Comment le système médiatico-culturel a mis à mort un dissident
Alors que Richard Millet publie chez Pierre-Guillaume de Roux une réponse à l’affaire qui a conduit à son bannissement du comité de lecture de Gallimard, en septembre 2012, sous la forme d’une Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes, l’occasion s’offre pour l’OJIM de revenir sur cet épisode exemplaire de l’effroyable coercition qu’exerce aujourd’hui le système médiatique et ses succursales du pouvoir culturel, pour venir à bout de la liberté de penser, voire de la littérature lorsque celle-ci assume sa fonction au-delà du divertissement de masse et de la propagande. En outre, Muriel de Rengervé a fait également paraître, il y a quelques mois, aux Éditions Jacob-Duvernet : L’Affaire Richard Millet, un essai récapitulant et analysant les tenants et aboutissants de ce lynchage médiatique. Preuve que des esprits libres se dressent de plus en plus nombreux pour démonter le fonctionnement d’un système dont les prétentions totalitaires et la mécanique de falsification se révèlent chaque mois davantage transparentes. Ce qu’on a appelé l’« affaire Millet » eut lieu autour de la rentrée littéraire 2012, et au sujet d’un appendice de 17 pages intitulé Éloge littéraire d’Anders Breivik, faisant suite à l’essai Langue fantôme (Pierre-Guillaume de Roux), que publiait l’un des plus grands écrivains français vivants et éditeur reconnu auquel Gallimard devait ses deux derniers Goncourt (Les Bienveillantes de Jonathan Littell et L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni). Ainsi, un pilier de la perpétuation d’une certaine grandeur littéraire dans un pays qui en tira longtemps sa plus grande gloire, fut socialement abattu en moins d’un mois (l’affaire s’initie le 16 août et Millet démissionne le 13 septembre), par la seule vindicte d’une petite meute sans autre légitimité que sa position stratégique dans le réseau de désinformation national.
Soudain dans la lumière
Le grand public apprit l’existence de Richard Millet à l’occasion de ce gigantesque ramdam médiatique, et sa mise en lumière soudaine permit à ses procureurs d’entretenir à son encontre une calomnie supplémentaire : celle d’avoir volontairement cherché le scandale pour exister et rafler, à l’instar de la plus banale tête creuse de téléréalité, son propre quart d’heure de célébrité warholien. Cette idée fut entretenue par de nombreux chroniqueurs radio ou de plateau-télé pour deux raisons évidentes : 1/ Ceux-ci ne peuvent imaginer que l’on convoite autre chose que la petite gloriole qu’ils se sont faite eux-mêmes, confondant leurs ambitions médiocres avec celles des autres. 2/ Totalement dépourvus de la moindre culture véritable, ils étaient eux-mêmes convaincus de l’inexistence de l’écrivain Richard Millet. Plusieurs réalités s’opposent pourtant radicalement à ce type d’allégations. Tout d’abord, Richard Millet, auteur d’une quarantaine de livres, récompensé par le prix de l’Académie française pour son essai Le Sentiment de la langue, ayant produit une œuvre qui a donné lieu à plusieurs thèses universitaires, invité régulièrement de par le monde pour parler de son travail littéraire et éditeur de la plus prestigieuse maison d’édition française réputé « faiseur de Goncourt », connu, si ce n’est lu, par n’importe quel « lettré » français contemporain, n’avait, avant l’affaire qui nous occupe, strictement aucune raison de se sentir en mal de reconnaissance, et peu d’éléments dans son tempérament et ses goûts largement exposés dans ses nombreux ouvrages, laissent songer qu’il eût pu rêver en secret de badiner sur un plateau de Thierry Ardisson. Non, décidément, nul davantage que l’auteur de Ma vie parmi les ombres ne pouvait se ficher d’une telle lumière. Auquel cas, d’ailleurs, il aurait sans doute raccourci ses longues phrases proustiennes et opté pour des sujets plus glamours que sa Corrèze natale, la mort du monde paysan, la nostalgie du Christianisme ou l’obsession de la syntaxe…
Un écrivain dans le viseur
En réalité, c’est précisément l’inverse qu’il faut admettre, c’est-à-dire que ce sont les ennemis de Richard Millet qui guettaient l’occasion d’en faire un objet de scandale pour l’abattre. Et nous verrons d’ailleurs en étudiant cette affaire, qu’elle repose sur un renversement absolument symétrique et systématique de la vérité. En effet, la plupart des journalistes qui ont lancé l’« affaire », avaient déjà attaqué Richard Millet par le passé en raison de ses positions à rebours de la doxa officielle bien-pensante. Au lieu d’applaudir à l’avènement d’une société multiculturelle (qui tous les jours apparaît pourtant davantage comme une simple dislocation de la société et de la culture), Millet s’inquiétait du déclin de la France et de l’Europe et de la déperdition de leur héritage civilisationnel. Au lieu de se réjouir devant la production littéraire pléthorique et formatée qui inonde chaque année la sphère marchande et culturelle, l’écrivain dénonçait sa médiocrité et rompait le pacte implicite d’inter-promotion qui régit le milieu culturel parisien. Au lieu de s’enthousiasmer pour la vigueur des jeunes générations comme le commandent les réflexes cacochymes des attardés de 68, l’ancien professeur de français relevait la dangereuse déculturation consécutive à la faillite de l’Éducation nationale. À la fois navrant trouble-fête et insupportable Cassandre, ses derniers essais (Désenchantement de la littérature, L’Opprobre) lui avaient valu les attaques violentes et répétées des Inrockuptibles, de Libération ou de Marianne. Pourquoi sont-ce ses ennemis, précisément, qui voulurent placer ainsi Richard Millet au centre des faisceaux médiatiques ? Parce que la position de grande autorité qui était celle de l’écrivain dans le seul milieu littéraire le préservait, dans une certaine mesure, des réactions outrées qu’il pouvait susciter, et qu’il fallait par conséquent porter l’affaire devant une cour plus vaste, plus inculte et plus impitoyable, pour parvenir à l’atteindre, devant une cour où son génie et son œuvre ne lui seraient d’aucun secours : celle des médias de masse.
Tué pour un titre
La défense de Richard Millet n’a pas varié depuis le texte qu’il a publié dans L’Express le 12 septembre 2012 (soit la veille de sa démission forcée du comité de lecture de Gallimard), intitulé « Pourquoi me tuez vous ? », jusqu’à sa Lettre aux Norvégiens qu’on découvre aujourd’hui : l’écrivain assure, à raison, qu’il n’a simplement pas été lu. Cette vérité scandaleusement simple mène d’ailleurs Muriel de Rengervé à consacrer le premier chapitre de son livre à une analyse assortie de nombreux extraits de ces 17 pages qui débutent précisément par une condamnation des actes du tueur norvégien, ne contiennent pas le moindre appel à la violence, pas la plus petite trace de racisme et aucune véritable justification de l’odieux. Par conséquent, l’écrivain a dû se défendre de propos qu’il n’avait pas tenus, se dédouaner de soupçons improuvables, répondre d’un travestissement manifeste de sa pensée, situation d’autant plus ubuesque que ceux qui l’attaquaient, journalistes littéraires professionnels ou écrivains militants, étaient censés avoir pour métier celui de savoir lire. Preuve supplémentaire de cet état des choses, lors des deux lectures que Richard Millet a pu donner de ce texte avant sa publication (le 5 janvier, au Cercle Cosaque, un cercle littéraire parisien, et le 19 mars, à l’université de Bâle), face à des publics ayant eu, par conséquent, accès à l’intégralité du texte, celui-ci ne provoqua pas le moindre scandale : « Dans les deux cas, si quelques dents ont pu grincer, il n’y a pas eu de cris d’orfraie ; nul n’a quitté les lieux en criant au fascisme, chacun ayant compris l’ironie provocatrice du titre, et la discussion, en Suisse, ayant été particulièrement ouverte. » (Lettre aux Norvégiens). Ce n’est donc pas le texte qui a été attaqué, mais son titre et, plus exactement, ce qu’on pouvait conclure de son titre à condition qu’on ne sache pas décrypter ces cinq mots, ou qu’on en élide un, à savoir « littéraire », lequel interdisait la littéralité, impliquait clairement la dimension ironique de l’éloge et prévenait suffisamment du contresens de vouloir comprendre ces 17 pages comme affichant l’ambition de faire l’éloge manifeste d’un tueur de masse.
Analyse de texte
La réalité trivialement concrète des faits est donc que Richard Millet, immense et prolifique écrivain, aurait été ostracisé en raison de l’ironie mal perçue d’un titre – trois siècles après Voltaire. Il s’agit donc soit de mauvaise foi, soit d’une immense régression du champ littéraire, la première entraînant quoi qu’il en soit la seconde. Le texte de Millet est assez clair pour quiconque se donne la peine de le lire, il y exprime une profonde angoisse quant au devenir de notre civilisation en plein déclin et mise à mal par deux facteurs concomitants : l’immigration de masse et l’idéologie multiculturaliste d’un côté, la déculturation des Européens « de souche » d’autre part, dont Breivik est lui-même un symptôme, Breivik qui s’est présenté comme « écrivain » lors de son procès et n’a su atteindre la perfection formelle que dans l’ordre du massacre (on est donc en réalité à rebours de l’éloge). Ce discours est formulé avec le recours de nombreux effets de style typiques d’un discours littéraire : parmi lesquels on trouve une ironie cruelle et amère, et une apparente provocation quant à la qualité formelle de la tuerie de Breivik, inspirée du célèbre livre de Thomas de Quincey (De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts), qui ouvre en fait sur une question profonde au sujet des liens existant entre la Littérature et le Mal. Fondamentalement, la teneur polémique du discours tient donc à la critique, non d’une race ou d’une religion, mais de deux dogmes essentiels de la gauche moderne : multiculturalisme et progressisme béat (dogmes que tend à récuser, par ailleurs, une certaine gauche républicaine dans la ligne de Chevènement). Et cette réflexion même s’inscrit dans le cadre d’une méditation sur l’appauvrissement de la langue développée dans Langue fantôme, texte principal de l’opuscule incriminé (encore moins lu, on l’imagine, que le reste). Le seul reproche tangible qu’on puisse donc adresser à Richard Millet est celui de ne pas communier aux deux dogmes précités. Son crime est un crime de divergence politique au sein même du cadre démocratique le plus classique. Ou de blasphème, si l’on accepte en effet les logiques de « pensée » de ce que Millet nomme à juste titre « le parti dévot ».
Orchestration d’une mise à mort
Coupable, en somme, d’être un adversaire de la gauche médiatique – et uniquement de cela -, celle-ci, plutôt que de lui opposer des arguments, va simplement et brutalement organiser la mise à mort sociale de l’écrivain. Cette mise à mort, Muriel de Rengervé la découpe en cinq actes, le premier étant cette attaque des journalistes littéraires, une attaque qui n’a pas grand chose à voir avec la littérature mais tient donc à cette volonté d’extraire du débat un adversaire politique pour le situer dans le champ du scandale. Jérôme Garcin, dans Le Nouvel Observateur du 16 août 2012 et avant même la sortie du livre de Richard Millet, initie la lapidation par un article titré : « Breivik, prix Goncourt ? » Titre totalement absurde relativement au contenu du texte, mais bien fait, lui, pour susciter l’hystérie. Concluant son article en suggérant un « suicide littéraire » de l’auteur de La Confession négative, Garcin révèle son souhait profond en des mots à peine couverts : « Suicidez-moi donc cet écrivain. » Le même jour, Christophe Ono-dit-Biot, dans Le Point, chargera également Millet en citant hors contexte un ensemble de citations tout en regrettant que « cette homme qui avait du style (…) le gâche dans des propos suicidaires. » Critiquer l’idéologie du multiculturalisme revient donc, en France, à tenir des propos suicidaires ? Voilà, au moins, qui est clair. Le 28 août, Raphaëlle Rérolle, dans Le Monde, annonce que Millet fait l’ « apologie de Breivik » (illettrisme ou pur délire ?) et précise que l’écrivain « n’en est pas à ses débuts en matière d’anathème. » Anathème ? Le mot est donc lâché et trahit comment la logique inquisitoriale se cache derrière la critique. Quant à la forme que doit prendre le châtiment, elle se précise déjà, Rérolle suggérant à demi-mot à Antoine Gallimard les résolutions qu’il devrait prendre : « Que faire aujourd’hui d’un salarié particulièrement efficace, faiseur de prix littéraires, mais dont la dérive idéologique s’aggrave de livre en livre ? » Quitte, après avoir défini Millet comme pamphlétaire d’extrême droite, à déformer encore la réalité en présentant son collègue Jean-Marie Laclavetine désemparé par la situation, allégation totalement inexacte que Pierre Jourde, ayant assisté à l’entretien, dénoncera sur son blog. Enfin, deux écrivains de l’écurie Gallimard qui allaient bientôt militer pour l’exclusion de leur collègue et rival, Tahar Ben Jelloun et Annie Ernaux, sont appelés à la barre, le premier affirmant que cet Éloge « risque de poser un problème au comité de lecture », quand Annie Ernaux envisage déjà une réaction collective des écrivains Gallimard. Ainsi, en trois articles, tous les éléments de la traque sont-ils posés.
Lynchage enclenché
Le conformisme et l’envie de lynchage vont ensuite exhiber les mêmes déformations et les mêmes calomnies encore grossies, sans qu’on sache si les lyncheurs suivants ont lu autre chose que les articles de leurs collègues. Le 29 août, dans Les Inrockuptibles, Nelly Kapriélian laisse éclater sa haine : « Éditeur chez Gallimard, le xénophobe Richard Millet fait l’abjecte apologie du crime d’Anders Breivik. Le milieu littéraire continuera-t-il longtemps à fermer les yeux ? » Élevé en partie au Liban, sa deuxième contrée littéraire, et amoureux par ailleurs de la langue arabe, on fait mieux que Richard Millet comme « xénophobe ». Quant à l’« apologie » de Breivik, elle est sans doute d’autant plus abjecte qu’il ne l’a jamais faite. Traité de « fanatique d’extrême droite », l’écrivain est comparé à Céline en raison des pamphlets antisémites de ce dernier, dont Kapriélian retrouverait le style, en dépit du fait que Millet se situe littérairement à l’opposé de la démarche célinienne, indice supplémentaire, soit de la déficience culturelle, soit de l’aveuglement haineux de la journaliste, puisqu’une nouvelle fois, par un renversement symétrique, plus ses calomniateurs lui reprochent sa haine, plus ils font eux-mêmes montre de la haine la plus irrationnelle ; plus ils attaquent sa prétendue « paranoïa », plus ils semblent eux-mêmes possédés par une véritable paranoïa qui verrait à chaque coin de rue un « facho » prêt à faire un putsch pour rétablir des lois raciales. Enfin, Kapriélian demande à son tour, plus frontalement, l’éviction du déviant : « Légitimé, et c’est le plus grave, par son poste chez les pourtant très sérieuses Éditions Gallimard. Jusqu’à quand ? » Suivent ensuite, reprenant les accusations sans jamais en discuter le bien-fondé, Le Figaro, plus mesuré : « Haro sur l’écrivain Richard Millet », L’Express : « Millet, soldat perdu », L’Humanité : « Du malaise à l’intolérable », Le Canard Enchaîné : « Brûlant bréviaire pour Breivik », tandis que La Croix, le 28 août, expose très chrétiennement comment Millet mérite la haine qu’il suscite et qu’Antoine Guillot, le 31 août, s’interroge sur France Culture : « Le pamphlet de trop pour Richard Millet ? »
Interventions d’écrivains
Après l’attaque liguée des journalistes de gauche incarnant l’essentiel du pouvoir médiatique, des écrivains vont être impliqués dans l’affaire et intervenir dans les médias. Tandis qu’Antoine Gallimard est toujours « injoignable » et en vacances, Tahar Ben Jelloun, interrogé le 28 août par Pascale Clark sur France Inter, déclare que « la Littérature ne peut pas être du côté des criminels et des salauds. » Songe-t-il à l’Aragon stalinien ? Au Claudel pétainiste ? Au Céline antisémite ? qui tous prouvent que, malheureusement, la meilleure littérature peut très bien l’être, du côté des criminels et des salauds ? Non, mais à Richard Millet, qui ne s’est pourtant jamais rangé derrière Breivik. Et Ben Jelloun de souhaiter le départ de cet écrivain dont l’œuvre écrase littéralement la sienne, du comité de lecture de Gallimard. Le 30 août, Le Nouvel Obs publie un grand dossier consacré à sa proie, où sont rassemblés un ensemble de dépositions à charge de la part de collègues ou d’anciens amis perdus de vue – du beau et noble travail de destruction d’une réputation, au terme duquel Millet est présenté comme un suicidaire rêvant scandales et crachats. C’est tout juste si ses ennemis ne lui reprochent pas de les obliger à le lapider pour assouvir ses propres fantasmes masochistes… Quelques voix s’élèvent, cependant, à contre-courant : Alexis Jenni apporte son soutien à son éditeur, Pierre Assouline refuse la chasse à l’homme.
Acte III : disculpation impossible
Le 30 août au soir, sur I>Télé, Millet a pour la première fois l’occasion de se défendre. On assiste donc à cette scène hallucinante d’un écrivain tentant désespérément d’expliquer à des journalistes ce qu’est l’ironie en littérature, journalistes qui visiblement n’y comprennent goutte et vont jusqu’à l’obliger à justifier qu’il pût y avoir une fascination quelconque pour le Mal en Art. Si l’on en vient à s’étonner qu’un écrivain puisse s’intéresser à la figure d’un tueur de masse, alors il faut s’interroger sur l’étrange goût de Sophocle pour les parricides incestueux et remettre en question la santé mentale de tous les écrivains majeurs depuis l’origine même de la littérature mondiale ! Le 31, Pierre Jourde, sur son blog du Nouvel Obs, quoi qu’en désaccord fondamental avec Millet, fait preuve de l’honnêteté intellectuelle qui a toujours été la sienne et dénonce un débat faussé, tout en soulignant qu’en effet, et à l’encontre de tout ce qui est prétendu dans les médias : « il n’y a pas dans le texte d’éloge à proprement parler. » Enfin, l’écrivain se demande pourquoi c’est à Antoine Gallimard qu’on demande de rendre des comptes au sujet d’un texte publié par… Pierre-Guillaume de Roux. Dernier élément, Jourde remarque que la tournure de la polémique tend à arraisonner étrangement la littérature du côté du Bien, auquel cas : « C’est toute la modernité, globalement, qu’il faut envoyer dans les poubelles de l’histoire. » Sade, Baudelaire, Lautréamont, Breton, Bataille à l’index ! Enfin, si Michel Crépu, le directeur de La Revue des deux mondes, lance une nouvelle attaque contre Millet dans Libération, le 3 septembre, ce dernier a de nouveau l’occasion de s’expliquer, le lendemain, sur le plateau de Frédéric Taddéi (« Ce soir (ou jamais !) », France 3). S’étant entretenu avec Antoine Gallimard enfin rentré de vacances, l’écrivain, qui bénéficie toujours du soutien de son patron, s’est engagé à faire profil bas. Face à lui, Esther Benbassa, qui ne comprend visiblement pas ce qu’on lui explique et continue à reprocher à Millet de s’être livré à l’apologie de Breivik qu’il n’a pas faite, et puis le philosophe Edgar Morin, plus raisonné, qui désigne lui le vrai sujet de polémique : l’opposition de Richard Millet au multiculturalisme. Son analyse est opposée, et il indique qu’il a quant à lui proposé au président de la République d’inscrire dans la Constitution : « La France est une république une et multiculturelle. » Le politologue Laurent Bouvet apportera un avis plus nuancé pour adresser néanmoins plusieurs reproches à Millet. Ce qui demeure étrange, c’est qu’en dépit du ton plus civilisé et plus ouvert de l’émission de Taddéi, il n’y aura pas eu débat, nul soutien pour défendre Millet, mais le procès d’un seul homme accusé par trois juges, de la plus hystérique au plus conciliant. Au demeurant, Antoine Gallimard considérera la prestation de son employé en dessous de ce qui était convenu. Sans doute l’écrivain aurait-il dû abjurer publiquement son scepticisme vis-à-vis du multiculturalisme et s’engager à suivre un stage citoyen de sensibilisation aux bienfaits de la différence après avoir brûlé son livre devant les caméras pour satisfaire les desideratas de la meute ?
Acte IV : déchaînement final
L’homme à terre, les rares justifications qu’on lui a permis de formuler restées inaudibles, les instincts de haine et de vengeance grégaires les plus décomplexés vont désormais pouvoir se déchaîner. Le 5 septembre, Le Clézio, le prix Nobel de littérature régulièrement éreinté par Richard Millet, jouit de sa revanche en employant un ensemble de syllogismes simplistes et d’arguments délirants, évoquant, comme de bien entendu, le retour des années 30 (à la limite, oui, si l’on admet que c’est Richard Millet qui tient le rôle du bouc émissaire), et prônant le dépassement du multiculturel par « l’interculturel »… Cela ne veut rien dire, bien sûr, si ce n’est que si Millet est le pire des méchants, Le Clézio s’affirme en retour comme le plus délicieux des gentils… Le 6 septembre, BHL, le justicier en chemise blanche, enfreint un tabou en demandant pour la première fois clairement l’exclusion de Richard Millet du Comité de lecture de Gallimard, cette maison qui par ailleurs fait concurrence à la sienne (Grasset). Le 8 septembre, Aude Lancelin s’y met dans Marianne, osant affirmer au sujet de Millet qu’ « il n’y a aucun courage à dire ce qu’il dit », au moment même où dire ce qu’il dit est en train de lui coûter sa vie professionnelle et sociale. Le 9 septembre, Gilles Heuré, sans doute terrorisé à l’idée d’être en reste, lance sa pierre dans Télérama.
La « liste Ernaux »
Sommet terrifiant et burlesque du drame : le 10 septembre, lorsqu’Annie Ernaux publie sa pétition dans Le Monde, signée par 128 écrivains dont la plupart sont de sombres inconnus, pour rejouer sur un mode farcesque les procès de l’épuration. 128 contre 1. On est les résistants qu’on peut. Dans son texte, Ernaux explique avoir lu le livre de Richard Milllet, qualifié rien moins que d’ « un acte politique à visée destructrice des valeurs qui fondent la démocratie française ». Où l’on apprend donc que la démocratie française est fondée essentiellement sur les valeurs du multiculturalisme de gauche contemporain, dont on n’ose imaginer ce qu’en auraient dit les Jacobins. Ernaux balaie d’un revers de main l’argument pourtant essentiel de la liberté de l’écrivain, expliquant qu’à ce compte-là, « on attend donc un « éloge littéraire » de Marc Dutroux », ignorant sans doute qu’il existe déjà peu ou prou sous la forme de « Barbe bleue ». Ernaux raille les idées de Millet prétendant que la « bien-pensance » ferait régner la terreur dans les sociétés démocratiques, au moment même où, au nom de cette bien-pensance, elle est en train d’exiger sa tête à leur patron commun. Enfin, elle résume le texte incriminé à un « pamphlet fasciste qui déshonore la littérature ». On imagine qu’Ernaux entend par « fasciste », « intolérant et prônant l’exclusion ». C’est-à-dire un texte de la teneur de celui qu’elle est en train de publier pour honorer la littérature française en la débarrassant de l’un de ses meilleurs représentants… Renversement symétrique et systématique de la vérité… De la même manière que Millet est accusé d’avoir lui-même voulu susciter le scandale au nom de quoi on le crucifie, quand ce sont maintenant des dizaines de « quinzièmes couteaux » comme les qualifiera Gabriel Matzneff dans la revue Éléments (n°145, octobre-décembre 2012), qui viennent profiter du scandale pour s’y faire un nom. Scandale qui autorise au passage Ernaux à se faire reluire une médaille de la résistance à bon compte tout en traquant un dissident isolé et conspué par toutes les instances de pouvoir. Jusqu’au plus haut, puisque le même jour, le premier ministre, Jean-Marc Ayrault, s’en prend à son tour à Richard Millet. C’est un peu comme si Jean Moulin se trouvait être quelqu’un ayant torturé un nazi isolé avec l’aide d’une centaine de sbires et l’aval du maréchal Pétain ! En outre, il y a bien longtemps qu’on n’avait vu l’État se mêler de questions littéraires, un fait qui rappelle, serait-on tenté de dire, « les heures les plus sombres de notre Histoire ».
Contre les lyncheurs
Quelques voix s’élevèrent malgré tout pour condamner l’acharnement dont était victime Richard Millet, voire pour lui offrir un soutien complet. En ce dernier cas, le journal Valeurs actuels s’illustra, en consacrant à l’écrivain sa Une du 6 septembre et un dossier où Bruno de Cessole, François Bousquet, l’écrivain Denis Tilinac prirent sa défense. Ce dernier nota : « Les apôtres de l’idéologie provisoirement dominante ont le droit d’exprimer leurs vues. Ils s’y emploient sans relâche, avec la complicité des médias à leur botte. » Élisabeth Lévy défendit Millet dans Causeur, qui fut soutenu également dans la revue Éléments. En somme, les médias de droite… Les rares et peu influents médias représentant les diverses sensibilités politiques opposées à la gauche, qui ne purent rien de plus que sauver l’honneur dans cette immense emballement mis en branle contre Richard Millet, ce qui mit cruellement en exergue l’incroyable distorsion entre les réalités démocratiques et leur représentation et influence dans le champ du pouvoir médiatico-culturel. Encore une fois, c’est, par un renversement symétrique, ceux qui se sont proclamés « antifascistes » qui ont exercé des mesures de rétorsion idéologiques en tuant le débat et en passant outre toutes les réserves ou oppositions de leurs adversaires. Si Millet a paru à peu près isolé dans la sphère où l’on s’en est pris à lui, le rejet du mutliculturalisme pour quoi on l’a réellement condamné est pourtant partagé par une très large part de la population française, tout simplement niée, à travers ce lynchage exemplaire. Les bottes des prétendus antifascistes écrasent ainsi les bouches d’une bonne moitié du peuple.
Acte V : Mort sociale
Le 12 septembre, L’Express ouvre ses colonnes à Richard Millet pour permettre à l’auteur de se défendre face à ce que Christophe Barbier lui-même reconnaît comme une véritable lapidation. L’écrivain titre : « Pourquoi me tuez-vous ? » et évoque, dans son texte, le « risque d’une destruction de l’Europe de culture humaniste, ou chrétienne, au nom même de l’“humanisme” dans sa version “multiculturelle” ». Mais le 10 septembre, jour même de la publication de la pétition d’Ernaux, Antoine Gallimard a fini par céder aux pressions et fait parvenir à Millet une lettre lui suggérant de démissionner. Le 13 septembre, l’écrivain s’exécute donc, démissionne du Comité de lecture de Gallimard et ne conserve qu’un travail de lecteur extérieur à la maison. Si, comme le fait remarquer Muriel de Rengervé, Richard Millet n’a eu à subir aucune plainte juridique contre son texte, il s’est vu pourtant punir d’une lourde sanction d’ostracisme, en dehors de tout cadre légal classique. Démocratie biaisée. Justice d’exception. Sur la dépouille sociale de l’écrivain, Joseph Macé-Scaron, le célèbre plagieur, crachera une dernière salve dans le Magazine littéraire du 27 septembre. Lorsque le 12 octobre, Jean-Pierre Elkabbach voulut organiser un débat avec Richard Millet dans l’émission « Bibliothèque Médicis » de Public Sénat, l’écrivain se retrouva seul, aucun de ses détracteurs n’ayant daigné affronter le paria, lequel affirma à cette occasion : « Je ne vois pas d’issue, je suis fini, je suis carbonisé. »
Exception française
Hors de France, où l’affaire fut également portée, on s’étonna. Et on ne s’étonna pas de ce que la France pût produire des écrivains prétendument fascistes, mais de la manière dont cette nation littéraire entre toutes, traitait désormais ses écrivains… « L’impression qui l’emportait, note Muriel de Rengervé, était que, décidément, la France n’était pas un pays comme les autres. Certains observateurs étrangers retrouvaient dans cette affaire les méthodes de l’URSS à la plus dure époque stalinienne, soulignaient que la citation tronquée, décontextualisée, était une pratique habituelle du régime soviétique. La plupart des journalistes s’étonnaient, rappelaient la grandeur de l’écrivain Millet. » Rudolf Balmer sur le site du Tageszeitung, écrivit : « Richard Millet choque Paris. » La revue québécoise La Spirale, par la plume de Marie-Andrée Lamontagne, dénonça les dérives malsaines du milieu médiatico-littéraire parisien. Le correspondant à Paris de la revue colombienne Arcadia parla, au sujet de Richard Millet, de « chasse » et de « lynchage médiatique ». Giulio Meotti, dans le journal italien Il Foglio quotidiano, remarqua que la presse française « s’(était) abattue sur (Richard Millet), utilisant un langage de guerre civile. » Dans sa Lettre aux Norvégiens, l’écrivain remercie en outre « Alexandre Najjar qui n’a pas hésité à m’ouvrir, à Beyrouth, les colonnes de L’Orient littéraire, deux jeunes intellectuels Tunisiens, Aymen Hacen et Mohammed Djihad Soussi, qui m’ont consacré un dossier dans la revue Alfikrya, et François Noudelmann (…) qui a donné, au printemps 2013, à l’université de New York (…), une séance consacrée à Langue fantôme, m’assurant que les étudiants m’ont lu à partir de Baudelaire, de Bataille, de Blanchot, et non de la « moraline parisienne » qui fait ressembler la vie littéraire française à celle d’une sous-préfecture de l’ancien empire soviétique. » À croire, donc, que le soi-disant xénophobe dénoncé par Nelly Kapriélian, n’est entendu que par les étrangers…
Un bilan terrifiant
Au-delà de l’immonde réalité d’un lynchage acharné, de tous les instincts les plus bas que celui-ci a pu mobiliser et trouver en quantité dans le milieu médiatico-littéraire parisien (mauvaise foi, émulation de la haine, jalousie, calomnie, jouissance d’abattre), au-delà donc, du drame bien réel subi par un homme et de l’opprobre qu’a dû endurer un écrivain qui faisait pourtant l’honneur des lettres françaises, le bilan de cette affaire est également effroyable quant à la démocratie, la justice et la littérature. Une démocratie mise en pièces par la furie idéologique de quelques intellectuels et journalistes ayant décrété que la seule critique du multiculturalisme comme modèle politique et social devait désormais être considérée comme un crime. Une justice s’exerçant brutalement, en dehors de tout cadre légal, par les coups de maillet de vulgaires pétitionnaires et les oukases de quelques puissants. Une littérature française revenue à des problématiques qu’on pensait dépassées, au moins depuis les procès de Baudelaire et Flaubert. Néanmoins, contrairement aux folliculaires aux ordres, la littérature, elle, subsiste dans la postérité. Et la postérité, soyons-en sûrs, jugera les juges.
- Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes, Richard Millet (Pierre-Guillaume de Roux).
- L’Affaire Richard Millet, Critique de la bien-pensance, Muriel de Rengervé (Éditions Jacob-Duvernet).
Crédit photo : capture d’écran librairie Dialogues via Youtube (DR)