Mardi 12 mai 2020, Franceinfo diffuse un reportage au sujet de documents de « reprise » mis à disposition des professeurs des collèges par le ministère de l’Éducation nationale. De quoi s’agit-il ?
Titre du reportage
« On nous demande de ne pas remettre en cause la gestion de la crise » : des fiches pédagogiques alarment des syndicats d’enseignants »
Accroche
« Le ministère de l’Éducation nationale a publié, lundi 4 mai, une série de recommandations pour accompagner les enseignants dans la réouverture des écoles. Si ces documents n’ont pas de valeur réglementaire, certaines formulations font bondir certains syndicats. »
La chaîne de radio donne d’abord la parole aux enseignants avant d’exposer sa propre vision des choses.
Les sujets qui fâchent d’après Franceinfo
Au-delà du débat, parfois polémique, c’est le mode opératoire du ministère qui est mis en cause. Que critiquent les professeurs relativement au mode opératoire gouvernemental ?
Le ministère de l’Éducation nationale dispose d’un (énorme) site appelé « éduscol » qui sert de base de données pour tout et tout le monde. En vue de la reprise des collèges le 18 mai, ce ministère a donc mis en ligne, outre le protocole sanitaire général et déjà largement commenté par tous les médias, une série de « conseils » pour tous les personnels ainsi que des « objectifs » par matière enseignée. Une partie des « conseils » semble sonner étrangement aux oreilles des professeurs, indiquant avec précision comment aborder la question de la crise sanitaire avec les adolescents.
Pas de critique, je vous prie
Parmi d’autres, une « fiche » (la pratique gouvernementale passe beaucoup par des fiches, dans tous les domaines, à télécharger sur des sites devenus incontournables malgré le fait qu’un quart de la population française n’ait pas un accès réel à internet aujourd’hui) intitulée « écouter et favoriser la parole des élèves » est particulièrement critiquée. Outre le fait qu’elle montre combien la reprise des cours (sauf dans les zones rouges) n’a pas pour objectif d’enseigner mais de faire de la psychologie de bas étage, la fiche indique que des élèves pourraient « tenir des propos manifestement inacceptables », car d’évidence, bien que la fiche ne le dise pas, ils ont une vie en dehors de l’école et les positions de leurs familles peuvent être variées, et précise que « la référence à l’autorité de l’État pour permettre la protection de chaque citoyen doit alors être évoquée, sans entrer en discussion polémique. Les parents seront reçus et alertés par l’enseignant, le cas échéant accompagné d’un collègue, et la situation rapportée aux autorités de l’école ».
Autrement dit, les professeurs sont discrètement appelés à veiller à ne pas critiquer la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement. Syndicats et professeurs portent rapidement le fer sur les réseaux sociaux, mais pas uniquement. Ainsi, des tweets de jeunes lycéens se font le relais en des termes de cet ordre : « Je traduis : « Si l’un de vos élèves critique la gestion gouvernementale, rappelez-lui à coups de punitions à quel point nous avons été formidables. »
Circulaire reçue par ma mère, enseignante, quant à la reprise des cours. Je traduis : “Si l’un de vos élèves critique la gestion gouvernementale, rappelez-lui à coups de punitions à quel point nous avons été formidables.” pic.twitter.com/tT23F3jnbg
— Sacha Mokritzky (@sacha_mok) May 10, 2020
Complotisme ?
Pour les syndicats enseignants, il est demandé aux professeurs de rappeler que l’État a « très bien fait son travail » (Snuipp-FSU). Pour le ministère de l’Éducation nationale, en réponse à Franceinfo, les « propos manifestement inacceptables peuvent être le refus des gestes barrières ou des thèses complotistes ».
La notion de « thèse complotiste » n’est cependant pas précisée, ni par le ministère ni par Franceinfo.
Si un élève de collège interroge son professeur sur la question des masques, demandant pourquoi le gouvernement a d’abord indiqué qu’ils ne protégeaient rien, pour cacher la pénurie, que doit dire l’enseignant ? Et pourquoi une fois les masques aux portes de la France, de déclarer qu’il était préférable d’en porter, est-ce « complotiste » ? et l’enseignant doit-il convoquer la famille ?
Mais ce n’est pas cela qui préoccupe le plus Franceinfo.
Franceinfo a peur de la stigmatisation
Que des injonctions de penser comme le gouvernement ou que « les propos inacceptables » évoqués soient liés au « complotisme » éventuel vise à l’évidence les professeurs qui ne se rangeraient pas sagement derrière les doctrines gouvernementales en matière de gestion de crise sanitaire.
Franceinfo y voit un risque plus important encore. Ceux induits par deux autres fiches liées aux « dérives sectaires » et aux risques de « repli communautaire ». Dans cette dernière, il est indiqué en introduction que « la crise du Covid-19 peut être utilisée par certains pour démontrer l’incapacité des Etats à protéger la population et tenter de déstabiliser les individus fragilisés. Divers groupes radicaux exploitent cette situation dramatique dans le but de rallier à leur cause de nouveaux membres et de troubler l’ordre public ». Plus loin : « Leur projet politique peut-être anti-démocratique et antirépublicain. Des contre-projets de société peuvent être communautaires, autoritaires et inégalitaires ».
Franceinfo choisit donc sciemment de n’insister que sur la question communautaire, indiquant ainsi que le gouvernement stigmatiserait les populations musulmanes alors que le texte désigne aussi clairement les organisations politique dont le gouvernement jugera (sur quels critères ?), qu’elles sont anti-démocratiques et antirépublicaines.
Du flou dans l’incertain
À l’évidence, un tel flou ne peut que permettre de s’attaquer à toute organisation ou média non conformiste. Ce qui inquiète Franceinfo est cependant à demi-mots plutôt le risque de stigmatiser des populations non européennes et de provoquer, par fiches interposées, le lien entre ces populations, musulmanes, et le complotisme. Ce qui est pourtant un fait avéré : le complotisme trouve un terrain de choix dans les mouvances politiques prétendument religieuses qui se font appeler « islam » en France.
Le ministère précise du reste qu’il y a « un risque de récupération des peurs par certains individus ou groupes qui prônent des idées en dehors des consensus scientifiques, voire pouvant présenter un danger ».
Chacun aura pu noter, depuis deux mois, la pertinence de la notion de « consensus scientifique ». Utilisée dans ce contexte, elle ne peut se comprendre que comme une traduction de la doctrine politique mise en oeuvre par le gouvernement dans le cadre de la crise sanitaire. C’est cela qui ferait « consensus » mais ce n’est pas cette inquiétude qui prime pour Franceinfo. Ce qui prime est que ce soient les musulmans qui soient montrés du doigt.
Deux points pour conclure :
- La fiche sur le « repli communautaire » avait, à la date du mercredi 13 mai, disparu du site éduscol. Sans doute un dysfonctionnement. Il est vrai qu’elle préconisait de « renforcer l’esprit critique des élèves sur l’éducation aux médias et à l’information qui participe à la prévention du complotisme à l’école, afin qu’ils réussissent à résister à la tentation d’une lecture du monde simplificatrice et aux vidéos de propagande qui circulent sur internet ». Et un peu avant, cet extrait : « Certaines questions et réactions d’élèves peuvent être abruptes et empreintes d’hostilité et de défiance : remise en question radicale de notre société et des valeurs républicaines, méfiance envers les discours scientifiques, fronde contre les mesures gouvernementales etc ». Il est donc formellement interdit de critiquer la politique gouvernementale dans une école qui se réclame des Lumières. Les professeurs devront « prendre en compte l’intégralité du spectre des idées radicales du communautarisme (ethnique, religieuse, culturelle, sociale, politique, mystique…)
- Une des principales ressources exploitables par les enseignants, en classe, sur un simple clic est… « Le petit Libé »…