C’est la question que pose Pierre Rimbert dans les colonnes du Monde Diplomatique du mois de juin. À travers cette interrogation que l’on pourra juger provocatrice, le journaliste lance une passionnante réflexion sur l’évolution du traitement de l’actualité par les médias télévisuels et sur l’actuelle surabondance d’informations immédiates qu’il juge profondément contre-productive et même dangereuse.
5 chaînes en un jour = le contenu de l’ORTF en un mois
Constatant qu’actuellement les cinq chaînes qui produisent de l’information en continu (LCI, Cnews, BFMTV, France 24 et Franceinfo) diffusent à elles seules davantage d’actualités en une journée que jadis l’ORTF en un mois, l’auteur s’alarme de cette massification qui produit « un brouillard d’images et de paroles » peu propice à l’analyse et à la réflexion. Pour lui, l’immédiateté, l’hyper-réactivité, l’injonction permanente à réagir à chaud, la « passion du faits divers » et l’absence de hiérarchisation provoquent chez le spectateur un phénomène de « sidération » interdisant la prise de distance et la bonne compréhension des événements relatés. La « censure par saturation » prend alors la place de la vieille et obsolète « censure par privation ». Ce système informatif incontinent engendre une « micro-société non élue de décideurs et d’experts qui travaillent plus leur maquillage que leurs dossiers » dont les infinis palabres déversés sur tous les sujets masquent des problématiques majeures au profit de thèmes plus anecdotiques, ou déjà exagérément traités, accordant, par exemple, plus de place à « l’affaire Palmade » qu’aux séismes en Turquie, ou masquant le drame du Yémen au profit d’une surexposition des seuls événements d’Ukraine.
Le gras remplace la pénurie
En Occident, dans le domaine de l’information comme dans celui de l’alimentation, le « gras » a donc remplacé la pénurie, provoquant un certain nombre de psycho-pathologies. Selon l’essayiste américain Alvin Toffler, l’empilement permanent d’informations produit une forme d’angoisse qui entrave la réflexion. Ainsi, l’information en continu se borne à produire et cadrer l’information, mais elle n’informe pas réellement, saturant son audience d’une avalanche d’images et de commentaires impossibles à traiter correctement dans un temps si court. Par ailleurs, ce système de production massive favorise l’endogamie et le plagiat, chacun répétant ce que dit le confrère et/ou concurrent pour « meubler » les innombrables heures d’antenne. Un phénomène qui se vérifie également sur la toile où 64 % des articles journalistiques sont des copiés-collés d’autres sites.
Un tel modèle informatif aliène également les journalistes eux-mêmes, réduits à un rôle de simple « collecte » mécanique des informations et de diffusion quasi-automatique de celles-ci, sans filtre analytique ni mise en perspective. Une activité qui pourrait très bien à terme être totalement robotisée. D’ailleurs, «l’une des principales propriétés des chaînes d’information en continu est précisément le décalage entre le volume de production de la chaîne et les effectifs des rédactions ou encore les budgets », indiquaient dès 2002 Dominique Marchetti et Olivier Baisnée1.
Mettre fin à « l’infobésité »
Pour faire face à cette « infobésité »2 qui privilégie l’émotion et le spectaculaire sur la compréhension et la réflexion, Pierre Rimbert fait la proposition radicale de l’interdiction pure et simple de toutes les chaînes d’information en continu, et non pas seulement celles qui déplaisent au pouvoir parce que jugées trop « conservatrices » (à savoir en l’occurrence la chaîne de Vincent Bolloré CNews) comme l’avait évoqué la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak dans les colonnes du Monde3.
Dans cette perspective, constatant que la multiplication des « supports » informatifs n’a nullement permis d’améliorer que ce soit la pluralité ou la qualité de l’information, les chaînes ainsi interdites seraient remplacées par un « canal public d’intérêt général » basé sur le « principe d’impartialité »4 l’obligeant, sur chaque dossier, à relayer les différents points de vue, même les plus minoritaires et les plus controversés. Une proposition certes largement discutable mais qui serait incontestablement révolutionnaire au regard de l’hégémonie idéologique libérale-libertaire qui règne actuellement sur un monde de l’information totalement verrouillé.
« Comment ? Interdire des canaux d’information dans une belle et grande démocratie comme la France ? Mais vous n’y pensez-pas ! » s’exclamera sans doute le choeur des vierges médiatiques, effarouchées par un tel projet. Une belle et unanime indignation qui ne manquera pas de faire sourire, quelque peu amèrement, les journalistes de RT et de Sputnik5….
Notes
- 1Dominique Marchetti, Olivier Baisnée, L’économie de l’information en continu, revue Réseaux 2002/4 (numéro14), pages 181 à 214.
- 2David Shenk, Data Smog:Surviving the information Glut, Harper Collins, New Yorg 1997.
- 3Entretien de la ministre au Monde, 16 janvier 2023.
- 4 « Fairness doctrine », règle appliquée aux Etats-Unis de 1949 à 1987.
- 5 Ces deux chaînes ont été interdites d’antenne par le Conseil de l’Union Européenne en juin 2022 (voir ojim.fr/rt-france-fin-de-partie/).