Un livre et un documentaire pour un tir groupé contre le pape Jean-Paul II en ce début de mois de mars dans sa patrie, la Pologne. Deux enquêtes journalistiques qui assurent prouver que le pape polonais, à l’époque où il était encore archevêque de Varsovie, aurait couvert des prêtres pédophiles en les transférant entre paroisses.
Un documentaire sur la télévision polonaise TVN (groupe Discovery)
Il s’agit du documentaire intitulé Franciszkańska 3, d’après l’adresse du siège de l’archidiocèse de Cracovie, situé au 3 de la rue « Franciscaine », émis le 5 mars par la télévision TVN, et de l’ouvrage intitulé « Maxima Culpa – Jean-Paul II savait » (publié uniquement en polonais) du journaliste hollandais Ekke Overbeek, qui réside à Varsovie.
Une rencontre surprise avec l’ambassadeur des Etats-Unis
Pour dire l’étendue de la polémique, le ministre des Affaires étrangères polonais a « invité » l’ambassadeur des États-Unis Marek Brzezinski (le fils de Zbigniew Brzezinski) pour un entretien à ce sujet, la chaîne de télévision TVN étant la propriété du groupe américain Discovery. Le communiqué du ministère des Affaires étrangères polonais est à ce titre quelque peu surprenant :
« Le ministère des Affaires étrangères a invité l’ambassadeur des États-Unis en raison des actions de l’une des chaînes de télévision, qui est un investisseur sur le marché polonais. Le ministère des affaires étrangères considère que les conséquences potentielles de ces actions sont identiques aux objectifs de la guerre hybride visant à créer des divisions et des tensions dans la société polonaise. En conséquence, le ministère des Affaires étrangères a invité l’ambassadeur des États-Unis à faire le point sur la situation et ses conséquences en termes d’affaiblissement de la capacité de la République de Pologne à dissuader un adversaire potentiel et de sa résilience face aux menaces. »
Un vote de la Diète polonaise pour défendre Jean-Paul II
La Diète polonaise a de son côté adopté une résolution « relative à la défense du nom de saint Jean-Paul II ». Une résolution votée avec 271 voix contre 43 et 4 abstentions, 125 députés du parti libéral Plateforme civique (PO, le parti de Donald Tusk) ayant refusé de prendre part au vote. La ligne de fracture est ici clairement entre la droite et la gauche.
L’épiscopat a lui aussi réagi, avec un communiqué prudent :
« L’établissement du rôle de l’archevêque de Cracovie, Karol Wojtyła et une évaluation juste de ses décisions et actions, ainsi qu’une explication juste des accusations portées contre le Cardinal Adam Sapieha, nécessitent des recherches plus poussées dans les archives. »
TVN, la chaîne américaine libérale libertaire de Pologne
Mais il est vrai que l’auteur du documentaire de TVN reproche justement à l’archidiocèse de Cracovie de lui avoir refusé l’accès à ses propres archives.
Sur ce point, précisons que, dans le paysage audiovisuel polonais, TVN est une télévision de gauche (libérale-libertaire, progressiste, pro-LGBT, euro-enthousiaste, etc. très hostile à la coalition Droite unie qui gouverne depuis 2015, avec parfois des accents anticléricaux, ce qui peut peut-être expliquer la méfiance de l’archidiocèse) et que le groupe Agora qui publiait le 8 mars le livre d’Overbeek est sur la même ligne éditoriale, de même que l’hebdomadaire Newsweek dans sa version polonaise, propriété du groupe médiatique « germano-suisse » Axel Springer (qui a en fait été racheté par le fonds d’investissement américain KKR), qui soutient à fond les thèses contenue dans le livre d’Overbeek et le documentaire de Marcin Gutowski. Ah, au fait, Agora compte un fond sorosien parmi ses actionnaires.
Précisons encore que le documentaire Franciszkańska 3 est le septième d’une série consacrée à la pédophilie dans l’Église. Quant à Ekke Overbeek, l’auteur du livre Maxima Culpa, il est très engagé depuis des années dans le combat pour contraindre l’Église de Pologne à plus de transparence sur le sujet. Interrogé à plusieurs moments dans le documentaire de Gutowski, le Néerlandais est particulièrement émotionnel, cachant mal sa colère contre l’Église et sa compassion pour les victimes de prêtres pédophiles qu’il dit avoir rencontrées et qu’il cite dans son livre mais uniquement sous le couvert de l’anonymat.
Certaines informations viennent de l’ex service de sécurité communiste
Cet auteur soulève d’ailleurs un peu la polémique, d’une part parce qu’il semble faire une grand confiance à la véracité des informations contenues dans les documents de l’ancienne police politique du régime communiste, la SB (pour Służba Bezpieczeństwa – Service de sécurité), alors que les historiens sont plus prudents, mais aussi parce qu’il avait dans le passé promu la personne de Marek Lisiński, un maître chanteur (condamné par la justice) qui se faisait passer pour une ancienne victime de prêtre pédophile et qu’Ovebeek, ignorant probablement qu’il avait affaire à un menteur, avait poussé à créer la fondation N’ayez pas peur (Nie Lękajcie Się) dans le but d’apporter de l’aide aux victimes de prêtres pédophiles
On a beaucoup parlé de cette association et de son chef, Marek Lisiński, au début de l’année 2019, lorsqu’il a été reçu en compagnie d’une députée libérale au Vatican par le pape François à qui ils avaient remis un rapport sur la pédophilie dans l’Église polonaise. Il s’est rapidement avéré que le rapport contenait principalement des informations sur des cas connus, dont certains n’étaient fondés que sur des articles de presse où les allégations n’avaient pas été prouvées devant les tribunaux et n’avaient pas été vérifiées par les auteurs. L’association a finalement été dissoute en janvier 2020 quand il est apparu que Marek Lisiński avait menti depuis le début sur sa propre expérience d’enfant victime d’un prêtre pédophile, et qu’il avait inventé toutes ses accusations contre un prêtre afin de le faire chanter pour en obtenir de l’argent.
Vengeance d’un prêtre condamné pour pédophilie ?
On remarque aussi un point faible du documentaire de Gutowski dès les premières minutes, qui mériterait presque le qualificatif de manipulation. En effet, pour conforter la thèse d’un Karol Wojtyła qui aurait couvert des prêtres pédophiles, le documentaire nous explique que le cardinal Adam Stefan Sapieha (1867–1951), archevêque de Cracovie de 1926 à 1951, était un homosexuel et qu’il harcelait sexuellement les séminaristes, dont faisait partie à un certain moment le futur Jean-Paul II, qui a même été un peu le protégé de Sapieha (une relation sexuelle entre Mgr Sapieha et le jeune Karol Wojtyła est même suggérée, sans être toutefois énoncée clairement). L’auteur, Marcin Gutowski, le reconnaît : l’un des deux prêtres qui accablent Sapieha dans les documents de la SB n’est pas forcément crédible car c’est lui-même un homosexuel et un pédophile reconnu. Il oublie cependant de préciser qu’il avait été suspendu par Mgr Sapieha et avait donc des raisons de vouloir se venger en racontant des histoires à la SB. Il oublie aussi de préciser que les dépositions de l’autre prêtre, personnage plus crédible, avaient été obtenues sous la torture. Autre omission, qui intervient justement au début du documentaire, quand on nous passe l’enregistrement d’une conversation téléphonique avec Rembert Weakland, ancien archevêque de Milwaukee et ancien supérieur de l’ordre bénédictin aux États-Unis maintenant âgé de 94 ans, qui assure avoir entendu parler en Pologne d’un évêque haut placé homosexuel qui s’en prenait aux séminaristes et que l’on nous fait comprendre être Sapieha : Gutowski ne précise pas que Weakland, qu’il présente comme faisant autorité, a remis en 2002 sa démission à Jean-Paul II après que son archidiocèse avait dû verser 450 000 dollars à une de ses victimes – un séminariste – pour éviter un procès, que c’était un homosexuel déclaré (officiellement sorti du placard en 2009), et qu’il est aujourd’hui prouvé qu’il a lui-même commis des agressions sexuelles sur plusieurs séminaristes, et qu’il a longtemps étouffé les affaires de pédophilie et couvert les prêtres pédophiles dans son archidiocèse.
Dans le cas du livre comme du documentaire, les auteurs semblent tout particulièrement attachés à démolir la thèse selon laquelle Wojtyła, avant de devenir le premier pape à prendre des mesures systémiques contre le problème de la pédophilie dans l’Église (avec notamment une procédure imposée à tous les diocèses à partir de 2001), n’était pas du tout au courant de l’existence de ce problème. Une thèse qui serait selon les deux auteurs soutenue par les partisans du pape polonais dans son pays, mais qui ressemble fort à une thèse attribuée à l’autre camp parce que facile à renverser, ce qui est une manipulation assez courante dans le débat médiatique.
Scepticisme de la droite polonaise
On comprendra donc le scepticisme des médias et journalistes « de droite » en Pologne, face à des médias « de gauche » qui assènent aujourd’hui la certitude du fait que Mgr Wojtyła savait et surtout protégeait les prêtres pédophiles. Ces points méritaient d’être notés ici car ils ne semblent pas avoir été mentionnés dans les médias français et incitent à une certaine prudence, sans forcément remettre en cause tout le contenu de ces deux enquêtes journalistiques.
En outre, comme on peut le lire dans un article publié le 10 mars sur le site chrétien Aleteia à propos des accusations des deux journalistes, « Il serait étrange que le cardinal Wojtyla, en tant qu’évêque diocésain pendant 14 ans (de 1964 à 1978), n’ait pas été confronté à de tels cas. D’ailleurs, ceux des pères Surgent et Lenart ont été récemment décrits par deux journalistes polonais Tomasz Krzyżak et Piotr Litka, dans le quotidien Rzeczpospolita. Ils y ont démontré qu’en sanctionnant le père Lenart, le cardinal Wojtyla s’en tenait strictement au droit canonique en vigueur à l’époque. Quant à Ekke Overbeek, il n’a pas la même vision des faits. De même, il semble ignorer la situation juridico-canonique du père Surgent, qui appartenait au diocèse de Cracovie mais relevait formellement de l’évêque de Lubaczów (Sud-est). C’est ce dernier, et non Wojtyla, qui avait le dernier mot à son sujet en matière pénale. »
L’AFP péremptoire et sans nuances reprend la thèse de TVN
En ce qui concerne les médias français, il y a d’abord eu la traditionnelle série d’articles écrits sur la base d’une dépêche de l’AFP, très péremptoire sur le sujet, comme par exemple ici cet article du Point du 6 mars qui commence avec les mots : « Le cardinal Karol Wojtyla était au courant d’affaires de pédophilie dans l’Église polonaise avant qu’il ne soit élu pape Jean-Paul II en 1978, selon une enquête journalistique présentée dimanche, témoignages à l’appui, par la télévision privée polonaise TVN », ou encore le magazine féminin Elle qui assurait le même jour en chapô : « L’ancien pape Jean-Paul II savait que certains prêtres de son diocèse en Pologne s’étaient rendus coupable de crimes pédophiles. Une enquête journalistique, diffusée à la télévision polonaise, met en lumière l’omerta qu’il a orchestrée pendant des années ». Ou encore Libération, toujours le 6 mars et toujours avec l’AFP : « Avant de devenir souverain pontife le 16 octobre 1978, le cardinal Karol Wojtyla avait connaissance de faits pédocriminels au sein de l’Église polonaise. C’est en tout cas ce que révèle une enquête journalistique diffusée dimanche par la télévision privée polonaise TVN, témoignages à l’appui. »
Rien d’étonnant à cela, le bureau de l’AFP à Varsovie ayant une ligne très marquée à gauche et proche de médias comme ceux du groupe Agora (le quotidien Gazeta Wyborcza, la radio Tok FM…) et la télévision TVN.
Le Figaro au conditionnel
Est ensuite venu le temps d’une réflexion plus mûrie, mais moins « mainstream », avec, par exemple : « Pédophilie en Pologne : Jean-Paul II savait-il vraiment ? » sur Figaro Vox le 10 mars. Ici, le conditionnel est de rigueur, ainsi que les avertissements sur les témoignages anonymes et les documents de l’ancienne police politique qui n’hésitait pas à fabriquer des pièces compromettantes, y compris avec des accusations d’actes immoraux vis-à-vis d’enfants, dans le cadre de sa lutte incessante contre l’Église, ce qui peut contribuer à expliquer dans certains cas les réactions prudentes des évêques face à de telles accusations dans le contexte de l’époque.
Mais dès le 6 mars, le journal La Croix était déjà plus prudent que Le Point et Elle, écrivant sous le titre « Révélations sur Jean-Paul II : les questions que cela pose » : « Une enquête journalistique polonaise, diffusée dimanche 5 mars, met en cause la gestion de cas de pédocriminalité par Karol Wojtyla. Des informations, encore à confirmer, qui interrogent plus l’Église de Pologne que le passé de Jean-Paul II. »
Les documents de la SB dans lesquels Gutowski et Overbeek ont puisé étaient du reste déjà connus, notamment depuis la sortie en 2007 du livre du prêtre du père Tadeusz Isakowicz-Zaleski sur les prêtres l’époque communiste qui collaboraient avec la police politique, mais à propos du documentaire émis par TVN, La Croix fait remarquer à juste titre :
« La nouveauté de ce documentaire tient toutefois aux sources qu’il met en avant : pas seulement des documents de la police politique communiste, mais aussi certains documents rares de l’Église auxquels il aurait eu accès, et surtout des témoignages de victimes, de proches, et d’anciens employés du diocèse, ce qu’un fin connaisseur du dossier confirme aujourd’hui. »
L’identité du « fin connaisseur du dossier » n’est pas précisée.
Le Monde ne dit que la moitié de l’affaire
La réflexion va parfois dans un sens différent, avec un ton nettement plus accusateur vis-à-vis de Jean-Paul II, comme dans cet article de la correspondante à Varsovie du Monde, Hélène Bienvenu, publié le 10 mars avec le chapô suivant :
« Des enquêtes journalistiques ont récemment révélé que Karol Wojtyla était au courant de scandales pédophiles au sein de l’Église catholique polonaise sans avoir daigné prendre des mesures appropriées. Les ultraconservateurs au pouvoir accusent l’opposition de profaner la mémoire du « pape polonais ». »
Qu’il ait été au courant de scandales pédophiles, personne n’en doute vraiment contrairement à ce qu’affirment Marcin Gutowski et Ekke Overbeek. La question est plus de savoir s’il a réagi comme il fallait à ces affaires quand il était archevêque de Cracovie.
Un débat clivant
« Une discussion sur des événements survenus il y a cinq, six ou sept décennies ne ternira pas la “bonne réputation” de Jean-Paul II que les politiciens sont si désireux de défendre », écrivait le 13 mars le commentateur du quotidien polonais Rzeczpospolita. « La question la plus importante est de savoir si son enseignement résistera à l’épreuve du temps. Ou était-il déjà mort en Pologne bien avant la parution des dernières publications ? S’il a inspiré des millions de catholiques, quelques publications n’y changeront rien. Mais s’il s’est transformé en un discours académique ennuyeux, s’il n’émouvait plus les cœurs, ni ne suscitait de ferment intellectuel, ni de débats importants sur le présent, la “défense de la bonne réputation” de Jean-Paul II par les hommes politiques n’y changera rien. »
Et l’éditorialiste de déplorer, à propos de la température du débat en Pologne : « La discussion autour du mandat du cardinal Karol Wojtyla à Cracovie et de sa réaction aux cas d’abus sexuels commis par des prêtres sur des enfants montre bien comment le débat public a succombé à la logique des médias sociaux. Ils donnent l’illusion que la réalité est totalement polarisée, que toute discussion doit passer par la principale ligne de clivage politique. » Écrivant pour un journal « du centre », c’est-à-dire d’opposition par rapport au PiS mais de manière plus modérée et moins émotionnellement engagée que des médias comme Gazeta Wyborcza et TVN, l’éditorialiste de Rzeczpospolita en veut particulièrement à la télévision publique :
« Un quart d’heure à regarder TVP Info renforce la conviction que le monde est noir et blanc, que nous assistons à une attaque massive contre la sainteté, la religion, l’Église, la polonité et l’identité nationale. »
Communiqué d’un syndicat de journalistes
Pour finir, on pourra citer le communiqué de l’association des journalistes polonais (Stowarzyszenie Dziennikarzy Polskich, SDP), qui regroupe principalement les journalistes « de droite » :
« Le Conseil de l’Association des journalistes polonais exprime sa vive protestation et son indignation face aux actions visant à diffamer la mémoire de Saint Jean Paul II, un grand Polonais et une grande autorité morale pour des millions de personnes dans le monde entier. Nous trouvons extrêmement regrettable et scandaleux que les médias diffusés en Pologne soient devenus un outil utilisé par des cercles et des individus souhaitant détruire l’héritage du Polonais le plus éminent de l’histoire de notre pays ».
Ils poursuivent :
« Dans le livre Maxima culpa, Jan Paweł II savait, du journaliste néerlandais Ekke Overbeek, publié par Agora, et dans le reportage de Marcin Gutowski produit et diffusé par TVN24, Franciszkańska 3, les auteurs tentent de prouver que Jean-Paul II a couvert la pédophilie parmi les prêtres dès l’époque où il était archevêque de Cracovie et qu’il a maintenu cette ligne pendant tout son pontificat. Les auteurs de ces publications se caractérisent par un manque de connaissances historiques et une absence totale de critique à l’égard des sources produites par la police secrète communiste et, ce qui est particulièrement choquant, par un mépris total du fait que c’est Jean-Paul II qui a été le premier pape à entamer une lutte systématique contre les abus sexuels du clergé, et ce à l’échelle mondiale. » La SDP accuse les deux Gutowski et Overbeek de « distorsion, déformation des faits, calomnie, diffamation et accusations non fondées », et conclut : « C’est pourquoi nous appelons tous les journalistes à ne pas succomber à ces manipulations et insinuations, à présenter l’héritage de Jean- Paul II avec intégrité et honnêteté, et à avoir le courage et la volonté de défendre son nom en Pologne et dans le monde entier. »
Au 14 mars, son concurrent de gauche, la Société journalistique Towarzystwo Dziennikarskie, n’avait pas encore publié de communiqué à ce sujet.