milliards d’€, croque Portugal Telecom en décembre 2014 pour 7,4 milliards d’€, reprend en janvier 2015 les titres français du groupe Roularta (dont L’Express et l’Expansion) pour moins de 10 millions d’€, reprend quatre mois plus tard l’opérateur américain Suddenlink pour 8 milliards de dollars et un autre opérateur américain, Cablevision, pour 17,7 milliards d’€ à l’automne 2015…
À titre personnel, alors qu’il était absent du classement Forbes en 2012 et 215ème fortune mondiale en 2014, il réussit à se hisser à la 57ème place en mars 2015, avec 16 milliards de dollars accumulés, même si sa fortune a depuis fondu de moitié (7,9 milliards fin novembre 2015), le faisant retomber à la 162ème place du classement.
Prêts à prix d’ami, offshore, LBO : Drahi joue habilement du système
Jusqu’à cette dernière acquisition, les marchés n’ont pas bronché. Pourtant, avant même l’achat de Cablevision, Drahi avait déjà accumulé 45 milliards d’€ de dettes et fait une grande partie de ses courses (52 milliards d’€ d’acquisitions en un an et demi) à crédit. Il n’y serait jamais arrivé sans les banques centrales qui ont déversé des tonnes d’argent sur les marchés après la crise de 2008, pour tenter de sauver le système. « Pas de Drahi sans Draghi », écrivait Mediapart en août 2015. Le journal d’enquête citait un banquier d’affaires : « Il profite à fond de notre époque où l’argent ne vaut plus rien. Les gestionnaires de fonds de pension, de fonds d’investissement, qui sont à la recherche de rendements, sont prêts à souscrire les yeux fermés à tous les produits qui leur rapportent un peu. Cela a permis à Patrick Drahi de financer à toute allure son expansion avec des emprunts à 6 % quand il aurait dû normalement payer 11 % à 12 % voire plus. »
Toutes les opérations d’Altice se font de la même façon : une entité est créée au Luxembourg, reçoit une petite partie du capital apporté par le fonds d’investissement principal où abondent Altice, mais aussi les fonds d’investissement Cinven et Carlyle, et joue de l’effet de levier – le LBO (leveraged buy out) en apportant les actifs rachetés pour garantir la dette souscrite. Au passage, d’autres sociétés sont créées pour rémunérer grassement les managers. Tout le monde y trouve son compte : banquiers d’affaire, conseillers juridiques, banques qui placent la dette sur les marchés… et ce grâce aux commissions que chacun encaisse. Le rachat de Suddelink est ainsi un cas d’école : sur les 8 milliards de dollars du prix d’acquisition, 6,7 sont financés par l’endettement de Suddenlink
Pour continuer à financer son expansion, Altice a pris cet été la décision de transférer son siège et sa cotation à Amsterdam. L’objectif est simple : la législation néerlandaise permet la coexistence de plusieurs types d’actions qui n’ont pas les mêmes droits. Cela permet aux actionnaires principaux, souvent des groupes familiaux, de garder la main alors qu’ils n’ont plus la majorité du capital. Donc, aussi, de diluer le capital et de faire entrer de nouvelles liquidités sans risque pour la gestion de l’entreprise. En l’occurrence, Altice a annoncé avoir crée des actions A, qui ont un droit de vote par titre et des actions B qui en ont 25. Ces actions B, non cotées, n’ont été ouvertes qu’aux anciens actionnaires d’Altice.
Une concentration dans la presse en marge du droit ?
En plus d’Amsterdam et du Luxembourg… voire du Panama pour la maison mère de L’Express, les fonds de Drahi passent aussi par Guernesey où se trouve son holding personnel Next LP et lui-même est résident suisse. Le fait même qu’il ait pas la nationalité française n’est pas clair puisque lorsque le journal Challenges a voulu constituer son classement 2013 des 500 plus grandes fortunes françaises, il a reçu une lettre d’Alexandre Marque, avocat de Patrick Drahi au sein du cabinet Franklin les dissuadant de le faire : « M. Drahi a pris la nationalité israélienne et renoncé à la nationalité française. La perte de la nationalité lui est définitivement acquise. Il ne s’agit pas d’une double nationalité franco-israélienne. »
Les collaborateurs du milliardaire ont depuis rétropédalé, car il y a un petit problème, qui pourrait être de nature à bloquer ses acquisitions dans les médias : l’article 7 de la loi n°86–897 du 1er août 1986 dispose que « les étrangers ne pourront, à compter de la publication de la présente loi, procéder à une acquisition ayant effet de porter, directement ou indirectement, leur part à plus de vingt pour cent du capital social ou des droits de vote d’une entreprise éditant une publication de langue française. ». L’article 40 de la loi sur l’audiovisuel édicte une disposition semblable pour les médias audiovisuels.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que la position de Patrick Drahi est borderline. Ce qui n’empêche pas les services de l’État, très occupés par le redressement fiscal de Mediapart et d’Arrêts sur Images, de regarder consciencieusement ailleurs. Pendant ce temps, naît un nouveau géant des médias qui détient Libération, L’Express, L’Expansion, une série de magazines spécialisés (Côté Maison, Côté Sud, Mieux Vivre, Lire, L’Étudiant, etc.) et 30% de NextRadioTV dont dépendent la radio RMC et la chaîne d’information continue BFMTV. Là encore, Patrick Drahi n’abandonne pas ses recettes et envisage des synergies entre SFR et ses titres afin d’en doper les ventes et les abonnements.
Pendant ce temps là, publicité et diffusion baissent. Y compris pour L’Express (-5% sur un an). Libération, malgré sa nouvelle formule, voit même sa diffusion s’effondrer de 26% au troisième trimestre. Le groupe Altice Média cherche tous azimuts de nouveaux vecteurs de croissance : adossement des magazines à des e‑boutiques, développement de salons autour de L’Étudiant, rachat (au prix fort) des droits de diffusion du championnat de foot anglais – on parle d’une centaine de millions d’€ par an sur trois ans – mais aussi partenariats exclusifs avec des stars comme Cristiano Ronaldo ou encore avec des start-up performantes comme Teads qui assurera la publicité vidéo en ligne pour l’ensemble des sites du groupe (sauf, pour l’instant, de Libé, RMC et BFMTV).
Quand les banques commencent à lâcher Drahi
Début octobre, l’agence de notation Moody’s a dégradé de deux crans la note CFR (corporate family rating) de Numéricable-SFR, en la faisant passer dans la catégorie « très spéculative ». Parmi les raisons invoquées, « la complexité croissante de l’organisation du groupe Altice », composé désormais d’une trentaine de sociétés dispatchées dans le monde entier, dont quelques pays qui ne rechignent pas à faciliter l’optimisation fiscale. En même temps, l’action Altice était en repli de 20% sur cinq jours et le groupe ne parvenait à lever que 1,61 milliard d’euros sur les 1,8 souhaités pour financer l’acquisition de Cablevision. Dernière étape de cette quintuple alerte : le renchérissement notable des taux consentis par les banques : alors qu’il avait pu croquer Portugal Telecom en empruntant avec des taux de 5 à 6,5% début 2015, le taux moyen consenti par les banques pour le rachat de Cablevision tourne autour de 7,6%, avec certaines lignes de crédit à plus de 10%. Les intérêts seront donc d’autant plus carabinés, ce qui va affaiblir plus encore l’opérateur américain.
Une alerte dont Altice n’a quasiment pas tenu compte, et son cours s’en est ressenti, fondant plus que de moitié depuis cet été. Certes, il a cédé 30% de Cablevision à deux fonds, BC Partners et Canada Pension Plan Investment Board, mais cela ne semblait motivé que par la nécessité de boucler son tour de table malgré le désamour des marchés. Et la cession de 7,5% du capital d’Altice par la holding de Drahi, Next, fin novembre 2015, se fait aussi dans une atmosphère d’intense méfiance. Dire qu’en mars 2014, lorsque Altice rachetait SFR à crédit, tous les acteurs du marché se sont précipités et dire qu’il y avait jusqu’à 70 milliards d’euros de demande des investisseurs, alors que SFR avait besoin de cinq fois moins (12,5 milliards) ! Beaucoup d’eau a depuis coulé sous les ponts…
Contrainte et forcée, Altice a annoncé une pause dans les acquisitions pendant deux ans. Il faut dire que Moody’s a posé le doigt sur le cœur du problème : alors que le groupe a 45 milliards d’euros de dette, il a un passif 5,7 fois supérieur à son EBITDA (revenus avant intérêts, impôts, dotations aux amortissements et provisions sur immobilisation). Or pour l’agence de notation, un passif 6 fois supérieur à l’EBITDA dans le secteur des télécommunications vaut une notation Caa, c’est à dire à très haut risque. Dans le groupe Altice, les effets de levier – le fait que le passif soit supérieur à l’EBITDA – sont tout aussi remarquables : 3,1 x pour Numericable-SFR, 7 x pour Suddenlink et 4 x pour Cablevision.
Clients matraqués, salariés pressurés, engagements non tenus…
Patrick Drahi serait-il déjà en faillite comme l’estimait un banquier interrogé par Lyon Capitale mi-octobre dernier ? La question mérite d’être posée, car son groupe a des pratiques qui font penser aux sociétés en difficulté. Par exemple, SFR et Numericable ont été pointés par Bercy parmi les plus mauvais payeurs de France. Il faut dire que les « cost killers » de Drahi n’y sont pas allés de main morte, arrêtant abruptement de payer des dizaines de fournisseurs, ou tentant d’imposer des remises de 20 à 40% voire 80% pour Dalkia… Les résultats sont visibles : le résultat d’exploitation de SFR est passé de 930 millions au premier trimestre 2015 à 1,039 millions au troisième trimestre et la marge a progressé de près de 4 points. Les 750 000 € d’amende auxquels Bercy a astreint la société semblent bien légers à côté.
En même temps, SFR mise aussi sur les synergies avec d’autres entreprises du groupe, qui pourraient faire économiser 1,1 milliard d’euros par an. Voilà quelque chose de nature à calmer les créanciers (ou à convaincre les banquiers), mais en attendant, la société qui est condamnée à rembourser 50 millions d’€ par mois pour les seuls intérêts de la dette qui a servi à son acquisition matraque ses clients pour s’en sortir : le revenu moyen par abonné (Arpu) a ainsi progressé de 3,8% dans le fixe et est reparti légèrement à la hausse dans le mobile. Mais en parallèle, le groupe perd ses clients qui n’ont pas supporté les hausses de tarif : 599 000 sur le second trimestre 2015, 445 000 sur le premier, soit 1,2 millions en un an. Du côté du fixe et de l’ADSL, pas mieux : 119 000 et 189 000 abonnés perdus en trois mois. Cette fuite n’est en rien étonnante : le réseau Numéricable a été imposé aux abonnés SFR même quand il est moins performant, les prix ont sévèrement augmenté et le rapport qualité-prix laisse franchement à désirer.
Seule la fibre gagne 70 000 abonnés, dont 64 000 précédemment abonnés à une offre ADSL du groupe. SFR, qui câble tous azimuts et gratuitement, met systématiquement la fibre en avant : les abonnements sont plus rentables et permettent plus de synergie grâce à une bande passante nettement supérieure. Et encore, tout n’est pas rose. La métropole de Lille a rompu avec pertes et fracas avec SFR en pointant son incapacité à équiper 70 petites communes dont 24 villages classés prioritaires. Non seulement l’opérateur n’a équipé que cinq communes, mais il a adressé tout récemment – donc depuis sa reprise par Numéricable – un projet de nouvelle convention limité à 13 communes, les 57 autres étant abandonnées. Ce qui a suscité l’ire de la métropole nordiste.
Une autre recette classique de Drahi pour dompter la rentabilité de ses entreprises – diminuer la masse salariale – concerne directement les journalistes. Dans la fusion de SFR et de Numéricable, qui concerne 2000 salariés, il n’y aura effectivement pas de plan social : le sujet, très sensible politiquement surtout à l’approche des élections, est aussi ce qui a permis à l’homme d’affaires israélien de rafler l’opérateur au nez et à la barbe de Bouygues. En revanche, les journaux devraient voir leurs effectifs diminuer. À Libération, une seconde clause de cession devrait être ouverte après une première qui a vu le départ de 60 salariés, en majorité des journalistes dont plusieurs piliers du titre. Et dans le groupe Express Roularta, la suppression de 125 postes sur 650, l’externalisation de plusieurs services ainsi que le passage de 200 salariés de la convention collective des journalistes à celle, bien moins favorable, de la communication, ne passent vraiment pas. Du reste, ces mutations douloureuses pourraient ne pas être les dernières : plus les banques se méfieront de Drahi et de sa montagne de dettes, et plus les charges et les intérêts augmenteront, tout en s’ajoutant aux coûts de restructuration et de plans sociaux. Il n’aura d’autre choix que de chercher les économies partout où elles peuvent se faire – diminuer la masse salariale, réduire les services et pressurer le client. Au risque de se retrouver dans un cercle vicieux.
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