Initialement publié le 22/12/2014
Dans les médias français, selon que vous serez Zemmour ou Kassovitz, les règles du débat d’idées ne suivront pas les mêmes normes, cette distorsion révélant la mainmise structurelle de l’idéologie dominante sur celui-ci.
Jamais, peut-être, la société française n’aura pu assister à un si grand nombre de débats d’idées qu’aujourd’hui : la multiplication des talk-shows et des chaînes de télévision, le succès de ce type de programmes, les records de nombre de vues des « clashs » rediffusés en extraits sur YouTube, et la prolifération du débat dans tous types d’émissions, que ce soit chez Cyril Hanouna ou chez Frédéric Taddéi en passant par Thierry Ardisson et Laurent Ruquier, donnent l’impression que le débat est partout et que tout est débat. Et nul qui n’y soit convié. Depuis que Canal+, dans les années 80, a pris l’habitude de mêler sur les mêmes plateaux chanteurs de variétés, humoristes, essayistes et politiques, la formule est en effet devenue une norme et il est désormais naturel de voir un rappeur à peine alphabétisé contredire un philosophe avec le soutien d’une jeune comédienne en promo, avant que l’animateur lui-même, qui ne se contente plus d’être un simple arbitre, donne son avis sur la question. Sans compter que les réseaux sociaux permettent maintenant au moindre téléspectateur, par la diffusion à l’antenne de tweets sélectionnés, de se glisser dans la mêlée le temps de 140 caractères. Jamais, donc, le débat n’aura été aussi omniprésent et aussi large, et pourtant — paradoxe parmi d’autres dans une époque d’inversion permanente -, jamais, il n’aura été autant verrouillé ! Jamais le panel d’opinions représenté n’aura été aussi restreint, jamais les propos énoncés par les intervenants n’auront été aussi surveillés, dénoncés, punis ; si bien que le bilan de cette évolution reviendrait à constater qu’on a remplacé en trente ans de vieux robinets à deux têtes rouge et bleue par un karcher formidable mais n’inondant tout que d’eau tiède. Ainsi, ce qui pourrait dénoter une grande vitalité du débat public semble, a fortiori, se confondre au contraire avec une ruse du pouvoir idéologique dominant qui consiste à une mise en scène factice de l’unanimité des thèses qu’il défend. Les aspects par lesquels se trahit le plus une telle stratégie sont les aspects saillants, lesquels se divisent en deux catégories : le « coup de gueule » et le « dérapage », car ces moments où le débat déborde révèlent surtout selon quelle logique le débat fonctionne.
Le coup de gueule, de Balavoine à Kassovitz
Contrairement au « dérapage », que nous étudierons plus loin, le « coup de gueule » a bonne presse. Pourtant, il représente un moment de perte de contrôle, de colère, de rupture avec les règles de bonne conduite d’un échange d’idées, tout ce qui devrait normalement le rendre, si ce n’est condamnable, du moins suspect. C’est qu’il est associé à un cri spontané, viscéral, sincère, au nom de la justice, qui viendrait rompre une comédie cynique, et c’est en effet la plupart du temps dans cet esprit qu’il se déroule. Ce qu’on n’a guère voulu percevoir, c’est qu’il pouvait lui-même être instrumentalisé en vue d’une comédie encore plus cynique. L’un des archétypes initiaux du coup de gueule médiatique est celui du chanteur Daniel Balavoine sur Antenne 2, le 19 mars 1980 face à François Mitterrand, alors candidat aux élections présidentielles. Le jeune chanteur, cheveux longs et blouson en cuir, soit le stéréotype du « jeune » de l’époque, commence par quitter le plateau ne voulant pas passer pour « un sale merdeux qui fout la pagaille ». On voit comment le contexte a évolué depuis, puisque l’ « artiste » en colère, se perçoit aujourd’hui instinctivement comme un sage qui libère en la tonnant la vérité, presque un prophète des temps anciens. Mais ce n’est alors pas encore le cas, et l’auteur de Laziza, se découvre d’abord un peu honteux de ses réflexes, avant de s’y livrer lorsqu’on lui enjoint de s’exprimer. Il reproche aux journalistes de ne traiter que de sujets de politique politicienne et non pas d’un certain nombre de dossiers de corruption ou de mauvaise gestion qui lui paraissent autrement plus essentiels. Il a pris des notes, ne s’emporte pas dans le vide, et cite précisément un certain nombre de cas. En outre, il se pose comme représentatif d’une jeunesse qui ne serait pas prise en compte dans les médias. Subvertir un débat convenu et artificiel pour faire surgir la vérité (la vérité des « jeunes » qu’on n’entend pas) et la justice (contre les corruptions politiques), voilà donc sous quelle forme relativement « légendaire » s’inscrira ce premier « clash » — comme on dirait de nos jours.
Entreprise de recyclage
Sauf que cet écho pseudo-légendaire étouffe généralement une autre réalité. Qui aura réellement empoché les bénéfices d’une semblable intervention ? La vérité ? La justice ? La jeunesse ? Non, mais François Mitterrand. On oublie souvent que c’est lui qui, mielleux, subtil, séducteur, conclut le débat en prenant sous son aile le chanteur amadoué, et qui, par ailleurs, gagnera les élections présidentielles. Son règne n’en sera pas moins un sommet de corruption jamais atteint dans la Vème république. D’une certaine manière, on pourrait presque considérer cette séquence comme une métaphore de la prise du pouvoir intellectuel par la gauche mitterrandienne, recyclant cyniquement à son service deux qualités essentielles dont sont doués tant les artistes bas de gamme que la jeunesse en général : un idéalisme précaire allié à une relative absence d’esprit critique. Le comique, le chanteur, le comédien, puis le vanneur, le slammeur, l’égérie de téléréalité, toutes ces catégories professionnelles somme toute assez restreintes, seront jetées dans tous les débats durant les septennats socialistes et après, comme une armée de réserve venant en renfort appuyer la conquête des esprits, et tous, finalement, auront quelque chose de ce Daniel Balavoine circonvenu par le Machiavel des 80’s.
34 ans plus tard…
Le coup de gueule de Balavoine, trente-quatre ans plus tard, ça donne Kassovitz devant Rachida Dati, le 15 novembre dernier dans On n’est pas couchés. Mais beaucoup de temps a passé, si bien que Kassovitz ne se sent nullement illégitime dans sa colère, qu’il n’a pris aucune note et que loin d’exposer le moindre fait précis, il se contente de hurler des vérités générales qu’il n’est vraiment pas la peine de hurler étant donné qu’elles représentent les mots d’ordre de la pensée dominante – mots d’ordre que le ministre invité remettrait en cause par ses positions sarkozystes. Faire son Balavoine chez Ruquier en 2014, cela demande beaucoup d’énergie. En effet, il ne s’agit plus de tenter de court-circuiter la comédie par un cri sincère, mais de jouer le rôle que la gauche mitterrandienne a fourbi à partir de ce cri sincère, en faisant croire, à force de tripes, qu’il ne s’agirait pas seulement d’un vieux rôle éculé. Le réalisateur commence ainsi de suffoquer parce que Rachida Dati vient de dire que la délinquance explosait. Elle a augmenté depuis l’an passé, mais, d’après lui, n’explose pas. C’est pour une telle nuance que l’ « artiste » se met hors de lui. Sauf que comme la délinquance augmente d’année en année depuis trente ans, il est évident que si l’on s’exprime avec un minimum de recul, on peut légitimement affirmer qu’elle explose… « Arrêtez de faire peur aux gens ! » poursuit le redresseur de torts hors de lui, qui se met à évoquer avec rage et de manière confuse « la solidarité des gens dans la rue », gens du commun dont il se ferait le porte-voix comme Balavoine prétendait se faire celui de la jeunesse en 80. Premièrement, on voit mal comment un réalisateur à succès, avec le mode de vie et les fréquentations qui accompagnent une telle situation professionnelle, aurait une position de choix pour produire les analyses purement empiriques dont il tire ses hâtives conclusions. Deuxièmement, ces conclusions sont tellement à rebours de ce que les gens du commun peuvent percevoir, eux, dans leurs villes, que les prétendues vérités ânonnées avec rage par Kassovitz semblent appartenir à une pure fiction qui n’aurait pas encore été sélectionnée pour le prochain festival de Cannes. De quelle solidarité parle-t-il donc ? De celles des racailles entre elles qui agressent en chœur les passants, qui insultent les jeunes femmes n’osant plus rentrer seules chez elles le soir, qui font tellement corps que les citoyens de base n’osent plus intervenir lorsqu’une femme se fait violer devant eux dans les transports publics, qui sont tellement soudées que la moindre fête fédératrice se trouve gâchée depuis quinze ans par les exactions, le harcèlement, le saccage de quelques hordes surgies des RER ?
Licence totale
Ce qui est frappant dans le coup de gueule d’un Kassovitz, c’est à quel point ce genre de numéro est devenu une figure commune et artificielle. À quel point agresser un ministre, sortir de ses gonds dans le cadre d’un débat jusqu’à se montrer presque défiguré par la haine, et tout cela pour ne sortir que des contre-vérités aberrantes que rien de concret ne vient justifier, est devenu, si l’intervenant appartient au camp idéologique dominant, tolérable, inscrit dans les mœurs, convenu ; si bien que l’intervenant en question ne se sent plus bridé par la moindre limite, laisse libre cours à sa colère, sachant qu’il dispose, symboliquement, d’une licence totale. Une licence totale qui sera illustrée quelques jours plus tard par le vanneur professionnel Laurent Baffie, dans l’émission C à vous, quand il se permettra, après le départ du plateau de Frigide Barjot, première égérie de la Manif pour tous, de lâcher un : « Elle est partie, la pute ? » qu’il aurait été bien en mal de placer au sujet d’une autre personnalité comme le remarquait justement Pascal Bories dans Causeur. Ainsi que le note en effet le journaliste, il eût été difficile d’imaginer un « Il est parti, l’enculé ? » en rapport avec le premier marié homosexuel de France. « Dès qu’il s’agit de Frigide Barjot, tout est permis en France ! », s’insurge-t-il encore. Mais nous souhaiterions aller plus loin : la vérité est que face à quiconque qui déroge au politiquement correct, il n’y a plus aucune règle de bienséance qui tienne. Et le parallèle révélateur qui est établi pour cette séquence peut être élargi à de nombreux autres cas.
Cali, Weber
Nous n’en prendrons que deux, significatifs, extraits de l’émission On n’est pas couchés quand le binôme constitué de Zemmour et Naulleau y officiait, parce que ces cas sont restés spécialement célèbres. Il serait amusant de transposer l’esclandre du chanteur Cali, qui voyait le socialiste Azouz Begag venir à sa rescousse pour faire mine de menacer les chroniqueurs après avoir dispersé leurs notes, en imaginant Michel Sardou mis en cause par Aymeric Caron à cause de sa chanson en faveur de la peine capitale (Je suis pour). Envisageons donc Sardou sortant de ses gonds après avoir affirmé à Caron qu’il refusait de parler à un « pigeon du gouvernement », et voyons-le se lever pour faire mine d’agresser le chroniqueur avec le soutien d’un Florian Philippot, autre invité ayant quitté son siège pour l’occasion. Et assistons à la scène invraisemblable de ces deux hommes s’esclaffant, sûrs de leur bon droit, jetant au vent les feuilles du végétarien dépité… Souvenons-nous maintenant du coup de sang du comédien Jacques Weber dans la même émission. Après avoir violemment frappé sur la table, le comédien, à l’instar de Cali, récuse toute légitimité à son interlocuteur : « Je ne veux pas discuter avec lui, ça ne m’intéresse pas ! » Ça n’intéresse pas l’homme de gauche médiatique de discuter avec des personnes qui auraient l’outrecuidance de n’être pas d’accord avec leur vision des choses. On veut bien débattre sur des nuances (l’immigration, pour la France, est-elle : une chance ? un enrichissement ? une régénérescence ? un cadeau des dieux ?), mais surtout pas sur le fond de la question, réglé depuis longtemps par les cardinaux de la doxa. L’objet de la discorde : la situation dans les banlieues, qui ne serait donc pas celle que dénonce Zemmour, mais sans doute celle d’un havre de paix festif et bigarré. En tout cas, l’acteur « parle de faits très précis » et de liens familiaux. Des « faits très précis » allant encore plus loin que le désastre évoqué par Zemmour, tout le monde en a, du moment qu’on ne vit pas dans l’un des rares secteurs privilégiés du pays ; le livre Orange mécanique, de Laurent Obertone, en est plein – tous « validés » par la presse régionale. Alors maintenant, inversons les positions et imaginons, après que Weber, chroniqueur, a parlé du charme ignoré des banlieues françaises, Éric Zemmour, en situation d’invité, perdre soudainement toute contenance, écumer, frapper la table d’un violent coup de poing et se mettre à hurler qu’il ne laissera jamais dire une chose pareille et qu’il parle « de faits très précis », avant d’exposer comment, de toute manière, il refuse de discuter avec Weber, insinuant qu’échanger avec un « gauchiste lobotomisé » ne représente pour lui pas le moindre intérêt.
La traque au dérapage
Or, nous le savons parfaitement, dans l’état des choses actuelles, de telles scènes ne pourraient se produire. Non qu’il s’agisse de le regretter, mais simplement, cette dissymétrie est particulièrement révélatrice. Si d’un côté, l’intervenant qui pousse son discours dans le sens de la Pensée Unique dispose d’une licence presque totale dans la forme et qu’il a donc l’autorisation tacite de s’émanciper des règles de bonne conduite et de sang froid pour assener ce qui soutient le dogme ; d’un autre côté, celui qui, au contraire, y dérogerait, ses idées seraient-elles partagées par une part majoritaire de la population (comme c’est probablement le cas pour Zemmour), non seulement ne dispose d’aucune marge sur la forme, mais encore, se trouve sévèrement condamné sur le fond, présenté comme blasphématoire et signalé comme « dérapage ». Celui-là éructe, insulte, s’emporte, menace dans le cours du débat – mais son attitude est parfaitement tolérée. Celui-ci reste courtois, avenant, argumente – mais il est désigné comme infâme, livré au lynchage, voire poursuivi par la Justice. Et c’est ainsi que la mise en scène du débat devient la mise en scène d’une intimidation. Quel contraste entre un Jacques Weber qui peut hurler, frapper son pupitre, excommunier, pour défendre sa vision positive des banlieues et un Richard Millet, invité chez Taddéi en février 2012, qui, pour exposer sa vision désespérée de la France, humblement, douloureusement et en prenant plusieurs précautions oratoires, se contentant de demander s’il est permis de s’interroger comme il le fait, sans la moindre assertion brutale, se trouvera pourtant exclu du comité de lecture de Gallimard après une cabale déchaînée contre sa personne… Quelle distorsion entre un Kassovitz qui, en vue de louanger un hypothétique « vivre-ensemble » radieux, peut agresser un ministre et presque baver de haine sans que nul ne s’en formalise, et un Zemmour qui, pour avoir dénoncé les échecs flagrants du multiculturalisme dans le cadre de chroniques radios parfaitement formatées, se retrouve assailli de procès et de pétitions afin qu’à défaut de le faire taire ou lui coupe au moins le micro, ce qui est du reste aujourd’hui en passe d’être réalisé.
Logique perverse
Parfois, le système médiatique révèle la nature littéralement perverse de ses procédés. Ainsi, lorsque chez Ardisson, en 2010, Zemmour, pour défendre la police accusée de discrimination, affirmera que la plupart des délinquants sont « noirs et arabes », formule sans doute malheureuse si elle est extraite de son contexte – et bien entendu, elle le sera -, mais dont personne, cependant, ne parviendra jamais à démontrer l’inanité. Quand l’émission sera montée, le passage sera sous-titrée : « Zemmour dérape ! », donnant l’impression, à l’instar des logiques pathologiquement perverses, qu’on a poussé la personne à la « faute » dans le seul but de pouvoir l’en accuser ensuite. Et il arrivera le même genre de mésaventure au philosophe Alain Finkielkraut, poussé à la faute, c’est-à-dire à un « pétage de plomb » qui n’est pas celui d’un prétendu justicier de gauche, mais simplement d’un homme terrassé par les rafales d’agressions délirantes que déchaîneront contre lui, chez Taddéi, le 23 octobre 2013, Abdel Raouf Dafri et Pascal Blanchard. Le « buzz » fabriqué à partir de sa réaction désespérée permettra d’insinuer l’idée que l’homme est bien dément, comme quiconque prétend s’élever contre l’autorité de la Pravda, alors même que c’est la Pravda en question qui l’aura sciemment poussé à la réaction démente.
La forme libérale d’une propagande
Ainsi, très éloigné d’un échange d’idées contradictoires loyal et constructif pouvant éventuellement mener chacun des contradicteurs à une certaine « virilité » dans leur empoigne, le débat public omniprésent tel qu’il est pratiqué dans les médias français n’est qu’un simulacre de débat au service d’une propagande. On présente un échantillon de débateurs sélectionnés selon les critères de la classe dominante : intellectuels de gauche + artistocratie à la botte + politiques. On y jette, comme dans une arène, un « déviant » isolé, et on produit un clash aux vertus pédagogiques comminatoires. Soit le clash est un « coup de gueule », et insinue la violence qu’il est légitime de déchaîner contre toute déviance. Soit il souligne un « dérapage », et il désigne la ligne que le fidèle ne doit pas franchir sous peine d’excommunication, c’est-à-dire de lynchage, de procès ou de mort sociale. Nous ne devons donc pas nous laisser tromper. S’il y a de plus en plus de « débats » dans les médias français, c’est, paradoxalement, qu’il y a de plus en plus de propagande. Et s’il y a de plus en plus de propagande, c’est peut-être qu’il faut endiguer la révolte qui couve de plus en plus.
Crédit photo : capture d’écran vidéo France 2 (DR)