L’enquête aura duré un an et demi : de concert, Le Monde, Libération, TV5 Monde et RFI ont fait paraître un dossier dans lequel ils pointent du doigt les dysfonctionnements de l’État français dans l’affaire de l’enlèvement d’Olivier Dubois. Ce n’est qu’après la libération du journaliste, retenu 711 jours en otage, que les médias français ont décidé de sortir l’affaire.
Une rencontre à Gao
8 avril 2021, Gao. Olivier Dubois, pigiste de Jeune Afrique, Le Point Afrique et Libération se rend à l’entretien qu’il a obtenu avec un cadre du Groupe de soutien de l’islam et des musulmans (GSIM), Abdallah Ag Albakaye. C’est son fixeur, un local proche de ce réseau, qui lui a permis de proposer l’interview. Ce Touareg, qui a déjà œuvré avec les membres de l’opération antiterroriste Barkhane, serait resté en contact avec les membres des forces armées durant les instants préparant la rencontre, sans prévenir le journaliste. Il avait été recruté, en 2019, « pour la localisation, voire la capture d’Abdallah Ag Albakaye », précisera un lieutenant interrogé à l’occasion de l’enquête ouverte le 5 mai 2021 par le Parquet national antiterroriste. L’entretien du journaliste avec ce potentat djihadiste, qui dirigerait la zone de Talataye (Nord Mali), est une occasion pour l’unité militaire qui espère le localiser pour le suivre jusqu’à son abri. « [C’était] une de nos cibles parce [qu’il] était un des chefs de katiba de la zone que l’on cherchait à sécuriser », expliquera un général interrogé dans le cadre de l’affaire.
Une opération trop dangereuse
Dès l’approbation d’entretien par Abdallah Ag Albakaye, et alors que son fixeur transmet – a priori sans en faire part au journaliste – les informations au poste de commandement interarmées de théâtre (cellule de décision des opérations des militaires français installée à N’Djaména), Olivier Dubois sollicite l’organisation terroriste pour une demande de protection afin de se prémunir de tout enlèvement. Le GSIM s’exécute, par lettre en langue arabe. Mais depuis le Tchad, les militaires de Barkhane semblent abandonner la mission visant à tracer Albakaye à l’occasion de l’entretien, jugeant celle-ci trop risquée pour le pigiste. Pour autant, à en croire Le Monde citant une enquête interne, « jamais l’intention et l’ordre correspondant qui aurait dû être formalisés par [la cellule décisionnaire] ne l’ont été ». L’unité, aspirant à localiser Albakaye, lance une opération autonome à cette fin, tandis que Dubois, qui s’est vu refuser son entretien par Libération qui le jugeait trop dangereux, continue d’organiser la rencontre. Mentant à l’Ambassade de France, il annonce se rendre à Gao pour rencontrer une association ; l’institution lui conseillera de renoncer à son déplacement. De leurs côtés, les militaires de « Barkhane » sont soucieux : « Tous les éléments nous faisaient penser qu’il y avait un réel risque pour Olivier Dubois », rapporte un lieutenant.
Absence d’ordres et réactions tardives
C’est parce qu’il n’en aurait pas reçu l’ordre que le lieutenant, comme il l’indiquera a posteriori à la DGSI, n’aurait pas arrêté les démarches du journaliste. À N’Djamena, la veille de l’enlèvement, une visioconférence réunit plusieurs « officiels » parisiens ; les responsables de Barkhane préviennent de la probabilité très élevée d’un prochain enlèvement. Ils conseilleront à l’Ambassadeur de France au Mali de contrecarrer les plans d’Olivier Dubois en collaborant avec les services maliens. Une « alerte, note l’enquête interne, qui ne donnera pas lieu à la concrétisation d’une manœuvre d’entrave », sans qu’il soit encore élucidé pourquoi. Le porte-parole du Quai d’Orsay, Agnès Von der Mühl, déconseillera au journaliste de s’entretenir avec le chef djihadiste par mail – envoyé le jour du rapt, sans préciser qu’il pourrait être sujet à enlèvement.
L’enlèvement
Arrivé au Mali, Olivier Dubois est abandonné par son fixeur, qui lui indique que l’organisation terroriste lui a défendu d’assister à l’entretien. Et alors que le local transporte Dubois jusqu’à l’entretien, les militaires suivent leur progression sans recevoir « d’ordre d’entrave ». Après l’avoir déposé dans une voiture abritant les membres du GSIM, le touareg revient et le temps de l’entretien passe. Il ne reviendra pas après le temps imparti par Albakaye. Si le fixeur prétend que les militaires lui avaient dit suivre le journaliste par voie de drones, les militaires de Barkhane auraient confié au Touareg que, à la tête d’une opération d’information et non d’intervention physique, il ne revenait pas à leur unité d’intervenir et que cette intervention revenait à d’autres cellules d’intervention (task force Sabre, DGSE).
Où est la faute ?
C’est le Touareg qui accompagnait Dubois qui indiquera aux services maliens, après l’enlèvement du journaliste, que les militaires de Barkhane lui auraient dit de ne pas s’inquiéter de l’absence de retour du journaliste. Si le local explique que ceux-ci lui auraient écrit que « la mission avait été très bien préparée », les militaires contredisent cette version, indiquant « qu’aucun moyen technique » n’avait été mis en œuvre pour tracer le journaliste durant la rencontre. Pour l’enquête interne, la « faute personnelle au sein de la force « Barkhane » » n’est pas existante. L’inspecteur général des armées reconnaît que le sujet sensible aurait dû être pris en compte de façon plus sérieuse ; il indique également que le journaliste, qui avait été considéré comme un reporter malien, n’a pas fait l’objet d’initiatives de dissuasion suffisamment importantes. Une défaillance d’ordre procédurale en somme. Lançant une perquisition, le 12 mai 2021, au domicile d’un journaliste participant à l’enquête, la DGSI aurait, si l’on en croit Le Monde, tenté de récupérer des informations détenues par celui-ci sur l’enlèvement ; elle ne trouvera apparemment rien.
Des silences surprenants
Les dysfonctionnements supposés de l’État français dans cette affaire soulèvent à notre sens plusieurs bémols : en premier lieu, la version du fixeur d’Olivier Dubois semble a priori varier à plusieurs reprises ; la position de cet acteur, proche du GSIM, qui se dira être « un ami [voire] comme un frère » du journaliste, qui a menti à celui-ci sur ses rapports avec Barkhane et a affirmé s’être vu promettre une somme en échange des informations délivrées (ce que l’armée confirme, mais a priori à l’occasion d’une affaire plus ancienne), est quelque peu ambigüe.
Si le silence du Quai d’Orsay comme celui de l’armée française sur les risques d’enlèvement est singulier, notons qu’Olivier Dubois prenait ses responsabilités puisqu’il s’était déjà vu conseiller de renoncer à son déplacement. L’inspecteur général de l’Armée en fait mention, lorsqu’il explique : « Une certaine résignation devant la volonté ferme d’Olivier Dubois d’interviewer Abdallah Ag Albakaye a engendré un immobilisme général ».
De son côté, l’absence de concertation supposée de la cellule de l’armée française (Pnat-10) et unités (task force Sabre, DGSE) qui auraient dû intervenir physiquement lors de l’enlèvement du journaliste constituerait une défaillance sur laquelle l’information judiciaire en cours doit faire la lumière.