De So Foot à Society en passant par Pédales !, Doolittle, So Film ou So Foot Junior, Franck Annese a crée un petit empire médiatique au ton relativement nouveau qui rencontre un franc succès chez les trentenaires. Après le foot, le vélo et le cinéma, l’entrepreneur vise à présent le rugby…
Franck Annese ne paie pas de mine : au premier abord, il ressemble comme un clone à ces jeunes gens copiés sur la côte ouest des États-Unis et collés en masse depuis cinq ans dans les rues des grandes villes françaises qu’on appelait hier encore les hipsters. Quoiqu’ils n’aient pas changé, ils ont certainement une nouvelle dénomination aujourd’hui, mais peu importe : Franck Annese est le seul homme de sa génération (fin 70-début 80) a avoir percé jusqu’à présent comme entrepreneur de presse écrite en France. Casquette basse.
Rien ne laissait pourtant présager tel destin. L’aventurier de l’imprimerie offset était en effet né en Bretagne comme beaucoup, avait fréquenté l’ESSEC comme Julien Coupat, et se prénommait Franck comme tout le monde. À l’orée de son jeune destin, il bossait dans la pub et un peu pour la télé, évidemment. Mais très vite, en 99, alors qu’il est encore élève de son école de commerce, il se pique de culture et lance le magazine Sofa, rempli de bonnes intentions et d’indépendance. L’échec est au rendez-vous. Loin de se décourager, le gamin supporter du FC Nantes trouve la martingale : So Foot, le mensuel du sport le plus populaire au monde, qui vient marcher sur les plates-bandes de L’Équipe et de France Football. Avec deux compères de l’ESSEC, Guillaume Bonamy et Sylvain Hervé, et dans la lignée de la Coupe du monde 98 il invente le foot « cultivé », débarrassé de ses oripeaux de beauf machiste. Désormais, on peut causer mercato et coup franc en ville sans craindre de lasser son interlocuteur féminin. Mêlant ironie gentille, reportages fouillés, voyages et interviews de personnalités des mondes politique et culturel, le petit mensuel qui vend au départ 4000 exemplaires devient vite grand. Il faut dire qu’il bénéficie des meilleurs soutiens médiatiques, ceux de la gauche dominante, de Libé aux Inrocks. So Foot est — étrangement — lui aussi du côté du bien : il dénonce le racisme, la traite des humains, la marchandisation du monde, la corruption, et même le dopage. En 2004, couronnement, pour son numéro contre le racisme, il est sacré « meilleure Une de l’année pour un jeune magazine ». Dix ans après son lancement, il a décuplé ses ventes et s’est imposé comme une référence dans le vaste monde de la balle au pied française. Il est même convenu d’accord avec ses alter ego européens, comme les allemands Rund et 11Freunde, le suédois Offside, les Autrichiens de Ballesterer ou les Anglais de When Saturday Comes. Ces magazines se consulteraient régulièrement les uns les autres, pour coordonner certaines actions ou s’échanger des articles.
La loi des trois « h »
Franck Annese a un credo, qui ne donne pas de si mauvais résultats : la « loi des trois “h” : humour, histoire, humain ». Mais cela ne l’empêche pas d’aimer surtout ce qui marche, et d’en prendre tous les moyens contemporains. Si en 2006 il a jeté aux orties son premier fanzine, Sofa, pour cause de non-rentabilité, il a très vite compris que pour s’imposer, le « print » seul ne suffit pas, quoiqu’il en dise par ailleurs (« le papier est meilleur pour raconter des histoires »). Ainsi So Foot est doublé d’un site, sofoot.com, très axé sur l’actu et à la fréquentation élevée. Surtout, la maison-mère So Press a créé dès 2006 une société de production audiovisuelle (clips, programmes courts, publicités virales, documentaires, films institutionnels et programmes télévisés), intitulée So Films, qui compte parmi ses clients des entreprises négligeables comme Nike, Virgin ou Le Coq sportif.
Ce qui renvoie directement à la seconde activité du multi-casquettes Franck Annese, l’écriture pour le monde du spectacle : il rédige ainsi depuis une bonne dizaine d’années des textes pour Antoine de Caunes quand il enfile son habit de présentateur des Césars, et des sketchs pour le comique Thomas N’Gijol, enfant de Dieudonné, du Jamel Comedy Club et de Canal+. Annese est d’ailleurs aussi auteur pour « Le Grand Journal » de la chaîne cryptée.
Sur tous les fronts, l’imaginatif Annese lance en 2010 Doolittle, « magazine trimestriel de Mode, Culture et Société pour les vrais parents sur les vrais enfants ». Qu’est-ce qu’un vrai enfant ? D’après Annese, ce petit être ne serait pas « une icône endimanchée », mais quelqu’un « qui se bagarre avec sa petite sœur et ne veut jamais manger ses épinards ». Vaste programme. Mais avec cette OPA sur le « kiding », So Press marque encore des points : le trimestriel serait aujourd’hui tiré à 80 000 exemplaires, et ferait fureur chez les bobos à lardons.
Sur tous les fronts…
Coup redoublé avec So Foot Junior, mis en service en avril 2014 et que ses concepteurs décrivent ainsi : « Le foot est avant tout une affaire de transmission. Le père (ou la mère) emmène son fils (ou sa fille) au stade, et lui donne l’amour du ballon, du maillot, du blason. Voilà ce qu’on avait envie de transmettre avec So Foot Junior : notre passion pour un certain football. » On remarquera l’effort louable de féminisation du sujet…
Dévidant la bobine miraculeuse du sport, le groupe invente en 2011 le hors-série Pédale !, évidemment dédié au cyclisme et non à autre chose. Publié une fois par an juste avant le tour de France, il se vendait en 2012 (derniers chiffres disponibles) à 12 000 exemplaires, bénéficiant d’une forte sympathie du milieu encore une fois.
Décidément touche-à-tout, le barbu à casquette décline son amour des arts en 2012 en inventant So Film, mensuel sous la direction de Thierry Lounas, débauché des Cahiers du Cinéma. La recette est toujours la même : un regard « décalé », comme le festival de Cannes vu par les yeux d’un vendeur de kebabs, des histoire du cinéma marginal, mais aussi, bien entendu, des bonnes vieilles stars en couverture, et des bons vieux noms de la critique et du cinéma pour faire bonne mesure, comme Luc Moullet et Louis Skorecki. Cette fois-ci, le magazine ne dépend pas directement de So Press, mais des Editions nantaises, détenues par Franck Annese et Capricci (fondée par Thierry Lounas, François Bégaudeau et Emmanuel Burdeau).
Le succès au rendez-vous
Dernier coup de maître en date, qui le fait vraiment entrer dans la cour des grands, Annese a lancé en mars 2015 Society, véritable magazine généraliste qui espère chasser sur les terres de L’Express ou du Point, rien de moins. Présenté comme un « quinzomadaire en liberté », Society s’inscrit dans la lignée décrépite des Inrocks ou de Technikart, cependant moins obsédé par la pornographie que le premier et moins trash que le second. On pourrait y voir la patte d’une nouvelle génération de trentenaires, pleine de dérision gentille, moins agressive que ses anciens et cependant plus nihiliste. Une bonne partie du mag reprend des informations comiques ou absurdes véhiculées généralement sur le web, le reste consistant en de longues interviews inattendues ou en des reportages surprenants, parfois illustrés de dessins, selon le mode XXI. L’ensemble a une certaine tenue, bien que la politique ou la culture, comme la littérature, au sens propre, en soient absentes. Society s’adresse manifestement à un public, toujours « vingtenaire » ou « trentenaire » légèrement cultivé, mais qui n’a pas envie de se lancer dans des analyses sérieuses.
SOCIETY 13 en kiosque vendredi #DonaldTrump @SiaFurlerSource @Sia @Kasparov63 @SocietyOfficiel @sofoot pic.twitter.com/8bQ4SXaGGP
— franck annese (@franckannesefr) 20 Août 2015
Son arrivée, servie par une grosse campagne de pub, a pourtant été remarquée dans le paysage des magazines d’actualité. 100 000, c’est le nombre d’exemplaires vendus en moins d’un mois pour le premier numéro de Society. Un succès à la hauteur des attentes de son créateur. Passé l’effet de surprise, Frank Annese, l’éditeur du magazine, table sur 60 000 ventes en kiosque — soit plus que L’Express ou l’Obs qui en sont respectivement à 56 000 et 47 000 selon l’OJD. Avant son lancement, Society comptait déjà 3 500 abonnés, grâce à la campagne menée sur le site de financement participatif Kisskissbankbank. Society espère atteindre 10 000 abonnés dès l’an prochain. Le magazine de 116 pages paraît un vendredi sur deux, au prix de 3,90 €, soit le même que L’Obs mais moins cher que L’Express, ses deux principaux concurrents.
« Les news magazines actuels sont destinés à mes parents. Avec Society, nous visons les 25–45 ans CSP + » déclarait Frank Annese au Figaro.
220 000 exemplaires par mois
Aujourd’hui, le groupe écoule plus de 220 000 magazines chaque mois auprès d’un public âgé entre 25 et 49 ans. Une régie publicitaire (H3), une société de production de films (So Films), un label musical (Vietnam), une structure pour l’événementiel (Doli Events) complètent la panoplie d’un groupe de niches qui s’est construit petit à petit. À l’automne, il annonce Tampon, consacré au rugby. Côté finances, So Press a emprunté 700 000 euros auprès de la Banque publique d’investissement (BPI). Franck Annese a aussi fait venir des actionnaires « amis ». Le réalisateur et producteur du « Grand Journal », Renaud Le Van Kim, les ex-footballeurs Édouard Cissé et Vikash Dhorasoo, le patron de Système U, Serge Papin, le président du Red Star, Patrice Haddad, ou encore l’ancien président du PSG Robin Leproux ont répondu présents, à hauteur de 850 000 euros. Et le chiffre d’affaires, d’un peu plus de 5 millions d’euros en 2014, devrait atteindre 12 millions fin 2015.
Franck Annese, lui, à près de 40 ans, prévoit de se lancer dans une activité d’écriture et de cinéma. Ça promet.
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