La Pologne est un peu loin pour les Français. Après avoir expliqué comment Donald Tusk limitait violemment la liberté d’expression pour le camp conservateur, nous revenons sur un cas pratique. Un cas d’école de la reductio ad Putinum appliquée à la droite conservatrice qui permet de mieux comprendre les méthodes de désinformation mises en œuvre par les grands médias gaucho-libéraux.
Un Russiagate polonais ?
« Nouvelles ramifications polonaises dans l’affaire du Russiagate. Un site hongrois, un hebdomadaire polonais et un propagandiste russe ». Tel est le titre accrocheur d’un article publié le 6 avril sur le site polonais OKO.press. Un site très engagé du côté de la gauche progressiste contre le camp conservateur, fondé en 2016 avec l’aide du groupe médiatique Agora (qui compte des fonds sorosiens parmi ses actionnaires) et de son journal Gazeta Wyborcza dont il est une version encore plus engagée et encore moins tatillonne sur les méthodes employées. Des méthodes qui sont généralement très éloignées des règles de l’art en matière de journalisme et plus proches du militantisme politique, ce qui n’empêche pas OKO.press de disposer de moyens dont un site conservateur comme le Visegrád Post ne peut que rêver.
L’article sur les « ramifications polonaises » du « Russiagate » se fonde sur l’affaire du site internet Voice of Europe, basé en Tchéquie mais apparemment contrôlé par des proches du Kremlin.
« Voice of Europe est un site internet, désormais fermé, enregistré en République tchèque et qui serait dirigé par des proches de Vladimir Poutine. Le Premier ministre tchèque, Petr Fiala, affirme que “l’activité de ce groupe s’étend au-delà des frontières de la République tchèque, il était également actif au Parlement européen” », pouvait-on par exemple lire dans La Dépêche le 30 mars dernier.
Le site Politico, très en avant sur ce sujet, notamment pour impliquer dans cette affaire des politiciens du parti allemand de droite AfD, dévoilait les détails du scandale le 29 mars :
« Le scandale a éclaté lorsque le gouvernement tchèque a sanctionné mercredi un site d’information appelé Voice of Europe, qui, selon Prague, faisait partie d’une opération d’influence pro-russe. Le Premier ministre belge Alexander De Croo a déclaré jeudi que la Russie avait approché des membres du Parlement européen (MEP) et les avait “payés pour promouvoir la propagande russe”. »
Ceci avant de sortir le 3 avril un autre article intitulé « Le Russiagate de l’UE frappe l’extrême droite allemande ».
Et les officiels européens de clamer que cela confirme les soupçons qu’ils nourrissaient de longue date. Sauf que Politico précise déjà en chapô : « Un législateur de l’AfD sous pression pour dire s’il a reçu un paiement de la part du réseau pro-russe. » Autrement dit, les preuves semblent moins solides que pour le Qatargate que ce Russiagate pourrait maintenant nous faire oublier à l’approche des élections européennes, ce qui est peut-être le but, vu le timing : un rapport publié le 28 mars, moins de trois mois avant les élections européennes, par le contre-espionnage tchèque et auquel le premier à avoir eu accès est un journal tchèque de gauche.
Le Visegrád Post impliqué ?
Nous avions parlé du Visegrád Post, ce site en anglais, allemand et français spécialiste des pays du Groupe de Visegrád animé par une équipe francophone, au moment de sa création en 2016. Nous l’avons cité à plusieurs reprises depuis. Voici ce qu’en dit aujourd’hui le site polonais OKO.press en chapô :
« Des journalistes hongrois et tchèques ont découvert un autre site d’information qui aurait été financé par la Russie dans le cadre du Russiagate. Il s’agit du Visegrád Post hongrois. Il n’a pas moins de quatre partenaires polonais, dont le site de droite Do Rzeczy et le site lié Sovereignty.pl. »
Do Rzeczy est en fait un hebdomadaire au profil libéral-conservateur et son site internet est dorzeczy.pl. Sovereignty.pl est le site en anglais de Do Rzeczy. Plus loin dans l’article d’OKO.press, il est encore fait mention d’un troisième site polonais, kurier.plus, qui appartient à une institution publique, l’Institut de coopération polono-hongroise Wacław Felczak dont le directeur avait été nommé par le gouvernement précédent (celui du PiS). Dans le long article d’OKO.press, il est en fait surtout question de politiciens de l’AfD qui pourraient avoir reçu des sommes d’argent du média Voice of Europe, d’un agent du KGB biélorusse qui aurait été présent en Pologne en 2021 à un Forum économique où aurait aussi été invité la même année l’assistant d’un député de l’AfD – un forum économique annuel que le Visegrád Post mentionne sur son site parmi ses partenaires – et du fait que l’hebdomadaire Do Rzeczy, « est accusé depuis le début de la guerre [en Ukraine], y compris par la droite polonaise, de diffuser de la propagande russe ». En outre, « son rédacteur en chef, Paweł Lisicki, est soutenu par l’Institut Ordo Iuris depuis des années. » Il est en effet reproché à Do Rzeczy d’avoir été critique de la priorité donnée par le gouvernement du PiS aux intérêts ukrainiens par rapport aux intérêts polonais, mais cela ne l’empêche pas en réalité d’être encore plus critique de la Russie, et l’accusation selon laquelle ce média diffuserait de la propagande russe vient en fait du média OKO.press lui-même.
La mention d’Ordo Iuris n’est pas sans importance, comme on le verra un peu plus loin.
Une accusation vague, avec emploi du conditionnel
Mais intéressons-nous d’abord au cœur de l’accusation qui est caractéristique des méthodes employées pour ce genre de procès en connivences avec la Russie régulièrement intentés depuis quelques années à la droite conservatrice et patriote par la gauche mondialiste et les libéraux en Europe et en Amérique :
« Des journalistes hongrois et tchèques soulignent l’existence d’un second site qui, comme Voice of Europe, aurait été financé par des fonds russes. Il s’agit du site hongrois Visegrád Post. » Or, nous dit l’auteur de l’article, « le Visegrád Post a quatre partenaires officiels en Pologne : l’hebdomadaire Do Rzeczy, le portail Sovereignty.pl, le site web Kurier Plus (appartenant à l’Institut Felczak) et le Forum économique. »
Malgré la longueur de l’article, OKO.press n’apporte toutefois aucune précision à l’accusation selon laquelle le Visegrád Post « aurait été financé par des fonds russes ». Rien. Toute l’accusation, qui semble en fait viser les partenaires polonais du Visegrád Post, est basée sur cette seule affirmation exprimée par prudence au conditionnel. Quelques médias hongrois de gauche ont pourtant brodé autour de ce site qui a bénéficié un temps d’une subvention du gouvernement de Viktor Orbán (l’équivalent d’environ 10 000 € sur un an), mais même l’auteur d’OKO.Press a dû se rendre compte que les affirmations avancées n’étaient pas bien sérieuses puisque le choix a été fait de se contenter d’une affirmation prudente et incontestable (« Des journalistes hongrois et tchèques soulignent l’existence d’un second site qui, comme Voice of Europe, aurait… »). De cette manière, d’autres pourront désormais dire que « des journalistes hongrois, tchèques et polonais soulignent l’existence d’un second site qui, comme Voice of Europe, aurait… ». Et l’on reconnaît bien là une technique de désinformation classique qui consiste à faire exister et circuler des rumeurs sur Internet.
Reductio ad Putinum post mortem
Et quand bien même l’affirmation se trouvait par extraordinaire confirmée, OKO.press devrait s’en réjouir : en mal de financements après la fin de son partenariat avec le quotidien conservateur hongrois Magyar Nemzet en 2022, quand ce journal a mis fin à tous ses partenariats pour faire des économies, l’équipe du Visegrád Post a finalement jeté l’éponge fin 2023 et ne publie plus d’articles depuis le début de l’année. Et donc si le Visegrád Post avait effectivement été financé par la Russie, ce serait l’indication que Poutine n’a plus un rond pour ses opérations d’influence en Europe.
Quand à ces fameux partenariats des entités polonaises compromises par leurs liens avec un site qui « aurait été financé par des fonds russes », il s’agit en réalité de reprise et de traduction de certains de leurs articles par le Visegrád Post. Ce site se targuait en effet de présenter le point de vue conservateur des pays du Groupe de Visegrád, et quoi de plus naturel dans cette situation que de reprendre des articles de ces médias et de se vanter de ce type de partenariats informels ? D’après nos informations, il s’agissait de reprises d’articles non rémunérées, sauf dans le cas du site Sovereignty.pl, pour une courte période (environ un trimestre) l’année dernière, quand le Visegrád Post a traduit en français et en allemand et publié en trois langues, chaque semaine, des articles originellement publiés en anglais par Sovereignty.pl (et dont certains étaient eux-mêmes des traductions d’articles préalablement publiés en polonais dans Do Rzeczy). C’est donc Sovereignty.pl qui a rémunéré un temps le Visegrád Post pour ses services et pas l’inverse, et l’on comprend mal, à la lecture de l’article d’OKO.press, en quoi ces « partenariats » avec un site hongrois qui « aurait été financé avec des fonds russes » seraient compromettants pour ces médias polonais de droite. Quand on lit les articles du Visegrád Post traduits de ces médias polonais, on cherche d’ailleurs en vain de la propagande russe, et l’on se demande non seulement où sont passé les roubles du Kremlin mais aussi à quoi ils auraient servi. Précisons ici que l’on ne trouve aucun article repris du site Voice of Europe dans les archives du Visegrád Post.
Les vraies cibles sont en Pologne
OKO.press met aussi en cause l’Institut Ordo Iuris, une organisation conservatrice d’avocats polonais, avec des arguments non moins ténus : « Il mérite d’être souligné que [le rédacteur en chef de Do Rzeczy] Paweł Lisicki est soutenu par l’Institut Ordo Iuris depuis des années. Lorsque Google a retiré de YouTube, en 2019, des émissions dans lesquels Lisicki présentait son point de vue sur l’« idéologie LGBT », Ordo Iuris est intervenu sur le plan juridique et l’a ensuite représenté lors d’un procès contre Google (le tribunal a rejeté la demande). »
Cette affirmation est vraie, mais ici encore le lecteur attentif s’interroge sur ce qu’il pourrait bien y avoir de compromettant dans ce soutien de l’Institut Ordo Iuris à un journaliste frappé par la censure de la Big Tech américaine, Ordo Iuris étant une ONG conservatrice qui revendique de défendre les droits de l’homme tels qu’ils étaient compris par les auteurs de la Déclaration des droits de l’homme : droit à la vie, droit à la liberté d’expression, etc. Une organisation qui défend aussi par exemple, le droit des agriculteurs à manifester et une organisation qui a le tort aux yeux des médias du groupe Agora financé par George Soros de critiquer le gouvernement européiste de Donald Tusk pour ses atteintes à l’État de droit.
Cet article d’OKO.press visant le Visegrád Post s’inscrit donc dans une série d’articles reprochant à l’Institut Ordo Iuris ses supposés financements russes (qui ne sont pas plus étayés que ceux reprochés ici au Visegrád Post) et ses supposées sympathies pour Moscou. Pensez donc ! Ordo Iuris ne condamne pas la fameuse loi russe qui interdit la propagande LGBT en direction des mineurs. Voici une preuve de connivence avec la Russie que n’effaceront pas, aux yeux de la gauche LGBT (dont OKO.press fait partie) les rapports d’Ordo Iuris sur les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine et ses appels à traduire Vladimir Poutine en justice. Pour la gauche polonaise, la meilleure preuve qu’Ordo Iuris est du côté de la Russie, c’est non seulement son opposition aux revendications du lobby LGBT, mais aussi ses campagnes contre la centralisation de l’Union européenne et pour la défense de la souveraineté nationale ainsi que son opposition au Pacte vert européen tel qu’il est mis en œuvre aujourd’hui. En cela, la méthode et les cibles de la stratégie de reductio ad Putinum employées en Pologne ne diffèrent pas de ce qui se fait ailleurs en Europe et en Amérique.
Une « internationale anti-avortement » dirigée depuis Moscou ?
Un des derniers articles à charge contre cette organisation conservatrice polonaise, écrit dans le même style que celui d’OKO.press, c’est-à-dire en cherchant à tisser des liens qui ne prouvent rien mais qui servent à créer l’impression qu’il existerait un réseau d’influence russe dont Ordo Iuris ferait partie, a été publié le 22 mars dernier par le site Onet.pl sous le titre « L’internationale anti-avortement sous la tutelle du Kremlin. Nous révélons les courriels du groupe dans lequel opère Ordo Iuris ». Même si cet article rédigé par une militante pro-avortement et pro-LGBT n’a pas été repris en dehors de quelques médias marginaux très marqués à gauche, Onet.pl, qui l’a publié, est le plus gros site Internet en Pologne et il appartient au groupe germano-suisse Ringier Axel Springer, ce qui illustre bien les conséquences de la situation que nous décrivions récemment dans les colonnes de l’Observatoire du Journalisme sous le titre : « Soros et Ringier Axel Springer se partagent désormais les médias polonais ».
Ce « groupe dans lequel opère Ordo Iuris », décrit par la militante féministe comme une « secte internationale », est en fait un simple forum d’échanges par courriel formé par des organisations conservatrices de différents pays, Agenda Europe (renommé aujourd’hui Vision Network), et dont les e‑mails sont tombés il y a peu, entre les mains des réseaux sorosiens. Le site openDemocracy, lié aux fondations de George Soros, parlait ainsi de « milliers de courriels échangés entre les membres d’Agenda Europe qui ont été vus par openDemocracy et un petit groupe de journalistes européens ». Plusieurs journaux de gauche en ont en effet parlé, mais sans que cela ne fasse beaucoup de bruit car, malheureusement pour eux, ces milliers de courriels ne contenaient apparemment rien de bien compromettant pour leurs auteurs.
Insinuations et suppositions
Notons que dans l’article publié sur Onet.pl par la féministe Klementyna Suchanow, on ne trouve qu’insinuations et suppositions, mais aucune affirmation claire concernant les liens supposés d’Ordo Iuris avec le Kremlin ou des financements russes. Rien d’étonnant à cela : l’organisation d’avocats ayant déjà intenté un procès en diffamation à Suchanow pour son livre « To jest wojna. Kobiety, fundamentaliści i nowe średniowiecze ») (C’est la guerre. Les femmes, les fondamentalistes et le nouveau Moyen-Âge) paru en 2020, celle-ci est désormais plus prudente.
Comme dit plus haut, le but recherché, c’est ensuite de faire circuler la reductio ad Putinum sur Internet et dans les médias chaque fois qu’il sera question de l’organisation conservatrice visée. C’est ainsi qu’un journal comme Libération affirmait en 2020 :
« D’après l’enquête menée par les journalistes indépendants Klementyna Suchanow et Tomasz Piątek, ainsi que par la Grande Coalition pour la liberté et le choix (WKRW) réunissant plus de 100 organisations qui luttent pour les droits des femmes en Pologne, Ordo Iuris est en partie financé par l’État polonais. Selon les mêmes sources, l’organisation entretient des liens avec des oligarques russes pro-Kremlin qui pourraient également se trouver à l’origine de son financement. Ordo Iuris nie, bien évidemment, tout lien avec le Kremlin et intente des procès à tour de bras à quiconque suggère le contraire. »
Ordo Iuris a toujours revendiqué de ne vivre que de dons privés provenant principalement de petits donateurs polonais et de ne bénéficier d’aucun financement public. Personne n’a jamais prouvé le contraire et personne n’a jamais prouvé l’existence d’un quelconque financement russe en faveur de cette organisation, mais qu’importe : qui des lecteurs de Libération ira vérifier ? Et comment le pourraient-ils, d’ailleurs ?
Faux journalistes, mais vrais militants
Pour donner une idée du personnage de Klementyna Suchanow, voici une citation qui lui est attribuée dans un article de janvier 2021 du Visegrád Post, intitulé « Avortement : la Révolution espérée par l’extrême gauche polonaise fait un flop » : « Il y a quelques années j’ai fait la constatation tactique que la Grève des femmes allait changer le monde et j’ai décidé d’être avec cette force. Quand des jeunes ont commencé à nous rejoindre, j’ai su que cette union amènerait le changement. Maintenant, c’est en train de se passer. Putain (sic.), je suis comblée. On a la révolution ! ». Précisons que cette « grève des femmes » est l’organisation qui a mené les manifestations contre la décision de la cour constitutionnelle polonaise ayant interdit fin 2020 les avortements motivés par une anomalie ou une maladie grave de l’enfant à naître, l’accès à l’avortement étant déjà très restreint en Pologne depuis 1993.
Pour ce qui est de ce Tomasz Piątek et ses méthodes (similaires à celles de Suchanow), voir notre article paru en 2018 sous le titre « Le prix de la liberté de la presse de RSF pour un journaliste polonais en dit plus long sur RSF que sur la Pologne ». En 2022, le journal Gazeta Wyborcza a obtenu de l’Institut d’Ordo Iuris l’abandon de poursuites en diffamation en retirant de son site une série d’articles de Tomasz Piątek accusant l’ONG conservatrice de bénéficier de financements russes et en affichant une déclaration à la place de ces articles. Suchanow est aujourd’hui plus prudente que ne l’avait été Piątek et elle se contente de dire qu’Ordo Iuris serait financé par l’organisation CitizenGo qui aurait elle-même reçu des fonds d’oligarques russes. Sans pouvoir se prononcer sur les financements de CitizenGo (les affirmations de Suchanow sont assez vagues), Me Jerzy Kwaśniewski, le président d’Ordo Iuris, que nous avons interrogé, explique que la militante pro-avortement se réfère probablement à une conférence organisée par son organisation à Varsovie en 2016, quand CitizenGo avait eu à verser à Ordo Iuris, comme les autres organisations participantes, une participation aux coûts de la conférence.
Quant à Anna Mierzyńska, l’auteur de l’article d’OKO.press qui s’en prend à Ordo Iuris et à des médias de droite polonais en se servant du site franco-hongrois Visegrád Post, elle se vante sur son compte X (ex-Twitter) d’avoir publié un livre intitulé « Effet destructeur. Comment la désinformation affecte nos vies.» (Efekt niszczący. Jak dezinformacja wpływa na nasze życie.). Et elle assure : « Je forme à la détection de la désinformation. » On dit que les pirates informatiques sont les mieux qualifiés pour assurer la sécurité des systèmes informatiques, et il en va peut-être de même pour la désinformation : est-ce que ce ne sont pas les désinformateurs eux-mêmes qui peuvent le mieux nous exposer leurs propres méthodes et nous prémunir contre elles ?