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Le féminisme ne fait pas recette : Causette au bord du dépôt de bilan

25 octobre 2017

Temps de lecture : 7 minutes
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Le féminisme ne fait pas recette : Causette au bord du dépôt de bilan

Temps de lecture : 7 minutes

« Plus féminine du cerveau que du capiton », c’est la devise du magazine féministe Causette, créé en 2009 par Grégory Lassus-Débat. Seulement, ça ne suffit pas. Au bord du dépôt de bilan, le magazine en est réduit à faire appel à la générosité de ses lecteurs. Presque dénué de publicité et de ressources propres – il a été créé après que son directeur, ancien stagiaire puis pigiste de Charlie Hebdo, ait souscrit un crédit à la consommation (et qu’un ami, Gilles Bonjour, lui ait apporté 70 000 €), et c’était sa première expérience en matière de gestion d’entreprises – le magazine est très fragile.

L’ef­fon­drement de sa dif­fu­sion (-20%) à 47 000 exem­plaires en moyenne dont 17 000 en kiosque ont con­duit aus­si à ren­dre le jour­nal malade – 95% de son chiffre d’af­faires dépend des ventes. Recon­nu par plusieurs prix – meilleur mag­a­zine de presse de l’an­née en 2012 sur CBNews, prix Coup de cœur du syn­di­cat des édi­teurs de la presse mag­a­zine en avril 2013 – et pour ses per­for­mances de vente (+44.1% de vente en pour­cent­age entre 2011 et 2012, +28.1% en vol­ume entre 2012 et 2013), Causette a vu ses ventes dégringol­er à par­tir de 2014 (–11%) et surtout de 2016.

Un journal féministe ? Partout, sauf dans son fonctionnement

Surtout, à par­tir de 2013 le mag­a­zine a con­nu des prob­lèmes internes très forts. À l’au­tomne 2014 il y avait 8 arrêts mal­adies, qua­tre départs, qua­tre procé­dures en cours et une enquête de l’In­spec­tion du Tra­vail, sans oubli­er une motion de défi­ance con­tre la rédac­trice en chef et une grève de 10 jours en novem­bre… pour 15 salariés tit­u­laires. Le patron en prend pour son grade : ges­tion à l’af­fect, « méfi­ant, para­no, méga­lo », gross­es colères, les bouclages sont épiques, le patron appelle les salariés à toute heure, change les titres et les angles des papiers, veut tout voir. Lui, il nie toutes les accu­sa­tions et charge une « équipe dans l’équipe » qu’il accuse de manip­uler les autres. Bref, selon une col­lab­o­ra­trice, le cli­mat est détestable : une « ambiance absol­u­ment exécrable, à couteaux tirés : c’est à qui dira le plus de mal des autres ». Un dossier sur la pros­ti­tu­tion, paru en novem­bre 2013 et ponc­tué de blagues très lour­des, voire salaces, a par­ti­c­ulière­ment ali­men­té le conflit.

Danièle Dar­ras, mem­bre du bureau nation­al du Syn­di­cat nation­al des jour­nal­istes, qui a mené une médi­a­tion entre les jour­nal­istes de Causette et leur direc­tion, expli­quait à Libéra­tion (19/02/2014) le fond de l’his­toire : « Ils sont par­tis sans moyens, la fleur au fusil, et puis ça s’est mis à marcher. Or, la bonne volon­té des salariés ne suf­fit plus : les filles ont tout don­né, il y a vrai­ment un épuise­ment général­isé ». Elle a « décou­vert un jour­nal qui fonc­tion­nait qua­si­ment sans rétro­plan­ning ! Tout se fait au dernier moment, ce n’est pas viable sur le long terme. Quand tu asso­cies des prob­lèmes com­porte­men­taux avec un manque de pro­fes­sion­nal­isme, tu obtiens ce mélange déton­nant ». Le patron, Gré­go­ry Las­sus-Débat, recon­nais­sait alors « une organ­i­sa­tion bor­délique ».

Un « management par la peur » où les faits de harcèlement et les dépressions se sont multipliés

En juin 2016, les édi­tions Gyneth­ic, la société éditrice de Causette, ont été con­damnées en appel à pay­er 40 000 € à une anci­enne employée (d’août 2011 à jan­vi­er 2014) qui les accu­sait de faits de har­cèle­ment moral. Deux autres anci­ennes salariées avaient saisi les prud’hommes pour dénon­cer des faits sim­i­laires. Une enquête de Buz­zFeed auprès de onze anci­ennes salariées a mis en lumière la très mau­vaise ambiance interne du jour­nal, une fois de plus.

L’employée qui a fait con­damn­er le jour­nal, Anne-Lau­re Pineau, était entrée en dépres­sion ; elle explique : « je ne dor­mais plus ou très peu. J’avais une ten­sion très élevée. J’ai pris des anx­i­oly­tiques, des anti­dé­presseurs et des som­nifères. Quand j’arrivais à dormir, je fai­sais des cauchemars vio­lents où le directeur de la pub­li­ca­tion comme le ges­tion­naire met­tait une balle dans la tête à cha­cune de mes col­lègues avant de m’exécuter ». Elle a retrou­vé du boulot depuis dans une autre rédac­tion qui tourne normalement.

Le juge­ment cite pêle-mêle de « nom­breux mails indi­vidu­els ou col­lec­tifs dans lesquels appa­rais­sent claire­ment des pro­pos très déplacés voire très incor­rects, indignes d’un respon­s­able d’une entre­prise », des « crises de colère du directeur de la pub­li­ca­tion qui sont très sou­vent accom­pa­g­nées de men­aces de licen­ciement », une réu­nion du 24 juin 2013 où « les salariés sont col­lec­tive­ment traités de chialeuses ou de langues de vipère et sont men­acés de licen­ciement », des « change­ments d’angle de dernière minute et des réécri­t­ures inces­santes des arti­cles, avant de les sup­primer arbi­traire­ment de la paru­tion », etc.

Dephine Hen­ry, qui fai­sait par­tie du jour­nal depuis ses débuts, a été licen­ciée en juil­let 2014 après un long arrêt mal­adie. Quand elle l’a déposé en décem­bre 2013, elle a été sus­pendue plusieurs semaines sans salaire, comme elle l’ex­plique à Buz­zFeed : « Avant mon arrêt de tra­vail, j’étais au bord du burn out. Le jour où j’ai envoyé mon arrêt de tra­vail, en décem­bre 2013, j’ai reçu un cour­ri­er de la direc­tion qui me con­vo­quait à un entre­tien préal­able à une éventuelle sanc­tion pou­vant aller jusqu’au licen­ciement, assor­tie d’une mise à pied con­ser­va­toire, c’est-à-dire avec sus­pen­sion de salaire. Cette mise à pied, ça m’a com­plète­ment détru­ite. J’ai tout don­né pour ce jour­nal, et ils me don­naient cette sanc­tion atroce. Ça a été une peine ter­ri­ble, ça m’a enlevé toute con­fi­ance en moi ». Psy­chologique­ment frag­ilisée par cette sanc­tion, elle n’a réus­si à retrou­ver du tra­vail qu’en mai 2015.

La désor­gan­i­sa­tion et les intru­sions du directeur, Gré­go­ry Las­sus-Débat, dans la fab­ri­ca­tion du mag­a­zine sont dénon­cées par une anci­enne salariée : « Il lui arrivait d’avoir des idées à trois jours du bouclage. Il ren­ver­sait tout le chemin de fer [représen­ta­tion de la maque­tte du jour­nal]. Au pas­sage ça flinguait le tra­vail d’une jour­nal­iste qui avait tra­vail­lé de manière pro­fes­sion­nelle et con­scien­cieuse. Ce n’est pas une méth­ode de tra­vail, c’était hyper anx­iogène ».

Pour Anne-Lau­re Pineau, « à Causette, il y avait le côté pile et le côté face. Ce qu’on vivait quo­ti­di­en­nement était l’inverse de l’image du mag­a­zine. Ce décalage était très dur à assumer et avec le dossier pros­ti­tu­tion, qui a fait scan­dale, il était devenu vis­i­ble ».

À Buz­zFeed, le patron a affir­mé qu’un clan de jour­nal­istes avait voulu pren­dre le con­trôle du mag­a­zine en 2013–2014, tout en recon­nais­sant des erreurs : « Il n’y avait pas de man­age­ment, les patrons se com­por­taient comme des col­lègues. Je cumu­lais trop de postes. J’ai eu peur de déléguer. C’était mon bébé, je foutais mon nez partout. J’ai péché par orgueil. Je suis pro­fondé­ment de gauche et, me retrou­vant par la force des choses chef d’entreprise, j’ai car­ré­ment cru pou­voir inven­ter un nou­veau mod­èle d’entreprise. Ça m’a explosé au vis­age et puis on est ren­trés dans les clous ».

Un magazine fragilisé financièrement depuis 2015

Bien que le patron n’in­ter­ve­nait plus dans la fab­ri­ca­tion du mag­a­zine, la cat­a­stro­phe man­agéri­ale s’est muée en cat­a­stro­phe finan­cière. Le 29 avril 2015, le con­flit interne a con­nu son épi­logue logique : place­ment en redresse­ment judi­ci­aire du jour­nal qui avait con­nu 600 000 € de déficit en 2014. Deux numéros n’ont pu sor­tir (400 000 € de manque à gag­n­er) et six per­son­nes ont quit­té le jour­nal par des rup­tures con­ven­tion­nelles que la direc­tion a dû financer. Le mag­a­zine avait aus­si été vic­time de « très gross­es erreurs compt­a­bles » com­mis­es par un cab­i­net extérieur.

À l’ap­pui de sa demande de fonds, la direc­tion indique que « si chaque per­son­ne qui achète Causette fai­sait un don de 10 euros, le mag­a­zine serait sauvé… ». Soit un besoin de fonds qu’on peut estimer à 500 000 € au vu de la dif­fu­sion actuelle du jour­nal, env­i­ron 50 000 exem­plaires par mois selon sa direction…

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