[Première diffusion le 7 juillet 2016] Rediffusions estivales 2016
Dossier. Cette entreprise de formatage idéologique a déjà été évoquée ici dans sa structure, ses moyens et ses buts. Mais le sujet est décidément trop riche pour n’être davantage exploité… L’OJIM revient donc sur StreetPress sous l’angle de sa prose, de sa rhétorique, de sa mythologie : quand la caricature vire au burlesque.
Difficile d’être aussi ouvertement binaire, mais l’info selon StreetPress, ce n’est pas exposer des faits et développer des analyses, mais se masturber sans fin la fibre clanique dans un esprit post-ado où la conscience des choses se limite à ce qui se fait ou ne se fait pas dans le gang, où le débat collectif se réduit à scander en permanence ce noir et blanc fondateur d’une identité précaire, normalement transitoire, mais ici complaisamment entretenue papier après papier. Il y a ce qui est cool : le rap, le foot, les joggings, les manifs, les Noirs et les Arabes, les casseurs, les antifas, les lesbiennes, Internet et les jeux vidéos. Et puis il y a ce qui « fout le seum » : les flics, l’ordre, l’État, les fachos, la grammaire et le monde adulte en général. Misant sans doute sur la chute du QI que subit l’Occident et la dégradation manifeste de l’Éducation nationale pour s’imposer comme média collaboratif sur la tranche des 20/30 ans d’aujourd’hui, StreetPress divulgue à un rythme soutenu un contenu aussi peu nourrissant qu’il est gras, un contenu qu’on consomme en bande sur le même banc entre deux concours de mollards et en observant avec fierté le « nike la police » tout juste gravé sur l’une des lattes de bois ; un contenu débité au kilo, prémâché et noyé sous des épices à la fois artificielles et vulgaires – en somme, StreetPress est aux médias ce que le kébab est à la gastronomie.
Le degré zéro du journalisme
Ce qui distingue a priori le site, c’est la longueur de ses papiers, un format qui dénote dans le monde des médias Internet où la brièveté est en général de mise. On s’attendrait donc à des articles de fond, un peu creusés, avec des arguments substantiels, des analyses développées – que l’espace soit exploité, en somme. On tombe en effet sur quelque chose de tout à fait inédit dans les méthodes journalistiques, mais pour d’autres raisons. Aucun angle, rien n’est problématisé, rien n’est non plus structuré ou articulé, ce journalisme au rabais, exploitant le narcissisme verbeux et ignare de la « Net Generation », propose moins des articles journalistiques que des sortes de témoignages en langage de « djeunes » adhérant totalement à leur sujet, complaisants, longs, prévisibles. Loin de toute réflexion, de toute cérébralité, on s’immerge émotionnellement dans un bonheur de fans, quand, bien sûr, on ne cultive pas la peur des méchants toujours sur un plan purement émotionnel, en évoquant la droite ou les policiers. Mais ce qui est le plus saisissant demeure cette absence totale de distance par rapport à leurs sujets. Par exemple, l’un des derniers « reportages » de StreetPress s’intéresse à la chaîne de vêtements de sport « Foot Korner ». Décrivant fascinés les lieux et les êtres qu’ils découvrent, recueillant les paroles de leurs interlocuteurs comme des trésors à offrir au lecteur, et sans jamais engager le moindre débat ou mettre l’interviewé face à ses paradoxes, ce long papier soulève pourtant des problèmes de société tout à fait exemplaires.
Le fantasme des « Boloss »
La plupart des « journalistes » de StreetPress sont des jeunes Blancs avec des têtes de victimes que leurs idoles de banlieue qualifieraient, sociologiquement parlant, de « boloss » (« bourgeois lopettes », destinés, normalement, à l’humiliation ou au racket par les bandes de racailles des cités). En adoration devant tout ce qui transpire un peu la banlieue, les reporters de StreetPress s’agenouillent donc éblouis devant un exemple de pur libéralisme communautaire tel que l’incarne Foot Korner, sans jamais en relever les aspects problématiques. Notamment, cet enfermement communautaire, faisant que le jeune immigré de banlieue semble toujours davantage condamné à mariner dans une culture précaire qui l’isole du reste du pays, quoi qu’elle fasse fantasmer le petit Blanc qui, lui, aura toujours la possibilité d’y échapper. Les mœurs un rien frustes des deux frères ayant ouvert leur chaîne à succès sont relayées en toute sympathie. Par exemple, ceux-ci tweetent : «#CaCritiqueMaisSaSuceEnChetca », ce qui signifie plus ou moins : « Les mêmes personnes jalouses qui nous critiquent en public tentent de nous séduire en privé. » « Leurs piques régulières sur Instagram leur ont déjà valu quelques soucis. Il y a quelques semaines, un concurrent s’installe à Lille. Ils postent une photo d’un pied qui lève le troisième doigt. »
Manières de caïds de ZEP, ensauvagement des rapports humains, que vient corroborer une autre anecdote. Deux gamins de la cité avoisinante expliquent les raisons pour lesquelles ils se sentent bien chez Foot Korner : « C’est comme si on était au quartier. On n’entre pas en disant : “bonjour, pardon”. En plus on peut tutoyer les vendeurs. »
Derrière la comédie gangsta, le drame social
Forcément, cet ensauvagement des mœurs a parfois des conséquences hors du cadre du magasin lui-même. Par exemple quand le rappeur Niska, en septembre 2015, vient faire une dédicace au « Foot Korner » du Havre et que la fête vire à l’émeute. Cette conséquence logique de la brutalité des rapports décrite plus haut est minimisée d’une manière pour le moins étrange : « La pression était montée et Niska avait dû couper court. Les médias locaux titrent sur une “émeute” après que des jeunes se sont attaqués aux tramways tout proches. » StreetPress insinue donc que le terme « émeute » est inapproprié et stigmatisant. Une « émeute », tout ça parce que des jeunes attaquent des tramways ! Comme vous y allez, ma bonne dame ! Sauf qu’avec un tel comportement, on comprend aisément que la séparation entre la France des banlieues et le reste du pays ne peut que s’aggraver. Une France des banlieues condamnée au rap, au foot, à l’émeute et à se trimbaler en jogging. « On sait que les grands frères, même avec un Bac +5, ils n’y arrivent pas. Alors on se replie sur nous. » Voilà comment se conclue l’article. Et une phrase aussi grave, témoignant d’un repli identitaire revendiqué et posant la question de la désintégration de la société française ne soulève aucune mise en perspective, aucune mise en garde, chez nos petits Blancs en extase. Derrière la comédie gangsta, le drame social, mais chez StreetPress, jamais on ne franchit le premier degré des choses.
Potentiel comique de la bêtise
Cela dit, cette invincible adhésion au premier degré possède parfois des vertus comiques. L’article sur Babacar Gueye, jeune sénégalais clandestin tué par la police, à Rennes, au cours d’une crise de démence, vire involontairement au burlesque le plus époustouflant. Louis Demarles réalise une « contre-enquête » afin de transformer un fait divers tragique en dossier à charge contre la police qui aurait commis une « bavure » dans cette affaire. Il s’agit de monter tout un scénario pour mettre en scène l’acharnement supposé d’une police digne de celle de Vichy vis-à-vis des nouveaux Juifs de 40 qu’incarneraient les clandestins. On va donc commencer par transformer Babacar Gueye en nouvelle Anne Franck, en racontant sa journée pour susciter l’empathie. Chez StreetPress, un clandestin n’est pas un clandestin, ce n’est même pas un « sans-papier », c’est mieux, c’est un « sans-pap’ » ! L’étranger ayant pénétré dans votre pays de manière illégale, par les vertus de l’apocope, est devenu d’un coup « tellement cool et stylé » qu’on aimerait tous, comme lui, être un « sans-pap’ ». Avant le drame, afin de pousser au maximum l’identification et le pathos dans cet exercice d’intoxication qu’est la prétendue « contre-enquête », Demarles touche au sublime : « Le 2 décembre, la soirée commence tranquillement pour “Baba”, mais le jeune sans pap’ a le blues. » Cette manière de romancer des faits que, pour sa part, l’enquêteur n’a jamais été en mesure d’observer n’est pas franchement déontologique. Mais comme toujours, ce qui compte, ce n’est ni la vérité ni la raison, mais la jouissance émotionnelle partisane. Bref, notre « sans pap’ » qui va bientôt être victime d’une police immonde a pourtant « tout fait pour s’intégrer. Bon danseur, il a pris des cours de Salsa avant de dispenser à son tour des cours de danse africaine. » Il a dû se tromper de continent à intégrer, possiblement. Mais ce : « Il a tout fait pour s’intégrer, il a pris des cours de Salsa », rédigé sans rire, sans trembler, est d’un comique involontaire redoutable.
Exploitation idéologique des faits divers
Bref, en ce 2 décembre, en pleine nuit et comme il a le blues, notre jeune « sans pap’ » s’empare d’un couteau de cuisine, s’automutile et blesse le jeune homme qui l’héberge. «Il exécutait des petit pas de danse, et des gestes d’automutilation, qui laissaient sur son bras et son ventre de légères éraflures. Ce sont des gestes rituels Baye-Fall [obédience religieuse, ndlr]. » Le type s’automutile et vous blesse au couteau en pleine nuit parce qu’il se sent « persécuté par des esprits » et il pousse des cris en wolof, mais cela ne relève sans doute que d’une option culturelle différente qu’il faudrait découvrir avec bienveillance… Le colocataire appelle donc les pompiers et s’étonne que la Bac débarque également (en même temps, vu la situation, on s’étonne qu’il s’étonne que les pompiers aient pu ressentir le besoin d’une escorte). Celle-ci ne parvient pas à obtenir de « Baba » qu’il lâche son couteau et le perçoit comme très agressif. Ce qui serait donc faux, d’après Pierre, le coloc : « La voix de “Baba” était rauque, il était effrayé et effrayant, mais il n’était pas menaçant. » Nuance qu’on ne peut reprocher aux policiers de n’avoir eu la subtilité de percevoir. Ensuite, le « sans pap’ » en transe avance dans l’escalier arme au poing, les policiers paniquent, tirent, l’homme se relève et poursuit sa route armé. Jusqu’à tomber enfin inconscient mais toujours en vie. Il succombera malheureusement de la suite de ses blessures. La situation est donc très claire : les policiers ont paniqué et n’ont pas géré la situation au mieux, c’est évident. Mais il n’y a nulle part une « bavure », ils n’ont pas profité de leur uniforme pour maltraiter quelqu’un. L’article est illustré par des stickers appelant à l’abolition des frontières et des patries. Mais la nature-même de « sans pap’ » n’a strictement aucune incidence dans le drame qui nous est rapporté. Des policiers gèrent mal la crise de démence d’un individu armé. Celui-ci aurait-il été blanc ou jaune, clandestin ou français depuis Vercingétorix, que leur réaction aurait été la même. C’est donc le pseudo journaliste qui exploite, lui, sans vergogne, un fait divers tragique pour l’enrégimenter au service de sa cause, et quoi qu’il ne dispose d’aucun élément tangible qui puisse le lui permettre. Et l’on peut trouver cet acharnement contre l’image de fonctionnaires français sous-payés et confrontés à des situations toujours plus difficiles, de la part de fils de bobos se prenant pour des journalistes, tout simplement immonde.
Des perles à chaque article
Sur StreetPress, on glane des perles à chaque article, au point que, si la lecture n’était si fastidieuse, on serait tenté de les collectionner. Dans un article titré « À Lille, la Police (s’)éclate » et qui présente encore les fonctionnaires de Police comme des brutes assoiffées de sang réprimant les manifestants, attaché à héroïser ces derniers, le journaliste écrit cette phrase : « Un homme en fauteuil roulant décide de faire un sitting. Il restera sur place un bon bout de temps. » Il est vrai que la faculté des tétraplégiques à éterniser les « sittings » est remarquable ! Réalisant le portrait de Marcus, un communautariste africain de la « brigade anti-négrophobie », on relaie ceci au sujet des clandestins : « Après les attentats, on a dit que certains terroristes s’étaient mêlés à eux pour rentrer en France. On trouvait ça important de soutenir une population stigmatisée » explique Marcus. Et le rédacteur de ne pas relever, d’abord, que les faits présentés comme des mensonges (des terroristes se sont glissés parmi les clandestins) sont avérés. Ensuite, que ce déplacement du statut de victime des jeunes Français assassinés comme des bêtes de boucherie vers les clandestins qui pourraient, éventuellement, voir leur réputation être ternie après les événements, est moralement tout à fait scandaleuse. Plus loin dans l’article, on relaie encore sans la moindre distance la défense grotesque que l’avocate du militant anti-français présente au tribunal qui l’a déjà été condamné deux fois pour « outrage à agent » : « “Mon client n’est pas violent mais il exprime ses convictions de manière risquée” complète Maitre Terrel. » Hitler devait être à peu près dans les mêmes dispositions…
Reporters en toc pour révolutionnaires en carton
Quand StreetPress réalise un reportage sur les Black Blocs, ces autres fils de bourgeois désœuvrés occupés à se donner des émotions en saccageant l’espace public et en s’affrontant aux CRS, le ton épique, l’adhésion infantile, l’absence de recul et la modalité binaire sont de mise. « Autour d’un café, Ahmad et Jonathan rembobinent la scène, des étincelles dans les yeux : “C’était vraiment la honte pour eux. On a inversé le rapport de force. On a vu la peur dans leurs yeux… Ils se sont pris une branlée de fou”. » Donc la violence, dans ce sens-là, est présentée comme héroïque et exaltante. Mais quand les jeunes branleurs prennent leur fessée, on obtient ça : « Il grimace douloureusement. Selon lui, les policiers n’y vont pas avec le dos de la cuillère : “Des manifestants ont pris des flash-ball dans la tête. Certains ont failli perdre un œil”. Ça veut dire que les règlements ne sont pas respectés par la police. L’État laisse faire parce que ça permet de maintenir l’ordre par la peur. » On devrait sans doute en conclure que les CRS sont priés, de leur côté, de retenir leurs coups et de ne pas trop éprouver nos Che Guevara en herbe. On ne peut pas, d’un côté, outrepasser toutes les limites du droit encadré de manifester pour prôner la violence révolutionnaire, et de l’autre, se plaindre que l’État se défende. La naïveté de la réflexion trahit bien, cela dit, à quel point, les gamins en question entendent moins faire la révolution que de jouer à la révolution et, par conséquent, entendent ne se faire tirer dessus qu’avec des balles à blanc.
Idiotie utile
C’est un peu la même chose avec les journalistes de StreetPress : ils jouent aux journalistes, aux éveilleurs, aux esprits forts, sans se rendre compte qu’ils prônent indirectement toutes les conditions culturelles nécessaires à imposer en Europe un libéralisme communautariste et libertaire à l’américaine, avec toutes les contradictions manifestes qu’un tel système comprend. Mais ça, ça ne tient pas à la prétendue violence policière, mais au génie des adultes qui, de tout temps, manipulent la fougue et la bêtise adolescentes.