La récente nomination de l’ancien présentateur des JT de TF1 et France 2, Claude Sérillon, comme conseiller du président de la République pour les questions audiovisuelles a mis sous les projecteurs la présence, de plus en plus conséquente, de journalistes au sein des cabinets ministériels socialistes. Nombreux sont ceux, en effet, à avoir franchi le Rubicon pour conseiller les personnalités politiques. Ce n’est pourtant pas une nouveauté. Déjà, Nicolas Sarkozy avait su, avant François Hollande, s’entourer de collaborateurs venus du monde de la presse (on se souviendra notamment de Catherine Pégard du Point, nommée conseillère du président, ou Myriam Levy du Figaro, devenue attachée de presse à Matignon).
Enquête — Les journalistes politiques sont-ils devenus des communicants ?
Les récents mouvements de ces dernières semaines ont suscité pourtant de nombreux échos dans la presse. Les articles relatant ces transferts tentent de justifier ces départs par la paupérisation du métier de journaliste. Ainsi, selon un « spin doctor » d’une agence parisienne, cité par Le Monde (14/01/13), « Le milieu médiatique est de plus en plus précarisé, et certains journalistes qui estiment leur avenir bouché, font le choix de la communication, métier bien payé. » « Faut la comprendre, faut bien bouffer », justifie un autre dans Télérama (11/01/13), à propos du départ d’Hélène Fontanaud au Parti socialiste. « La presse aujourd’hui, c’est la sidérurgie, on enchaîne les crises, mais on ne voit pas la sortie. Je ne peux plus travailler dans la survie permanente », se justifie encore Muriel Grémillet, ex-journaliste de Libération, devenue en 2008 directrice de cabinet d’Arnaud Montebourg lorsque celui-ci était président du conseil général de Saône-et-Loire, et aujourd’hui conseillère presse et communication de François Lamy, ministre de la Ville. Les « pôvres journalistes » seraient donc eux aussi cruellement touchés par la crise et obligés de se vendre aux politiques afin de pouvoir subvenir à leurs besoins…
Jean Quatremer, journaliste à Libération et auteur du livre Sexe, mensonges et médias consacré aux relations entre la presse et le monde politique, avance lui une autre explication à cette hémorragie. Selon lui, l’homogénéisation sociale et culturelle de plus en plus grande entre les journalistes et la classe dirigeante serait la principale raison à ces liaisons devenues incestueuses. Il constate ainsi avec ironie que les journalistes d’aujourd’hui font Sciences-Po et une école de journalisme tandis que les hommes politiques font Sciences-po et l’ENA, dans des cursus universitaires formatant les esprits à la même pensée unique… Il souligne également que les journalistes sont, comme les classes dirigeantes, largement issus des classes supérieures de la société. Ainsi 53 % des journalistes ont des parents cadres supérieurs ou équivalents contre 32 % des étudiants et 18,5 % de la population masculine française. Bref, des beaux quartiers préservés aux grandes écoles de l’oligarchie politico-médiatique, le chemin des politiques et des journalistes serait semblable… Cette vision est confirmé par Jean-François Kahn accusant dès 2001 les journalistes qui « dans leur immense majorité, sont issus du même milieu, formés à la même école, fréquentent les mêmes espaces, porteurs des mêmes valeurs, imprégnés du même discours, façonnés par la même idéologie, structurés par les mêmes références ». Idéologie qu’il définit comme « de gauche libérale-libertaire — un mélange de ralliement pan-capitalisme mondialisé et de pulsions néo-soixante-huitardes syncrétisées en rhétorique de la modernité ».
Cette proximité sociale et culturelle entraîne des relations endogamiques, à l’image d’une caste qui se reproduit entre elle, renforçant l’impression de connivence. Au delà des couples médiatiques DSK et Anne Sinclair, Jean-Louis Boorlo et Béatrice Schönberg, Bernard Kouchner et Christine Okrent, François Baroin et Marie Drucker, Jean Quatremer relève que le nombre de journalistes vivant ou entretenant des relations avec des politiques, sans être majoritaire, est néanmoins impressionnant. Même pour l’observateur non averti, ce phénomène s’observe particulièrement depuis le retour de la gauche au pouvoir en mai 2012 au plus haut sommet de l’État : ainsi François Hollande partage sa vie avec Valérie Trierweiler, journaliste à Paris-Match. Trois de ses ministres vivent également avec des journalistes (Arnaud Montebourg avait pour compagne Audrey Pulvar, Michel Sapin est marié à une journaliste des Échos, Valérie de Senneville, tandis que Vincent Peillon a épousé Nathalie Bensahel, du Nouvel Obs).
Mais au-delà des alcôves de nos hommes politiques, c’est une relation quasi-amoureuse que la gauche entretient avec le monde médiatique. Lors de ses vœux à la presse le 15 janvier 2013, François Hollande lance ce cri du cœur « j’aime la presse, j’aime les journalistes ! » Comme le souligne l’article du Point, « un proche conseiller de François Hollande s’amuse du monde présent : “On retrouve tous ceux du Hollande Tour !” s’exclame-t-il, nostalgique de la campagne présidentielle. La dernière fois que François Hollande avait ainsi invité les journalistes, c’était précisément le 14 mai 2012, pour dire au revoir à ceux qui l’avaient suivi. Beaucoup, toutefois, ont embarqué dans l’aventure élyséenne. »
La journaliste belge Charlotte Vanhoehacker a brossé un éloquent tableau de ce « Hollande-Tour » et des journalistes qui accompagnaient le candidat socialiste, rêvant déjà à sa victoire : « ça va être cool de voyager dans l’Air Hollande one !» Sidérée, la journaliste belge observe : « C’est inquiétant. Mais ça se passe comme ça en France : vous suivez un candidat 16 heures sur 24 pendant quatre mois. ça crée des liens : il connaît votre prénom, son entourage vous a à la bonne et votre rond de serviette est réservé en cas de victoire. Votre rédaction ne risque pas de ruiner ce capital. Alors, pendant la campagne, Hollande devient votre poulain. Dès lors, comment ne pas tenter de le vendre dans vos articles et vos reportages ? Car s’il gagne, il vous entraîne dans son sillage. »
De fait, depuis l’élection de François Hollande, les journalistes colonisent les cabinets ministériels : Patrice Biancone, éditorialiste politique sur RFI est directeur de cabinet de Valérie Trierweiler. David Kessler, ex-directeur général des Inrockuptibles est l’influent conseiller médias et culture du président de la République. Pierre Rancé, chroniqueur judiciaire d’Europe 1 est maintenant le porte-parole de Christiane Taubira tandis que sa consœur Muriel Barthélémy, ex-journaliste de France 3 Pays-de-la-Loire assure le service de presse de la garde des sceaux. Renaud Czarnes qui couvrait la campagne présidentielle de François Hollande pour les Échos est devenu depuis le conseiller presse du premier ministre. Brigitte Béjean, issue d’Europe 1, assure désormais les relations presse du ministre des transports. Fabrice Bakhouche, directeur général adjoint de l’AFP a rejoint lui aussi Matignon comme conseiller médias et économie numérique de Jean-Marc Ayrault. Françoise Desgois qui suivait le PS pour France-Inter a d’abord été conseillère spéciale de Ségolène Royal avant de rejoindre Guillaume Garot, ministre délégué en charge de l’agro-alimentaire. Olivier Nicolas, ancien journaliste de La Tribune, passé par les fonctions de directeur de la communication à la région Guadeloupe est aujourd’hui conseiller presse et communication au ministère de l’Outremer. Marion Bougeard-Rojinsky, ex-journaliste à La Tribune également, experte en communication de crise est la conseillère en communication de Jérôme Cahuzac, c’est elle notamment qui lui conseille la stratégie de déni lorsqu’il est attaqué sur son compte bancaire non déclaré en Suisse jusqu’en 2010 par Médiapart. Ancienne directrice associée du pôle affluence d’Euro RSCG, c’est elle aussi qui a assuré la communication de Liliane Bettencourt au moment de l’affaire Woerth. La liste est longue de tous les noms de la presse écrite et audiovisuelle qui peuplent les cabinets ministériels…
À cette proximité sociale et culturelle et à cet attrait pour les ors ministériels, s’ajoute également une proximité idéologique : un sondage réalisé pendant la campagne présidentielle de 2012 pour le magazine Médias révélait que 39% des journalistes interrogés déclaraient avoir voté pour François Hollande au premier tour de la présidentielle, 19% pour Jean-Luc Mélenchon et 18% seulement pour Nicolas Sarkozy. Au second tour, le candidat socialiste remporte un score à faire pâlir d’envie un dictateur africain avec 74% des journalistes qui se déclarent en sa faveur. Plus révélateur encore, des sondages réalisés durant la présidentielle 2012 au sein des deux principales écoles de journalisme (ESJ et CELSA) révélaient que les étudiants donnaient à la gauche des scores encore plus larges. À l’ESJ, 87% des étudiants disaient voter pour la gauche et l’extrême gauche ; au CFJ, dont sortent les principaux patrons des grandes rédactions, c’était 100 % !
L’engagement politique militant des journalistes reste cependant marginal. Seuls quelques uns franchissent le pas et se mettent au service d’un parti politique. Hélène Fontanaud, ex-agencière (Reuters, Sypa-News), embauché à Europe 1 sur recommandation de Julien Dray, est ainsi depuis peu chef du service de presse du Parti socialiste. Si c’est le chômage et l’envie de changer de métier qui l’ont poussée à franchir le pas, son engagement est bien évidemment partisan. Elle explique ainsi avoir fréquenté Harlem Désir de longue date, ayant milité avec lui à SOS Racisme de 1985 à 1988. Le parcours d’Arnauld Champetier-Trigano (neveu de Gilbert Trigano, cofondateur du Club Méditerranée) se situe, lui, aux frontières du journalisme (fondateur du magazine TOC, il fréquente plateaux télé et studios radio, en tant que chroniqueur à Paris Première, France 4, RTL, Canal+…), du militantisme (vice président de l’UNEF-ID de 1994 à 1997) et de la communication (directeur de l’agence TOC Média de 2004 à 2011). Issu des beaux quartiers, à l’allure de dandy branché, portant de grosses lunettes à monture Prada, cet ex-journaliste fut le directeur de la communication de Jean-Luc Mélenchon pour la campagne présidentielle de 2012. L’ancienne journaliste de La Vie, Adélaïde Colin, a d’abord été directrice de la communication de Greenpeace France avant d’être débauché par la ministre de l’égalité des territoires, Cécile Duflot pour rejoindre son cabinet.
Autre aspect de la connivence entre journalistes et politiques, nombre de journalistes préfèrent accorder un soutien plus discret (et pas toujours désintéressé) aux hommes politiques en se prêtant aux pratiques de « média-training », méthode importée des États-Unis qui consiste à placer les leaders politiques en situation réelle face à des journalistes et le plus souvent face à des caméras. Les journalistes qui participent à ces séances de média-training en lien avec des agences de communication l’effectuent dans le cadre de ménages (l’activité est très lucrative, rémunérée de l’ordre de 2000 à 3000 € la journée) ou bien, par préférence partisane, aident directement des personnalités politiques qu’ils soutiennent. François Hollande a ainsi été préparé secrètement au débat de l’entre-deux tours avec Nicolas Sarkozy. Au sein de la petite cellule qui le prépare à ce débat, on trouve notamment Claude Sérillon (qui l’avait déjà entraîné en vue des trois débats télévisés pour les primaires socialistes), Serge Moati, mais aussi l’ancien directeur de l’information de TF1, Robert Namias, connu pour être proche des Chirac et père de Fabien Namias, alors chef du service politique de France 2…
Mais Business is business, la plupart des journalistes qui assurent des média-trainings passent par des agences de communication ou des écoles de journalisme. TF1 a créé sa propre filiale TF1 Institut qui délivre des formations de media-training et des ménages où interviennent les animateurs et journalistes de la chaîne. D’autres créent leur propre agence, comme Jean-Luc Mano. Ancien militant communiste, ancien chef du service politique de L’Humanité, puis chef du service politique de TF1 dans les années 80, directeur de la rédaction de France 2 de 1999 à 2001, directeur de la rédaction de France Soir puis P‑DG de la station économique BFM. A l’image de son parcours dans les médias, de l’Huma à BFM, sa trajectoire de communicant traverse l’échiquier politique ! Après avoir quitté le parti communiste, il se rapproche des socialistes et entraîne Lionel Jospin, alors premier secrétaire du PS, et Bertrand Delanoë, qui n’est pas encore maire de Paris. Passant à droite, Jean-Luc Mano fonde en 1998 la société Only où il coache Michelle Alliot-Marie, puis à partir de 2007, il apporte ses compétences à Christine Albanel, ministre de la culture et Xavier Darcos, ministre de l’Éducation nationale. Il conseille également le maire de Nice Christian Estrosi et est même approché par Nicols Sarkozy. Devenu totalement amnésique quant à son idéal communiste, il conseille aujourd’hui la Principauté de Monaco…
C’est la droite qui officialise la pratique du media-training en France. L’agence, choisie sur appel d’offre du gouvernement Raffarin en 2002, pour coacher les ministres, recrute Jean-Claude Narcy alors directeur adjoint de l’information de TF1. Ce présentateur vedette de la TV deviendra ainsi le média-traineur attitré d’une large partie de la droite : il travaille avec la plupart des ministres, notamment le ministre de la santé Jean-François Mattéi malmené dans la presse pour sa gestion de la canicule de l’été 2003 ou le ministre de l’économie Hervé Gaymard, mis en cause pour son appartement de fonction. Pendant la campagne présidentielle de 2007, Jean-Claude Narcy signe même un contrat avec l’UMP et conseille l’entourage de Nicolas Sarkozy, notamment sa novice porte-parole, Rachida Dati, qui bénéficie de séances d’entrainement intensif avec le présentateur. Le journaliste de TF1 est élevé au grade de commandeur de l’ordre national du Mérite en janvier 2007, quelques mois avant le scrutin présidentiel qui voit l’accession au pouvoir de Nicolas Sarkozy… A gauche, les députés socialistes s’entraînent avec l’ancien journaliste de RMC Gaby Olmeta, ou avec Alain Denvers, ex-directeur de l’information de TF1, qui suit également régulièrement le président socialiste de la région Ile-de-France, Jean-Paul Huchon. Même le petit facteur trotskyste, Alain Besancenot, qui n’est plus à une contradiction près depuis qu’il est passé sur le canapé rouge de Michel Drucker, suit en 2002 des séances de media-training avec le journaliste Marcel Trillat, journaliste à France 2, qui soutiendra Jean-Luc Mélenchon en 2012.
Ces media-training laissent songeur en terme de déontologie, lorsque des journalistes en activité préparent des hommes politiques à des émissions conduites ensuite par leurs propres confrères. Pratique inavouée, voire quasi-honteuse des médias, elle renforce le sentiment de connivence, en brouillant les frontières déjà très floues entre journalisme, politique et communication.
Le récent sondage du CEVIPOF sur les nouvelles fractures en France montre que les Français confondent désormais dans un même opprobre hommes politiques et journalistes, ainsi 82% des sondés affirment que « les hommes et les femmes politiques agissent principalement pour leurs intérêts » et 72% considèrent que « les journalistes sont coupés des réalités et ne parlent pas des vrais problèmes des Français ». 58 % estiment que les journalistes font mal leur travail et 73 % considèrent qu’ils ne sont pas indépendants. Ce ne sont certainement pas ces relations de copinage et de complaisance entre politiques et journalistes qui vont améliorer leur image.
CdT
Crédit photo : DR voicesofwomenmedia.org