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France 2 et Envoyé spécial n’aiment pas les “trad wives” républicaines d’Amérique

30 octobre 2024

Temps de lecture : 11 minutes
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France 2 et Envoyé spécial n’aiment pas les “trad wives” républicaines d’Amérique

Temps de lecture : 11 minutes

L’élection présidentielle américaine approche à grand pas. Plus de 240 millions d’électeurs sont convoqués pour le scrutin du 5 novembre 2024, opposant Donald Trump et Kamala Harris. Une grande partie de ces électeurs aura même voté par avance, le système électoral américain étant une somme de particularismes locaux. Cette élection est évidemment loin d’être anodine à l’échelle mondiale et à l’évidence, les médias français de grand chemin ont choisi leur camp depuis belle lurette : Kamala Harris. Et ils s’en donnent à cœur joie depuis des semaines.

Un exemple : le traitement des trad wives par l’émission Envoyé spécial de France 2

Envoyé spé­cial est une émis­sion de France 2 présen­tée par Élise Lucet et dif­fusée tous les jeud­is soir à 21 heures 10. Le type même de l’émission du ser­vice pub­lic qui pré­tend à la neu­tral­ité de l’information tout en étant pour­tant claire­ment engagée à sens unique.

Présen­ta­tion de l’émission Envoyé spécial :

« Chaque semaine, le mag­a­zine est au cœur de lactu­al­ité avec un invité inédit “embar­qué” avec Élise Lucet pour un témoignage choc sur ce qui fait l’événement. Avec, aus­si, des grands reportages pour mieux faire com­pren­dre le monde et ce quil devient, des “his­toires humaines” et des enquêtes pour appro­fondir ce qui a fait lactu­al­ité. Et tou­jours des reportages à l’étranger pour emmen­er le téléspec­ta­teur où il ne peut pas aller. En bonus, dans une “suite”, ceux qui ont mar­qué “Envoyé spé­cial” par leur his­toire ou leur action vien­nent dire ce quils devi­en­nent. »

Le 10 octo­bre 2024, l’émission était, entre autres, con­sacrée aux trad wives. Le sujet est présen­té ain­si sur la plate­forme de replays de france.tv :

« Un reportage de Julie Ben­zoni, Manon Heur­tel et Jérôme Prou­vost / Krak­en Films.
Près de dix ans après la vague #MeToo sur Twit­ter, un autre mot-dièse a fait son appari­tion sur les réseaux out­re-Atlan­tique, le #trad­wives : “femmes tra­di­tion­nelles”. Cette ten­dance, mise en avant par plusieurs stars dInsta­gram, prône un retour strict aux valeurs tra­di­tion­nelles : la femme reste à la mai­son et soccupe du foy­er, pen­dant que lhomme tra­vaille et sub­vient aux besoins de sa famille. La soumis­sion de la femme à son mari et le rejet du fémin­isme sont deux piliers forts de ces familles aux répar­ti­tions des tâch­es ultra-gen­rées. Solie et André, un cou­ple de trente­naires catholiques pra­ti­quants, ne peu­vent imag­in­er vivre autrement. Solie ne prend pas de déci­sions au sein du cou­ple et se plie aux besoins, même intimes, de son mari. Porté par les réseaux soci­aux, leur mode de vie fait aujourdhui de plus en plus d’émules. »

Cet extrait de la présen­ta­tion en par­ti­c­uli­er donne claire­ment le ton :

« un retour strict aux valeurs tra­di­tion­nelles : la femme reste à la mai­son et soccupe du foy­er, pen­dant que lhomme tra­vaille et sub­vient aux besoins de sa famille. La soumis­sion de la femme à son mari et le rejet du fémin­isme sont deux piliers forts de ces familles aux répar­ti­tions des tâch­es ultra-gen­rées. »

Sur de telles bases, le téléspec­ta­teur ne doit pas s’attendre à une présen­ta­tion nuancée du phénomène, pas même neu­tre, plutôt à un reportage de com­bat con­tre une forme d’obscurantisme — de l’avis du pro­gres­sisme jour­nal­is­tique uni­forme en vigueur. Le mot « soumis­sion » est par­ti­c­ulière­ment fort. Comme si le choix de vie de femme au foy­er, ne cor­re­spon­dant à l’évidence pas à la vision du monde des auteurs du reportage, ne pou­vait avoir une quel­conque valeur sim­ple et nor­male ? Une femme choi­sis­sant, avec son mari, de vivre ain­si est-elle par nature soumise ? Pourquoi ? Notons que lors des reportages du ser­vice pub­lic au sujet de l’islam, reli­gion de la soumis­sion par excel­lence, l’accent est sou­vent mis sur l’idée d’un choix volon­taire des femmes, par exem­ple en ce qui con­cerne le port du voile, par souci de pré­ten­due lib­erté. Deux poids deux mesures donc. Il est vrai que les trad wives sont plutôt enclines à vot­er pour le grand méchant loup, Don­ald Trump.

Ce que nous dit le reportage d’Envoyé spécial

Élise Lucet se trou­ve à Annapo­lis, à 50 kilo­mètres de Wash­ing­ton, « dans un État plutôt mod­éré et… la messe va com­mencer dans quelques min­utes ». Lucet annonce cela comme un évène­ment sans pareil. Aux États-Unis, c’est en réal­ité plutôt banal. Inter­view d’un cou­ple. Lucet demande s’ils ont enten­du par­ler des trad wives. La femme est favor­able car cela donne plus de sta­bil­ité à la famille et à l’éducation des enfants. Autre interview :

« Oui, elles sont din­gos d’après ce que j’en sais. »

Une fois cette intro­duc­tion passée, Élise Lucet annonce que nous allons ren­con­tr­er des trad wives :

« Elles sont anti fémin­iste, anti avorte­ment, elles ne tra­vail­lent pas et au quo­ti­di­en elles ont décidé de se soumet­tre aux souhaits de leurs maris. Un atout pour le camp Trump ».

Direc­tion San Diego :

« On se croirait revenus dans les années 50 chez les de LaRosa. »

Le père de famille part au tra­vail, sa femme s’occupe de la mai­son et des deux enfants. Elle affirme avoir tou­jours voulu vivre cette vie « gen­rée » et « jouer à l’épouse par­faite ». Elle n’a que 27 ans et elle réalise son rêve : être femme au foy­er. La pilule est amère pour une jour­nal­iste française. Encore pire : elle affiche sa vie de trad wife, épouse tra­di­tion­nelle, sur les réseaux soci­aux. Et elle a plus de 1,5 mil­lions d’abonnés sur Insta­gram et Tik­Tok, ce qui lui rap­porterait près de 20 000 euros par mois. Elles s’habilleraient comme des princess­es ou des poupées, seraient des dizaines, cer­taines dev­enues de véri­ta­bles stars, comme Lara Smith et ses 8 mil­lions d’abonnés.

Pour Envoyé spé­cial, ce n’est pas une ten­dance mais un pro­jet de société visant à gag­n­er une guerre de la cul­ture. Cela « s’inscrit dans un mou­ve­ment bien plus large, plus poli­tique, celui d’une Amérique qui se replie sur elle-même. Elle est tra­di­tion­nelle, chré­ti­enne et ultra-con­ser­va­trice » (le mal absolu, en somme, vu depuis les salles de rédac­tion parisi­ennes). Pire : elles « remuent » l’Amérique car elles votent Trump.

Direc­tion la Floride. Une autre trad wife « qui fait réa­gir la toile ». Que dit-elle ? Il y aurait, selon elle, trois choses à faire afin « d’avoir un mariage heureux » : faites sou­vent l’amour, priez ensem­ble et « soumet­tez-vous à votre mari » (c’est donc le cas exem­plaire qui autorise la général­i­sa­tion évo­quée plus haut). Une phrase en passant :

« Évidem­ment que je suis con­tre le féminisme ».

Dur à enten­dre pour des jour­nal­istes français­es de France 2. Com­men­taire :

« Sa vie tourne autour de la vie de son mari et de ses enfants. Son mari télé-tra­vaille mais il ne prend jamais part aux tâch­es ménagères ».

Le mari, quand il ren­tre, veut un bon dîn­er, une mai­son bien rangée et des enfants pro­pres. Il veut une femme au foy­er mais qui le veuille vrai­ment. C’est qu’ils sont croy­ants (évidem­ment) et qu’ils « appliquent ce qu’ils appel­lent des principes bibliques. Règle numéro 1 : la soumis­sion fémi­nine ». Envoyé spé­cial a trou­vé son idiot utile. Le mari insiste : « Son rôle est de se soumet­tre à ma volon­té ». Autre pré­cepte : « Être sex­uelle­ment disponible à tout moment ». Un devoir réciproque.

Com­men­taire :

« Leur mode de vie est en total décalage avec les évo­lu­tions de la société qui ten­tent d’équilibrer les rap­ports homme femme. Pour­tant ce mod­èle ce société fait aujourd’hui des émules ».

Direc­tion San Anto­nio dans un hôtel pri­vatisé pour un des plus grands évène­ments de la jeunesse con­ser­va­trice. Elles sont plus de 3000 et « les idées s’affichent sans détour, le fémin­isme est une abom­i­na­tion, l’avortement un crime ». Les jeunes femmes veu­lent « répar­er leur pays et s’éduquer car ensuite elles pour­ront édu­quer les autres ». Elles ont entre 17 et 19 ans et veu­lent devenir trad wives. Com­men­taire : « Elles ont payé cha­cune 100 dol­lars pour venir écouter religieuse­ment les con­férences des fers de lance de l’ultra droite » dont Char­lie Kirk, organ­isa­teur d’un évène­ment qui est aus­si des­tiné à récolter des fonds pour la cam­pagne de Trump. Un slo­gan écrit en rose choque les jour­nal­istes : « fem­i­nine not feminist ».

Com­men­taire :

« Pen­dant trente min­utes, Char­lie Kirk va exhort­er les jeunes filles à s’occuper de leur foy­er, allant même jusqu’à leur dire com­bi­en d’enfants avoir ».

Amu­sant pour qui com­prend l’anglais car s’il dit effec­tive­ment cela il insiste aus­si ain­si : « pour celles d’entre vous qui le veu­lent ». Ce que ne relèvent pas les jour­nal­istes, obsédés par le souci non pas de ren­dre compte de ce qu’ils voient mais de don­ner à voir ce qu’ils veu­lent au pub­lic français. Une influ­enceuse dit « il y a mieux que de vivre une vie super­fi­cielle ». Elle par­le de la vie de famille et de faire des enfants. Commentaire :

« Des posi­tions bien tranchées pour cette jeune femme de 24 ans qui n’est ni mère ni mar­iée ».

Éton­nant argu­men­taire, si l’on peut dire. Il faudrait être mar­iée pour avoir un avis sur le fait d’être mar­iée ? Allons plus loin : il faudrait que le jour­nal­iste d’Envoyé spé­cial soit une trad wife pour avoir un avis sur les trad wives ? Ridicule.

Un autre point choque les jour­nal­istes. Lors de cet évène­ment, un pro­gramme édu­catif alter­natif est pro­posé, pour éviter les écoles publiques « jugées trop pro­gres­sistes » et faire l’école à la mai­son. Le jour­nal­iste ne donne pas le con­texte améri­cain con­cer­nant la sco­lar­ité, extrême­ment dif­férent du sys­tème français. C’est volon­taire car vu de France le choix d’aller vers l’école privée, très fréquent aux États-Unis, peut appa­raître comme rétro­grade. Pour­tant ce qui est pro­posé n’est guère choquant : une édu­ca­tion chré­ti­enne, con­ser­va­trice, clas­sique et abor­d­able. Pas de quoi fou­et­ter un jour­nal­iste du ser­vice public.

Le lende­main, ce sera le grand jour. La con­féren­cière est Lara Trump, la belle-fille du can­di­dat à la présidentielle.

L’équipe de jour­nal­istes part à Den­ver, dans le Col­orado et mon­tre des extraits de ce Con­grès à une femme de 34 ans. Elle a été élevée dans une famille catholique puis « soumise à son mari ». Réac­tion :

« C’est du lavage de cerveau ».

Envoyé spé­cial a trou­vé sa mil­i­tante car elle a été trad wife durant 10 ans. Et elle en était fière. Sa mai­son était « immac­ulée ». Elle a eu 4 enfants. « Une vie de merde ». Elle vit « coupée du monde », « subit la loi imposée par son mari ». Elle a demandé le divorce. Une avo­cate trou­vée par les jour­nal­istes s’est spé­cial­isée dans leur défense. Elle racon­te un divorce qui se passe mal mais qui finale­ment pour­rait être n’importe quel divorce. Pas for­cé­ment un divorce d’ancienne trad wife. Le jour­nal­iste ne le sig­nale pas. L’exemple trou­vé par les jour­nal­istes a retrou­vé « un amour » et va « pou­voir se recon­stru­ire ». Le sous-enten­du est clair : tout cela ressem­blerait à une secte.

France 2 effrayé

Pour France 2, c’est encore pire car « les ultra-con­ser­va­teurs pren­nent du poids à l’approche de la prési­den­tielle ». Retour à San Anto­nio. Lara Trump :

« Nous sommes à 60 jours de la victoire ».

Com­men­taire :

« Avec l’aide des trad wives, les répub­li­cains espèrent porter leur can­di­dat jusqu’à la Mai­son Blanche ».

Éton­nant reportage dans lequel le min­i­mum jour­nal­is­tique n’est pas assuré : les raisons du choix pour ces femmes d’être femme au foy­er ne sont pas expliquées, elles doivent pour­tant bien pou­voir, et sans doute le sont-elles, être analysées rationnelle­ment ; le reportage se ter­mine avec la trad wife repen­tie, laque­lle expose claire­ment pourquoi elle a quit­té cette vie, un fait qui pour­rait tout aus­si bien être imputable à des sin­gu­lar­ités chez son mari comme dans n’importe quel cou­ple, mais la parole n’est pas réelle­ment don­née à des trad wives pou­vant expli­quer en quoi elles sont heureuses dans la vie choisie. La seule rai­son mise en avant est la reli­gion, immé­di­ate­ment asso­ciée à la soumission.

Résul­tat ? Un reportage entière­ment à charge con­tre une vision du monde autre que pro­gres­siste, con­stru­it avec de gross­es ficelles des­tinées à mon­tr­er une Amérique à la lim­ite du sec­tarisme face à une Amérique de la lib­erté (celle de Kamala Har­ris). Envoyé spé­cial ne fait pas dans la nuance, guère dans le jour­nal­isme. Un point posi­tif cepen­dant : le reportage est telle­ment exagéré qu’il risque fort de don­ner envie à de jeunes femmes français­es le regar­dant de devenir des trad wives à leur tour…

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