La France s’enorgueillit souvent d’être le pays des droits de l’Homme et de la liberté de pensée, toutes choses qui ne peuvent aller sans des chaînes de télévision publiques ouvertes à des conceptions diverses du monde. En quête d’ouverture d’esprit, l’Observatoire du Journalisme décortique un documentaire récemment diffusé sur France 5.
Le documentaire s’intitule « Le parcours des combattantes » et a été diffusé sur France 5, dans l’émission Le Monde en Face présentée par Marina Carrère d’Encausse depuis 2014. Chaque mercredi, cette émission propose un documentaire suivi d’un débat. L’émission du mercredi 14 mars 2018 était présentée ainsi :
« Le parcours des combattantes
de : Olivier Delacroix, Katya Maksym
avec : Olivier Delacroix
73min | 2018 | tous publicsQuatre femmes qui ont grandi et vécu en Seine-Saint-Denis se confient à Olivier Delacroix sur leur destinée. De l’autre côté du périphérique, dans ces quartiers excentrés et refermés sur eux-mêmes, elles racontent comment la cité a forgé leur caractère. La violence et la révolte ont rythmé leur adolescence, mais elles ont aussi appris l’entraide et le respect. Devenues mères, elles ont gardé un lien très fort avec leur quartier, tout en souhaitant une vie meilleure pour leurs enfants. Déterminées, ces femmes parlent sans détour de leur combat pour accéder à la vie qu’elles mènent aujourd’hui, défiant les préjugés sur les quartiers ».
Théoriquement, le titre de l’émission Le Monde en face sous-entend une volonté de regarder les choses telles qu’elles sont, autrement dit sans tabous. Un concept qui devrait être intéressant relativement à un documentaire plongeant dans la vie des « quartiers ». Le pitch peut cependant d’emblée faire douter du caractère non binaire du documentaire proposé ce soir-là, indiquant que les femmes des « quartiers » sont astreintes à un « parcours des combattantes » et qu’il s’agit de défier « les préjugés sur les quartiers ».
Quatre femmes du 9–3
« Le parcours des combattantes » donne à voir la trajectoire de vie de quatre femmes ayant vécu en Seine Saint-Denis, département laboratoire sur le plan « multiculturel » de l’avenir en marche de la France. Là où il est par exemple nécessaire de nommer deux professeurs des écoles par classe afin que les élèves puissent suivre ce qui est enseigné en langue française, langue qui n’est pas la langue maternelle de la majorité. Ces quatre femmes ont quitté ce qu’elles appellent « le quartier » et y reviennent à l’initiative du réalisateur Olivier Delacroix : « Elles ont grandi à La Courneuve, à Villepinte, Aulnay-sous-Bois ». Le documentaire s’attarde sur chacune de ces femmes : Sylvie, Tishou, Nadia et Laetitia.
Écoutons et regardons deux d’entre elles : Sylvie et Tishou.
Les phrases du documentaire
Le choix des mots apprend beaucoup. Florilège (les mots mis en gras le sont par nos soins) :
Introduction
- « Toutes ont dû s’affirmer pour trouver leur place dans un environnement hostile »
Sylvie/Les 4000/La Courneuve
- « La Courneuve c’est ce qui m’a fabriquée (…) une certaine forme de violence, une certaine forme d’intégrité morale malgré tout ».
- « Mon enfance a été vraiment magique (…) on a été dans pleins de pays grâce à la mairie (…) à Paris, après, il y avait une pauvreté morale et affective que je n’aie jamais ressentie à La Courneuve »
- « Bagarres tout le temps (…) affrontements à l’arme à feu (…) souvent des morts, souvent par toxicomanie (…) par exemple, dans ma cité, ici, j’ai pris une balle dans la jambe, par quelqu’un qui se promenait avec une arme »
- « Avec les poussées religieuses et tout ça, c’est devenu différent, j’ai pas de jugement moral à porter là-dessus, je remarque juste que les choses sont redistribuées différemment (…) les communautés religieuses ne partagent plus trop, il y a un antisémitisme en France, dans les cités, que j’ai pas connu moi. Regardez, ya pas une fille dans la rue là (…) Il y a un repli, il y a aussi les médias qui véhicule l’image d’une banlieue difficile où les femmes sont stigmatisées, mais c’est vrai que le voile est beaucoup plus présent, ça c’est évident (…) j’ai retrouvé des petites qui portaient le voile. Je peux pas me prononcer pour tout le monde mais yen a pour qui c’est comme une forme de réconfort moral, yen a pour qui c’est une provocation très claire envoyée à la gueule des Français, voilà on est là, vous voulez pas nous intégrer alors on va se désintégrer, et puis yen a pour qui c’est quand même une quête morale, un chemin personnel qui les a conduit vers l’Islam, on a pas à juger de cela (intervention du réalisateur : « bien sûr ») ».
- « Mon grand-père disait : attendez, ils nous donnent cet appartement et en plus ils nous aident à payer le loyer, n’en jetez plus ! Et moi j’ai été élevée là-dedans, dans la reconnaissance de ce que la France a fait pour nous ».
- « Il y avait beaucoup de filles qui se faisaient recoudre l’hymen à l’hôpital de la Roseraie, c’était une opération connue. Y’avait beaucoup de filles aussi qui se faisaient prendre par derrière pour rester vierges au mariage, de ma génération, y’avait un gros tabou sur la sexualité (…) toutes les filles étaient vierges jusqu’au mariage (…)
- « On n’était pas tous des mêmes origines raciales »
- « Moi j’ai grandi dans une poubelle, on jouait aux billes avec les cafards »
Tishou/Aulnay-sous-Bois/cité des 3000
- « Souvent des femmes qui se couvrent n’ont pas accès à des cours de danse (…) entre femmes, elles peuvent se dévoiler, ya moins de problèmes (…)
- Le réalisateur : « La cité des 3000, un quartier rendu tristement célèbre (…) il y a peu suite à l’agression du jeune Théo ».
- « En tant qu’enfant c’est génial d’être dans un quartier où tout le monde se connaît, on était les enfants de tout le monde et le respect, sûr, sûr, sûr, que tous les parents l’ont inculqué (…) Mais aujourd’hui c’est tellement devenu chacun pour soi (…) avant on se mélangeait, musulmans, protestants, chrétiens, juifs (…) et, petit à petit, ya eu de moins en en moins de Français, et du coup de mélanges »
- « On parle de communautarisme mais à un moment donné on s’est retrouvé qu’entre nous, ça c’est une réalité que tu prends dans la face, on commence à avoir peur les uns des autres, à plus se reconnaître, à s’enfermer, c’est dû au système, il aime bien sectoriser, il aime bien stigmatiser (…) on est dans cette case ? Alors ok, fuck le système alors ».
- « Les 3000, c’est un quartier de gens en colère parce qu’ils ont été leurrés, ils ont été lésés, ils ont été mis sur le côté (…) [à l’arrière-plan, un bureau de poste, des espaces verts neufs, des installations sportives ouvertes et modernes…]
- « Qu’est-ce qui fait que pendant toutes mes années collège j’ai jamais porté de jupes ? »
- Au sujet des caves : « un jour, en jouant on a marché sur un cadavre (…) Une meuf qui entrait dans la cave, honnêtement, dans le genre de la réputation c’était une pute (…) c’était aussi un endroit de rencontre et de partage, il y avait des cours de français, des cours d’arabe, des cours d’arabe (elle insiste), les mosquées elles étaient pas en l’air ‚elles étaient dans les sous-sols (…) tu vois, les caves, c’est grand comme appellation et c’est là où j’ai découvert le dépassement de soi »
- Plus tard à Londres : « Là-bas, on voit une française. Là-bas, je me suis sentie légitime, aux yeux des autres j’étais la France, alors que ma France me met en périphérie ».
- En 2000, son frère est tué au couteau dans la rue à Paris : « La tragédie de tout ça c’est que ça intéresse personne, nous on a perdu un membre de la famille, un noir de plus de banlieue quoi (…) Ça m’a aidée à me positionner dans ma spiritualité (Tishou s’est convertie à l’Islam suite à la mort de son frère). Pas l’Islam dont on parle dans les médias, celui qui apprend à aimer dans l’obéissance et à obéir dans l’amour (…) un mieux savoir vivre, je vous laisse croire en vos psy, laissez-moi croire en mon prophète ».
- « Quand tu viens du 9–3, quand t’es femme, quand t’es noire, eh ben tu pourrais presque te garer sur une place handicapée, c’est un handicap dans ce système ».
Les images du documentaire
Ce que le téléspectateur a sous les yeux n’est guère plus anodin.
Reportage sur Sylvie
Le trajet de Paris à La Courneuve en métro montre des quais où la majeure partie de la population semble originaire d’autres parties du monde que d’Europe. Une fois arrivés à la cité des 4000, le réalisateur et Sylvie ne croisent plus un individu ayant l’air d’un européen. Plus Sylvie et le réalisateur progressent dans la cité, plus le sentiment visuel qui prévaut est qu’ils sont dans une ville d’Afrique subsaharienne ou d’Afrique du Nord (la majorité des femmes sont voilées), exceptée la qualité des infrastructures. Les femmes noires sont habillées comme à Abidjan ou à Lagos. Le documentaire insiste sur le rôle de l’école et des bibliothèques qui ont permis d’intégrer les populations immigrées il y a 30 ans : l’école et l’université sont présentées comme « le salut ». Sylvie n’a pas été « parquée » dans les facs de banlieue, indique le réalisateur, elle est allée à la Sorbonne. Sylvie a fait carrière dans la publicité puis est devenue écrivain. Son message aux filles des quartiers : « Il faut aimer la France (…) s’adosser à l’école e la République (…) commencer par aimer votre pays et prendre ce que la France vous donne (…) la France est un pays qui donne beaucoup à ses citoyens. Il ne s’agit pas de se complaire dans son rôle de victime ».
Reportage sur Tichou
La jeune femme, « Française née d’un père sénégalais et d’une mère antillaise », est chorégraphe et coach en développement personnel. Elle donne des cours de danse. Ses élèves sont exclusivement des femmes et uniquement des femmes d’Afrique noire ou d’Afrique du Nord, car « elle a longtemps subi le regard des hommes ». La cité des 3000, pour 3000 logements sociaux. Dans la rue, il n’y a visiblement aucune personne dont les origines plus ou moins lointaines sont européennes. Tishou insiste sur le fait que le quartier bénéficie de beaucoup de choses : rénovation, espaces de jeux, espaces de sports et de loisirs… La manne de l’État. Une jeune élève du cours de danse, à peine sortie de l’adolescence, parle au sujet de l’Islam : « Maintenant on simplifie tout alors qu’on vit dans un monde complexe. Maintenant ya plus de purs, tout le monde a été mélangé à un moment donné, on nous identifie, on nous place dans une case (…) moi je suis un pur produit de cette modernité, je suis métisse, franco-djiboutienne (…) j’ai adhéré par amour de la spiritualité à l’Islam, par philosophie (…) j’aspire un jour à me voiler (…) on va me dire tu as perdu ta liberté (…) ces femmes voilées on les oppresse, avec cette tyrannie du dévoilement, on les oppresse ». Le réalisateur ne propose aucun recul, ne précise pas à quelles organisations politiques associatives ces jeunes femmes au discours très bien rodé appartiennent.
« Le parcours des combattantes », qui donne, comme le dit le réalisateur en conclusion de son reportage, la parole à « des militantes », est un plaidoyer bien construit en faveur de l’intégration, telle qu’elle se pratiquait il y a 40 ans. Un moment destiné à donner de l’espoir, moment qui oublie cependant un fait essentiel : les populations majoritairement islamisées des banlieues, n’aspirent pas actuellement à l’intégration dans la France de la République mais à vivre ici comme là-bas, y compris sur le plan des lois ou coutumes. Ce que traduit, comme par inadvertance, chacune de ces femmes quand elles évoquent « les Français ».
Le reportage ne pouvait qu’être bien accueilli. Et pourtant… le lundi 12 mars, son réalisateur Olivier Delacroix se voit reprocher sur CNews (dernier quart d’heure du débat) d’avoir laissé entendre qu’il y aurait du « racisme anti blancs en banlieue ». À propagande, propagande et demie…