Le mouvement des gilets jaunes semblant s’installer dans la durée début 2019 conduit le pouvoir politique à de surprenantes décisions, comme l’organisation d’un « débat » national aux thèmes circonscrits, ponctuées de revirements qui posent question. Le flou domine. En est-il de même au sein du quatrième pouvoir, et en particulier sous la plume des éditorialistes ? Décryptage des jours qui sont suivi « l’acte 8 », à travers trois éditoriaux.
Philippe Tesson en colère dans Le Point, défense du désordre établi
Avant la presse quotidienne, c’est un éditorial qui vaut modèle, et qui donne envie d’aller lire les autres, qui attire l’attention de l’OJIM : celui de Philippe Tesson publié par Le Point dès le 7 janvier2019. L’éditorialiste est en « colère ». Pour lui, « Même si le mouvement des gilets jaunes était vertueux, rien ne justifierait qu’une poignée d’entre eux casse les symboles de la République ». Le début de l’éditorial : « Il faut arrêter le massacre ». Rien que cela ? Non : « Ce rituel barbare du samedi est indigne d’un peuple civilisé qui donne des leçons au monde entier. Il est révoltant, écœurant, insupportable ». C’est une « minable caricature de guerre civile ».
Les mots sont forts, violents. On aurait pu souhaiter lire les mêmes mots au sujet de la détresse vécue depuis des années par ce « peuple des gilets jaunes » victime du mépris de classe, de la précarité, du chômage, de la pauvreté, de l’insécurité culturelle, du déracinement et de la « fabrique des crétins » qu’est devenue l’école où sont scolarisés ses enfants. Entre autres. C’est exactement cela que disent les gilets jaunes et que ne comprend pas l’éditorialiste parisien : il faut en effet arrêter un massacre, celui de la mondialisation oligarchique.
Plus avant dans son éditorial, Philippe Tesson considère qu’un Macron maladroit aurait « irrité un pays endormi ». N’est-ce pas plutôt l’éditorialiste du Point qui s’était endormi, s’il n’a pas senti monter, depuis le vol référendaire de 2005, la colère populaire, celle d’un peuple auquel les « élites », celles de Tesson, ont volé, par mépris, la souveraineté ? Du reste, Tesson comprend si peu ce qui se passe qu’il revendique le fait de ne pas faire partie du même « ensemble » de Français que les gilets jaunes, indiquant ne pas avoir les « mêmes valeurs ». D’autant plus qu’il sous-entend que des manifestants travailleraient pour… « pour qui ? », c’est justement la question que pose Tesson, laissant entendre qu’il y aurait manipulation dans l’air, dans un hebdomadaire qui pourtant, à l’instar de la majorité de ses confrères, prétend lutter contre les théories du complot.
Évidemment, Tesson accuse les leaders politiques qu’il considère comme populistes, de droite comme de gauche, de jouer un rôle dans ce qu’il appelle « insurrection ». Par contre il ne s’interroge pas sur les raisons de la colère, ni sur sa propre place (confortable) dans la société. Une illustration du Confort intellectuel cher à Marcel Aymé.
Le Monde et les gilets jaunes, je t’aime moi non plus
Pour Le Monde du 8 janvier, il s’agit d’une « révolte sociale inédite depuis un demi-siècle » et enracinée qui, si elle pose confusément des revendications « légitimes » (celles que Le Monde accrédite), contient aussi des « velléités insurrectionnelles choquantes ». L’éditorial indique que la violence est le fait de groupuscules violents, mais pas seulement : « Il faut également mettre en garde les gilets jaunes eux-mêmes contre la complaisance active ou verbale dont ils peuvent faire preuve à l’égard de cette ultraviolence ». De même, il faudrait « fustiger les (ir)responsables politiques qui jouent avec le feu, attisent ce climat de haine et excusent, quand ils ne les justifient pas, ces agressions contre l’ordre républicain ».
Même discours que Le Point et surtout… que les membres du gouvernement. A aucun moment ces médias ne se demandent pourquoi ils sont, à travers les attaques contre BFM, la cible des manifestants. L’incompréhension les conduit à montrer encore plus de collaboration idéologique avec le pouvoir politique, démontrant la réalité de l’oligarchie. Cette responsabilité qu’ils ont dans le chaos actuel, ni les médias ni les politiques ne paraissent capables de le sentir.
La preuve ? Le Monde veut une « solution politique » illustrée par le « débat » que le gouvernement veut mener, … Qui peut imaginer que les éditorialistes du Monde ne sont pas conscients de la réalité du problème : le peuple n’est plus représenté dans cette République qui prétend être une démocratie libérale représentative. Le Monde pourrait en appeler à des élections (à la proportionnelle ou avec plus de proportionnelle comme on voudra), comme solution devant la crise de représentation politique que vit le pays. Mais il ne le peut pas. Pourquoi ? A l’instar de la majorité des médias, Le Monde ne peut pas imaginer une démocratie dans laquelle les idées qu’il défend, lui, ne seraient pas au pouvoir.
Le Figaro, de l’ordre avant toute chose
Pour Le Figaro du 7 janvier 2019, la tonalité est proche : « Une fois encore, le désordre public l’a emporté », commence l’éditorial, mimant de ne pas voir que c’est justement ce désordre que l’on appelle mondialisation, qui l’emporte depuis tant d’années, que le mouvement des gilets jaunes rejette, ainsi que cet autre désordre qu’est le déni de représentation démocratique : les « populismes », combien de députés ? Pour combien de millions d’électeurs ? Accrochée à son pouvoir et à ses privilèges, l’oligarchie médiatique et politique n’est pas en capacité de saisir le pourquoi profond du mouvement, et donc a fort peu de chances de résoudre la situation. Pour Le Figaro, c’est d’une violence « mortifère » et « vénéneuse » dont il s’agit.
Un vocabulaire violent
Du Point au Monde, en passant par Le Figaro, le fait que des mots de ce genre soient choisis interroge. La suite vient immédiatement : « Ces violences sont inexcusables, et la fascination qu’elles exercent sur certains responsables politiques ne l’est pas moins ». D’où vient que les éditorialistes des médias officiels disent tous la même chose, et à peu près la même chose que le gouvernement ? Accréditant l’idée d’une caste ayant confisqué le pouvoir. Et comment ne pas voir combien le choix des mots est d’une extrême violence ? Contrairement au Monde pourtant, Le Figaro perçoit une des causes de la colère : la déconstruction produite par les « élites mondialisées » libérales libertaires depuis 50 ans, déconstruction qui produit le délitement dans lequel le pays est plongé, déconstruction dont la conception du monde et les actes de Macron sont le symbole. Violence contre la République ? Que l’on repense à la Fête de la Musique donnée à l’Élysée Reste que le mouvement des gilets jaunes « n’a que trop duré », n’étant que caprice « d’enfants gâtés ». Le Figaro semble mal connaître une France périphérique où ce qui est gâté ce sont les dents des déplorables, de ceux qui ne sont rien, des sans-dents.
Paris semble ne rien comprendre à ce qui sourd des profondeurs du pays. La preuve ? Quand le philosophe Vincent Cespedes indique, sur Cnews, « comprendre » (il n’a pas dit légitimer, soutenir, vouloir ou défendre) la violence des gilets jaunes, c’est une levée de bouclier sur un plateau de télévision entièrement acquis à la thèse selon laquelle comprendre serait déjà accréditer. C’est précisément la racine du mal qui gangrène, par « élites » interposées, la société française : cette manière de diabolisation de qui pense autrement que le Paris des « élites mondialisées », cette certitude de détenir les rênes de l’unique conception du monde possible, vision proprement totalisante et sectaire. Paris pense-t-il ?