Alors que l’extrême-gauche ne les a pas attendus (la Rotative, Paris-Luttes Info, Indymedia, Rebellyon, IAATA, Expansive) et que la droite hors les murs se structure enfin (Recomposition, L’Incorrect), la France Insoumise a lancé au début de 2018 son Media. Mais cette initiative n’est pas la seule en Europe occidentale : dans d’autres pays, des médias de gauche radicale émergent, avec plus ou moins de succès, notamment en Grande-Bretagne et en Espagne.
Des indépendants qui ne percent pas auprès du grand public
En Grande-Bretagne, le journaliste irano-britannique Aaron Bastani a lancé Novara Media en 2013, pour dénoncer la crise du capitalisme. A l’automne 2015, dans la foulée de la victoire de Jeremy Corbyn à la tête du Parti Travailliste – il se retrouve ensuite à ferrailler contre son establishment nettement plus en phase avec le capitalisme – le site lance une levée de fonds pour rémunérer ses collaborateurs. Aaron Bastani se dit favorable au financement de médias alternatifs par le Parti Travailliste et fait des appels du pied pour puiser dans les caisses pleines des syndicats anglais (6,5 millions de membres).
Rien de tout cela n’aboutit, et selon Mediapart (28.01) Novara Media risque la dissolution d’ici début mars, faute d’avoir communiqué son rapport annuel comme la loi l’exige. Quant aux syndicats anglais, ils ne sont toujours pas devenus 2.0 bien qu’ils en aient les moyens. En décembre 2017, une vingtaine d’indépendants – dont Novara Media – se sont regroupés au sein d’une coopérative, The Media Fund. Celle-ci veut bouleverser le financement du journalisme dans un pays où cinq milliardaires détiennent 80% des médias privés, et le reste est pris par le géant gouvernemental BBC (confronté depuis quelques années à la concurrence du russe RT).
La Tuerka plombé par la crise de Podemos et de la Catalogne
La doyenne des médias de la gauche « dure » en Europe, c’est l’émission la Tuerka (l’écrou), lancée en 2010 par des universitaires madrilènes de la faculté de Sciences Politiques et de Sociologie, ainsi qu’un groupe d’étudiants, Contrapoder. Elle a accompagné le mouvement des Indignés en 2011, puis le lancement de Podemos en 2014. Accusée par des médias proches du gouvernement d’être financée par l’Iran et le Venezuela, à hauteur de plusieurs millions d’euros, ce qui a rejailli sur Podemos aux législatives de 2015, elle était diffusée sur le site Publico, sur internet. Officiellement, l’émission est financée par la société limitée unipersonnelle de Juan Carlos Monedera – un des cofondateurs de Podemos –, Caja de Resistencia Motiva 2 Producciones S. L.
Fondé en 2007 comme quotidien papier classé à gauche, Publico passe uniquement sur le web en 2012 faute de rentrées d’argent suffisantes. Publico diffuse aussi un journal alternatif qui fait la promo de Pablo Iglesias et de son parti, ainsi que l’émission de débat, Fort Apache, qu’anime le secrétaire général de Podemos. Cependant, la Tuerka a aussi souffert de plein fouet de la crise de Podemos, elle-même liée à la crise catalane : le parti est coupé en deux, les sections espagnoles ne comprenant pas le choix des sections catalanes, tandis que la presse mainstream se déchaîne contre les prises de position pro-catalanes de Podemos.
Cependant, d’autres initiatives font vivre la presse de gauche radicale en Espagne, notamment El Diario ou encore Infolibre – partenaire de Mediapart en Espagne. Ces nouveaux médias dénoncent la corruption générale de la classe politique, profitant du fait que la presse mainstream est beaucoup plus sage – bien plus qu’en France, et il n’y existe pas de Canard Enchaîné – et se limite aux informations générales ainsi qu’aux débats d’idées.
Battage médiatique autour du Media
Avant même d’avoir diffusé le moindre programme, Le Media était déjà célèbre grâce au battage médiatique autour de la « TV de Mélenchon ». Après tout, le Cher Leader de la France Insoumise n’a rien inventé – cela s’appelait la Pravda (et ça existe toujours). Lancée autour d’un modèle participatif… pas si participatif par deux très proches de Mélenchon, Sophia Chikirou, sa conseillère en com’, et Gérard Miller, psychanalyste cathodique.
D’autres membres de l’équipe sont très proches de Mélenchon, détaille Médiapart (28.1) : « Manon Monmirel, suppléante du député insoumis de Seine-Saint-Denis, Éric Coquerel ; Mathias Enthoven, ancien coresponsable de la campagne numérique du candidat Mélenchon ; Maxime Viancin, graphiste qui a travaillé avec la FI ; Michel Mongkhoy, notamment coresponsable d’un groupe d’action de la FI à Paris ; Julie Maury et et Romain Spychala, animateurs sur la web-radio Les jours heureux de la FI ».
Autres originalités : le traitement de l’information – moins de fait-divers et un parti-pris à contre-courant des cinq ou six informations qui font le gros de l’actualité médiatique chaque jour en France. Mediapart résume : « ce qui caractérise profondément l’approche du Média, au-delà d’un manque flagrant de moyens pour faire aujourd’hui une “vraie” télévision, c’est une approche très sociale et écologiste dans le traitement des événements ». A l’avenir Le Media veut faire des émissions d’éducation populaire et des documentaires. Objectif : attirer la pub et être d’ici deux à trois ans sur la TNT.
Un réseau de sites locaux…
A l’autre bout du spectre, loin de la TNT, l’ultragauche a constitué un réseau de sites locaux, souvent animés par des militants locaux anarchistes et libertaires, qui ne traite guère que leur actualité et appuie leurs mouvements. Parfois cependant elle devient nationale, notamment pour certaines luttes environnementales (Notre-Dame des Landes, TGV d’Aoste ou Bure actuellement, Décines ou Sivens par le passé), la question des migrants (« montagnards » dans les Alpes-Maritimes, No Borders à Calais, squats de migrants un peu partout) ou certaines luttes sociales (Loi Travail).
Il existe deux réseaux principaux, l’international Indymedia, présent à Nantes – le site nantais couvre d’ailleurs des actualités bien au-delà de la seule Loire-Atlantique – et Grenoble – sur celui-ci on peut généralement commenter les articles, même si les points de vue opposés à l’ultragauche sont « cachés » (censurés) au motif que les opinions différentes peuvent s’exprimer ailleurs.
Ainsi que la Mutu dont font partie Rebellyon (Lyon), IAATA (Toulouse), Paris-Luttes info, Reims Medias Libres, Expansive à Rennes (qui supplée à Rennes-info, moins actif), Marseille Infos Autonomes, Le Pressoir (Montpellier), Numéro Zéro (Saint-Etienne), Manif-Est (Lorraine), A l’ouest (Rouen), Cric (Grenoble)… Au-delà de ces réseaux on trouve aussi Taranis News qui succède à Rennes TV, Brest Media Libres, Jura libertaire (en perte de vitesse), Zad.nadir (Notre-Dame des Landes) ou encore certaines radios pirates (Radio Klaxon à Notre-Dame des Landes et Nantes, Radio Croco à Rennes…). Sur ces sites là, sauf exceptions, on ne peut pas commenter et ils servent plus de panneau d’affichage des luttes que de véritables médias.
…pour des mouvements militants solidement ancrés
Cependant ils prospèrent pour deux raisons. La première, c’est que la presse française d’opinion est centrée sur Paris – exception faite de l’Echo du Centre (Limoges) et La Marseillaise (Marseille) qui vivotent, au bord de la faillite pour la dernière. Tandis que la presse en province laisse souvent couler un filet d’eau tiède et se garde bien de toute investigation – mis à part quelques initiatives isolées. Les initiatives de journaux moins à gauche de s’implanter en province ont vécu : ainsi des Libé-villes (Rennes, Lille, Strasbourg, Orléans arrêtés en 2011) tandis que Rue89 (Marseille, Lyon, Strasbourg, Bordeaux) est l’ombre de lui-même depuis son rachat par le NouvelObs. Le filon est cependant à nouveau exploité par Mediacités, dans le but de créer des sites d’investigation locaux.
La seconde raison est l’existence, en province, de mouvements militants solidement ancrés, soit autour de ZAD (Notre-Dame des Landes, Bure, Sivens, ferme des Bouillons, Roybon…), soit autour d’un pôle universitaire, de leaders syndicaux ou militants au sein d’entreprises en difficulté et/ou de services publics ou parapublics (la Poste à Rennes) et de lieux de réunion « alternatifs » (cafés associatifs ou non, épiceries du type GASE…) en ville. Le renouvellement des générations militantes est permis aussi par une histoire sociale parfois très importante, notamment à Nantes (grèves de 1955, mouvement de 1967 et 1968), Lyon (canuts) ou Paris qui font le lien avec les mobilisations actuelles.
Une nouvelle forme d’ancrage du militantisme apparaît avec la contestation de projets d’aménagement urbain dans les villes – des sortes de ZAD urbaines – puis l’ouverture de squats et de lieux alternatifs dans ces quartiers pour constituer de nouveaux points de fixation : ainsi du parc de la Moutonnerie et de la ZAC des Gohards à Nantes, des prairies Saint-Martin à Rennes, du stade de l’OL à Décines (Lyon), du grand contournement ouest de Strasbourg etc. Loin du battage médiatique, des grands leaders politiques – souvent mal vus – et des lumières parisiennes, les petits médias alternatifs de l’ultragauche ont de beaux jours devant eux, même s’ils ne percent guère hors de leur milieu.