La télévision est souvent à l’aune de la société, elle est transformée par celle-ci et la modèle à son tour, parfois à travers un discours construit, mensonger et contraire au réel. L’émission Le Grand Remplacement : histoire d’une idée mortifère diffusée le 4 avril 2022 sur la chaîne parlementaire LCP en est une illustration parfaite.
Un documentaire bien soutenu
Ce programme de la série DébatDoc est composé d’un documentaire de 54 minutes de Thomas Zribi et Nicolas Lebourg produit par Caroline du Saint pour Nova Production, suivi d’un débat, « Que cache le Grand Remplacement ? ». Libération, Le Monde, entre autres, ont convié leurs lecteurs à ne pas manquer ce documentaire qui veut « donner des clés de compréhension historique et politique de ce concept en France et dans le monde occidental ». France Inter a invité en avant-première la productrice et Nicolas Lebourg pour les féliciter d’avoir mis en garde contre « cette monstrueuse banalisation médiatique ».
Reconnaissons à la chaîne le mérite d’une approche historique. Du capitaine Danrit (L’invasion noire 1995, L’Invasion jaune 2005) à Éric Zemmour en passant par la Grande Guerre, Jean Raspail et Renaud Camus, la théorie et son succès actuel sont le fruit d’une gestation historique plus que centenaire à travers laquelle elle s’élabore, se formalise, et se répand dans la société.
Reductio ad hitlerum d’emblée
Malheureusement le documentaire dans le souci de dénonciation que manifeste son titre multiplie les amalgames. La réduction ad hitlerum s’opère dès les premières minutes, avec le long plan sur la croix gammée pour exterminer le « complot juif ». Suivent les massacres perpétrés par Anders Breivik en Norvège et Brenton Tarrant en Nouvelle-Zélande dont il tente laborieusement de démontrer qu’ils sont des conséquences de cette théorie mortifère. Puis le néo-nazi de Charlottesville qui fonce sur la foule, Pittsburgh, El Paso… tous évènements générés par « l’accélérationnisme » des fièvres suprématistes et racialistes dans le monde et notamment dans l’extrême-droite française.
Renaud Camus, coupable levez-vous !
Il faut faire parler Renaud Camus, pour l’« objectivité » de l’émission. La chaîne s’est donc invitée dans le château-fort gersois du « maître des lieux » . Le documentaire qui lui donne la parole met immédiatement les point sur les i. « Sa vision est contredite par toutes les études scientifiques mais pour lui la science n’est qu’un détail ». Off the record, Renaud Camus qui a pris soin de faire enregistrer l’entretien pour éviter les montages assassins ajoute qu’il est « non-violent » mais « pas pacifiste ». Provocation étudiée ou naïveté coupable ? C’est donc, se hâte de souligner le commentateur, que le Grand Remplacement est une guerre, que l’auteur la souhaite et reconnait sa responsabilité dans les crimes commis au nom de cette théorie. CQFD.
Ses idées ont généré une telle résonance dans la population qu’elles ont « infecté » toute la société française selon le sondage Harris Interactive d’octobre 2021 : 61% des Français croient à un Grand Remplacement et 67% s’en inquiètent. Horreur ! Mais France-Inter avait donné l’explication. La question posée par les sondeurs « avait oublié de préciser qu’il s’agissait d’une thèse d’extrême-droite ». Ben voyons ! comme aurait dit Zemmour, par ailleurs largement présent à l’image avec inflation de procédés décrédibilisant le candidat : de profil, couché sur ses notes, en image fixe avec discours en off, en live avec commentaires de la chaîne.
Un débat sans débat
Le débat qui suit se déroule entre le réalisateur, une journaliste, et un démographe, pour prouver la diversité de l’approche. Ils sont d’accord sur tout et rebondissent avec gourmandise sur les questions faussement naïves du présentateur, Jean-Pierre Gratien.
Nicolas Lebourg, qui a milité à Ras l’Front, puis à la Gauche Populaire, think tank proche du parti socialiste, écrit dans Mediapart, Libération, Slate, copilote des programmes de recherches sur la radicalité politique et travaille pour la Fondation Jean-Jaurès. Plusieurs confrères témoignent de son « honnêteté intellectuelle ». Le montage habile du film semblerait indiquer le contraire. Camille Vigogne-Le Coat, jeune journaliste définie comme libérale-libertaire après avoir pigé à Slate, à Libé et aux Inrocks, est entrée à France 5 pour l’émission C politique puis à L’Express où elle s’occupe des réseaux de l’extrême droite et notamment de ceux d’Éric Zemmour qui, en riposte, la traitent de « sycophante ».
Hervé Le Bras, propagandiste
Quant à Hervé Le Bras, le démographe présent dans le documentaire et sur tous les plateaux de la pensée dominante dès qu’il est question d’immigration, il vient de publier chez Grasset un ouvrage péremptoire, Il n’y a pas de Grand Remplacement, qui rappelle ses déclarations tout aussi péremptoires sur « L’immigration est stable depuis 10 ans » en 2006 au journal 20 minutes. Ce chercheur de 78 ans, toujours alerte, et à la production boulimique, connu pour son opposition aux statistiques ethniques, n’hésite pas à mettre en balance « 100.000 immigrés de plus par an » et « 67 millions de Français ». On ne lui fera pas l’injure de croire qu’il ignore la différence entre les flux et les stocks. Il s’agit donc d’un discours de propagande qui s’inscrit dans la grande manipulation de l’INSEE sur le solde migratoire annuel qui soustrait le nombre de ceux qui partent de France de ceux qui y arrivent alors que ce ne sont pas du tout les mêmes catégories de personnes.
On rappellera que la démarche scientifique consiste à comptabiliser d’une part le nombre des étrangers (principalement immigrés) qui arrivent, diminué de ceux qui repartent pour établir le solde migratoire de l’immigration, et d’autre part le nombre des expatriés (principalement français) qui quittent leur pays d’origine, diminué de ceux qui reviennent pour établir le solde migratoire de l’expatriation. L’addition des deux, conjuguée au différentiel de fécondité des enfants d’immigrés — dont une partie, issue d’un mariage mixte, n’est comptabilisable que pour moitié — peut permettre de mesurer, avec les précautions d’usage, quelle est pour une période donnée la réalité, la dynamique et la validité du Grand Remplacement.
Une « poutinisation » de l’information
Bref on aurait pu débattre de façon scientifique et sereine de la théorie du Grand Remplacement et de la faisabilité de la « remigration » que ses thuriféraires veulent instituer, voire les combattre, sans tomber dans la caricature.
En réalité, ce type de programme diffusé sur des chaînes officielles semble tendre vers une “poutinisation” de l’information que ces mêmes médias dénoncent en Russie. Il attaque violemment Éric Zemmour et de façon plus insidieuse Marine le Pen en pleine période électorale où s’impose l’égalité des temps de parole. Mais aucun risque de remontrances puisque cette chaîne, détenue à 100% par l’Assemblée Nationale à majorité macroniste, n’est pas soumise au contrôle du CSA. Ce n’est pas fini puisqu’on nous promet une rediffusion de ce programme le 11 avril ! C’est qu’il faut, pour le second tour, ramener au bercail les brebis égarées.
Emmanuel Macron avait stigmatisé, dans son show de La Défense-Arena le 2 avril, le « politiquement correct » et le « politiquement abject ». Un tel programme qui relève de ces deux formulations, montre qu’on ne peut guère, sauf miracle, compter sur lui pour réussir dans les 5 ans qui viennent, ce qu’il n’a pu ou voulu assurer dans les cinq ans écoulés : une information plurielle digne d’un pays démocratique.
Jean-Paul Gourévitch
Jean-Paul Gourévitch est auteur (entre autres) de La tentation Zemmour et le Grand Remplacement (éditions Ovadia, novembre 2021)