Première diffusion le 9 avril 2018
Deuxième partie de notre enquête sur la russophobie dans les médias télévisés français : cette fois, l’OJIM a visionné France 5, toujours dans cette semaine du 12 au 18 mars 2018. Une semaine où les médias télévisés se sont focalisés sur un pays et un Poutine qui servent de repoussoir aux démocraties libérales/libertaires.
Après Arte, dont nous avons parlé le 26 mars 2018, la parole russophobe est à France 5, dont les documentaires font rarement dans la dentelle. En particulier dans l’émission Le Monde en face présentée par Marina Carrère d’Encausse, qui propose chaque mercredi un documentaire suivi d’un « débat ». Le 14 mars 2018 le documentaire présenté s’intitule de façon neutre : « La vengeance de Poutine ».
Le pitch de l’émission du 14 mars 2018
Le monde en face
La vengeance de Poutine
diffusé le mer. 14.03.18 à 20h55
de : Antoine Vitkine
avec : Antoine Vitkine
74 min | 2018 | tous publics
En 2012, Vladimir Poutine est contesté par des manifestants qu’il estime manipulés par l’Amérique, à la tête d’un pays dominé par l’Occident et cerné par l’Otan, humilié par Obama et, après l’annexion de la Crimée, sanctionné et isolé. Six ans plus tard, le président russe semble avoir réussi à se venger de l’Occident. Il a en effet déstabilisé le grand rival américain, est parvenu à influencer les élections et les opinions des démocraties occidentales et s’est par ailleurs rendu incontournable en Syrie ou en Ukraine. François Hollande, Laurent Fabius, Antony Blinken, conseiller de Barack Obama, ou encore Vladimir Iakounine, membre du « premier cercle » de Vladimir Poutine, évoquent la personnalité de l’homme fort de la Russie.
Les premiers mots sont importants :
La parole est à Marina Carrère d’Encausse : « Qui est réellement Vladimir Poutine et que veut-il vraiment ? Des questions qui ne cessent d’agiter l’occident. Certains le décrivent comme un tyran, d’autres comme l’homme providentiel. Est-ce un dirigeant clairvoyant, un tsar autoritaire, un leader nationaliste ou un James Bond parvenu sur un malentendu à grimper au sommet du pouvoir. Quelles sont les réelles ambitions de celui qui sera selon tous les pronostics réélu dimanche prochain [le 18 mars 2018, NdlA] à la tête de la Fédération de Russie ».
Introduction du reportage
- « 2017, Poutine tient sa vengeance : il est parvenu à influencer les élections présidentielles de son ennemi américain » [l’hypothèse est ici assénée comme un fait avéré, ce qui n’est pourtant pas prouvé et n’est donc… pas un fait].
- « Il pèse sur les vies politiques des démocraties occidentales » : les mots accompagnent des images montrant Poutine recevant Marine Le Pen [sous-entendu : Poutine influence les élections en France]
- Les images sont accompagnées d’une musique dramatique à souhait, car « Poutine a choisi de livrer à l’occident une guerre froide d’un genre nouveau ».
Un documentaire banalement russophobe ?
Premier argument
En 2012, Poutine et la Russie reviennent de loin. Poutine est présenté comme « l’ancien agent du KGB qui en 12 ans a réussi à rétablir l’ordre, museler l’opposition, mis au pas les médias ». Il « masque la réalité » car « il est affaibli comme jamais ». Les images montrent des manifestations de l’opposition, liées à la corruption et à la pauvreté. Réaction de Poutine : il dénonce un « complot de l’occident, de l’Amérique, de la CIA ». Madame Clinton, alors secrétaire d’État, accuse la Russie de « manipulation » ? Tous les témoins cités sont en opposition avec Poutine, politiciens russes, journalistes, anciens de la CIA: « Le libéralisme d’inspiration occidentale est devenu un ennemi, il fallait l’endiguer ».
Second argument
Poutine réagit en mobilisant son peuple. Apparaissent des images de cérémonies chrétiennes orthodoxes à l’écran. Le commentaire explique que Poutine se pose en défenseur des traditions de la Russie. Les témoins sont toujours à charge, postulant que Poutine aurait fait de la Russie une sorte de forteresse. C’est l’occasion d’indiquer que Poutine « s’entoure de durs », des services secrets ou d’anciens oligarques ; les images montrent l’armée russe. Accusation : Poutine décrète qu’il « possède la vérité pour lui et pour tout le monde, et cela mène à la guerre ». Musique dramatique. Poutine est dangereux pour la paix mondiale. À cause de ses « discours nationalistes », les Etats-Unis et les européens se défendent en mobilisant leurs armées. Témoignage de François Hollande pour appuyer cet argument. La rencontre avec Obama est présentée comme étant sous l’égide d’un Obama ayant « toujours été apaisant ». Les témoignages insistent sur la « déraison » de Poutine, qui se « sent méprisé par Obama ». Le réalisateur indique que le PIB de la Russie est égal à celui de l’Espagne.
Troisième argument
« Poutine est très russe », avec sentiment « d’infériorité ». Les Russes « ne sont pas écoutés ». L’exemple choisi est celui de la guerre en Syrie, de l’assassinat de Kadhafi et de l’exécution de Saddam Hussein. Poutine regarde les « vidéos » : il a pris cela « pour lui ». Comme si s’opposer aux Etats-Unis conduisait à ce genre de destin. C’est ici l’explication donnée de l’intervention de la Russie dans la guerre syrienne. Au passage, le documentaire affirme (sans preuves définitives) que des armes chimiques ont été utilisées par son allié syrien. Apparition de Laurent Fabius : Obama aurait reculé devant Poutine. Ce dernier aurait compris que l’Amérique ne serait « qu’un tigre de papier ». L’idée ? Les démocraties occidentales reculeraient contre des régimes autoritaires, un peu comme dans les Année 30 du 20e siècle : « faiblesse d’Obama ». Poutine aurait perçu « le talon d’Achille des américains ». C’est Fabius qui explique : la non réaction américaine devant « l’usage d’armes chimiques » montrerait la faiblesse d’Obama.
Quatrième argument
L’Ukraine. « À Kiev, la population se révolte contre un dirigeant corrompu et inféodé à Moscou. La foule réclame un rapprochement avec l’Union Européenne. Pire, les américains sont là… ». Les événements d’Ukraine sont présentés comme une révolution du Bien démocratique. Pour Poutine, c’est un « coup d’Etat ». C’est alors que la Russie envisage d’envahir la Crimée, « peuplée de russophones », sur le conseil de certains de ses proches « ultra nationalistes, chantres de la grande Russie chrétienne ». Le ton du commentateur se fait grave. « Pariant qu’Obama n’osera pas l’affronter, Poutine donne son feu vert », juste à la fin des jeux olympiques : « Un État souverain, l’Ukraine, est envahi par un autre, la Russie ». C’est « l’ordre mondial qui est menacé », d’autant que « Poutine continue d’avancer » : il annexe la Crimée puis s’en prend au Donbass. Le téléspectateur ne peut pas ne pas penser à Hitler. Poutine est présenté comme « un menteur », selon les témoignages de Merkel et de Hollande. Sa politique conduit à des sanctions économiques qui pèsent sur la population. Il est « devenu un paria », et les dirigeants occidentaux n’assistent pas à l’anniversaire de la victoire contre le nazisme. Poutine n’est pas invité au G8. Le documentaire insiste sur la « puissance nucléaire » russe et les risques que la politique « déraisonnable » de Poutine ferait peser sur l’avenir du monde. Nous sommes en 2015.
Cinquième argument
« Poutine a un plan : l’heure de la vengeance a sonné ». Il intervient en Syrie : « des centaines d’avions sont envoyés écraser sous des bombes l’opposition au dictateur syrien » [pas d’islamistes terroristes ? Daech doit être une invention russe]. L’intervention des russes « permet au régime d’Assad de vaincre la rébellion, mais à la faveur de cette intervention a surgi un monstre : daesh » [on comprend alors que… l’Etat Islamique serait une conséquence de la politique menée par Poutine en Syrie…]. Poutine défend Assad contre « tous ses opposants, tous assimilés à des terroristes ». Aucune réflexion sur la réalité massivement islamiste de cette opposition. La reconquête de Palmyre et son retour dans le sein de l’humanité sont présentés uniquement comme de la propagande. À partir de là, la « Russie est souvent considérée comme le gardien de la paix » : c’est une conséquence de la propagande du Kremlin. Derrière cela ? Propagande, guerre de l’information, cyberattaques… Politique d’un « homme formé au KGB ». L’occasion de présenter Russia Today comme un organe de propagande et non comme un média. Sur France 5, c’est assez comique. « Les vidéos de RT sont plus visionnées que celles de CNN et de la BBC ». Le documentariste ne se pose pas cette question : pourquoi ? Le témoignage ? Une ancienne journaliste, en conflit avec RT. Une « repentie » en somme. D’après elle, RT ferait circuler les « théories du complot », en particulier au sujet du 11 septembre. « Exploiter toutes les failles », quitte à soutenir l’extrême gauche aux Etats-Unis et l’extrême droite en France. Poutine mène la « guerre des opinions publiques ». En face ? Le spectateur n’en entendra jamais parler, comme il est d’usage.
Sixième argument
Les élections américaines approchent, avec leur « grande favorite », Hillary Clinton, « la bête noire de Poutine, celle qui l’a humilié quelques années auparavant avec ses accusations ». Qui regarde le documentaire voit alors venir cet objectif sous-jacent depuis le début : accuser Poutine de déstabiliser le Camp du Bien, et d’être responsable de l’élection de Trump. La parole est massivement donnée à une Clinton qui accuse Poutine d’être une « brute ». Mais la Divine Surprise Trump arrive ! L’idée est de montrer que la Russie « lance une guerre hybride contre Clinton », par hackers interposés. « Rumeurs, fake news… ». Une seule chaîne de télévision suffirait à faire choir l’occident, colosse aux pieds d’argile. Les méthodes sont celles du « KGB » et les « proches de Trump sont approchés » pour « influencer l’élection ». Le documentaire affirme cela alors qu’à ce jour rien ne le prouve, et surtout que jamais aucun média français ne s’intéresse aux interventions occidentales dans la vie politique russe, et que les interventions, avérées quant à elles, de la NSA dans la vie politique française et européenne sont sagement remisées sous le tapis depuis longtemps. Poutine a attaqué « le cœur de la vie politique américaine ». Les mots se font plus clairs : « C’est difficile de discuter avec quelqu’un qui ment tout le temps. C’est un ancien du KGB ». Wikileaks est accusé de complicité dans cette affaire, « un scrutin serré où chaque voix a compté ». Poutine serait « le parrain du président de la 1ere puissance mondiale ». Poutine aurait « la satisfaction de voir l’Amérique de Trump engluée dans une crise politique majeure », ce qui lui permettrait de « s’en prendre à l’Europe ». Poutine aurait ainsi favorisé le Brexit… lancé des fake news au sujet de Macron…Les images se terminent par le « soutien de Poutine à Marine Le Pen »…
Le documentaire faussaire
Finalement ? Un Poutine présenté comme un homme politique autoritaire, manipulateur, dangereux pour la paix du monde et les démocraties occidentales… Aucun discours critique, aucun point de vue permettant d’analyser le sujet présenté sous un autre angle. La Russie semble rendre les médias français binaires. Retour du documentaire faussaire. A quand le suivant ?
Crédit photo : capture d’écran vidéo francetv (DR)