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Guerres de l’information, un regard sur les tragédies oubliées

8 mars 2022

Temps de lecture : 12 minutes
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Guerres de l’information, un regard sur les tragédies oubliées

Temps de lecture : 12 minutes

Plutôt que de disséquer l’avalanche de fausses nouvelles sur le conflit russo-ukrainien ou russo-américain par procuration si on préfère l’expression, nous publions en tribune libre la traduction d’un article du 27 février 2022 paru sous la signature de Marina Montessano sur le blog du médiéviste italien Franco Cardini de l’université de Florence. Se replonger sur les précédentes guerres européennes qui furent aussi des guerres de l’information, avec leur lot de mensonges, permet de mieux appréhender le conflit actuel. Les sous-titres sont de notre rédaction.

La mémoire courte d’Ursula von der Leyen

« Au lende­main de l’in­va­sion russe de l’Ukraine, les médias dif­fusent les tristes images de la pop­u­la­tion fuyant le con­flit : ce sont les vic­times sans défense devant qui toute guerre ne peut être qu’in­juste, obscène. La prési­dente de la Com­mis­sion européenne, Ursu­la von der Leyen, a rap­pelé que les enfants sont les pre­mières vic­times, et accusé Pou­tine d’avoir ramené la guerre en Europe après la Sec­onde Guerre mon­di­ale. Elle a pour­tant la mémoire courte : la guerre en Europe avait déjà eu lieu dans les Balka­ns dans les années 1990, cul­mi­nant avec le bom­barde­ment de l’Otan sur Bel­grade, égale­ment cap­i­tale européenne.
Comme le rap­pelle Luciana Castel­li­na dans le Man­i­feste : « Le 24 mars, à 20h25, pre­mier bom­barde­ment sur Bel­grade ; le 26 les “opéra­tions”, dites inter­ven­tions human­i­taires, sont déjà au nom­bre de 500. Elles dureront 78 jours et décharg­eront 2 700 tonnes d’explosifs ».

Bombardements humanitaires sur Belgrade

Plusieurs mil­liers de civils sont morts dans ces “bom­barde­ments human­i­taires”, dont un grand nom­bre sont par­tis d’I­tal­ie, y com­pris des bus rem­plis de per­son­nes blessées en tra­ver­sant des ponts, dont les mêmes Koso­vars pour lesquels ils se bat­taient soi-dis­ant, mas­sacrés par des bom­bardiers alors qu’ils fuyaient la guerre. N’y avait-il pas d’en­fants à Bel­grade ? Il y en avait, mais leurs vis­ages n’ap­pa­rais­saient pas dans nos jour­naux ; même pas des années plus tard, alors qu’ils con­tin­u­aient d’être décimés par le pic inhab­ituel de can­cers infan­tiles causés par l’u­ra­ni­um appau­vri (human­i­taire ?) dont étaient faites les bombes de l’OTAN.

Castel­li­na pour­suit : « C’est la pre­mière fois qu’une appli­ca­tion sélec­tive des droits se fait avec une telle impudeur. En l’oc­cur­rence, l’au­todéter­mi­na­tion des peu­ples, recon­nue, en Europe, aux seuls Koso­vars, qui devi­en­nent donc automa­tique­ment des “patri­otes”, bien que la réso­lu­tion 1160 du 3 mars 1998 du Con­seil de sécu­rité de l’ONU les définisse comme “ter­ror­istes”. En même temps, et par con­séquent, l’hy­pothèse d’É­tats eth­nique­ment fondés est appuyée con­tre tout principe inscrit dans les traités de l’U­nion européenne, selon lequel le lien dan­gereux entre l’eth­nic­ité et la citoyen­neté doit être rejeté ».

Sans compter l’Irak

Bref, le précé­dent est là, et nous nous l’avons don­né. Et je ne par­le même pas des guer­res loin­taines, hors d’Eu­rope, comme l’in­va­sion de l’I­rak sur des bases que nous savons tous main­tenant com­plète­ment spé­cieuses (armes de destruc­tion mas­sive), nous savons aus­si par qui de tels men­songes gigan­tesques ont été con­stru­its ( les gou­verne­ments Bush Jr. et Blair), on sait qu’ils ont causé au moins un demi-mil­lion de morts, on sait que des armes inter­dites par les con­ven­tions inter­na­tionales ont été util­isées (du phos­pho­re blanc sur des civils à Fal­lu­jah), on sait qu’au­cun des créa­teurs de telles les fauss­es nou­velles colos­sales (utilisez un terme en vogue aujour­d’hui) n’ont jamais été pour­suiv­ies (en effet, ils vivent tous rich­es et pais­i­bles), mais je ne me sou­viens pas avoir vu autour des pho­tos de pro­fils de médias soci­aux avec le dra­peau irakien, comme je le vois main­tenant pour l’Ukraine.

Évidem­ment, tous les décès ne sont pas les mêmes ; évidem­ment les médias jouent un rôle en influ­ençant nos réac­tions. Aujour­d’hui, les pho­tos de citoyens ukrainiens qui sauvent des chiens et des chats passent sur nos écrans ou sur les réseaux soci­aux, ain­si que le clas­sique des incu­ba­teurs avec nou­veau-nés, déjà cheval de bataille de la pro­pa­gande améri­caine sur le Koweït avant la guerre du Golfe de 1993 : pour chaque guerre les mêmes images de pro­pa­gande se répè­tent et les Occi­den­taux à la mémoire courte et aux larmes sur com­mande sor­tent leurs mou­choirs. Si les images ne sont pas là (voir Irak, Afghanistan, Yémen, Bel­grade) per­son­ne ne s’émeut.

Des médias amnésiques

Les médias, à quelques excep­tions près, jouent un rôle impor­tant dans cette his­toire. Quelle que soit notre mémoire, l’ou­bli joue un rôle majeur. Toutes les démarch­es qui ont été entre­pris­es par une Ukraine qui s’est appuyée sur le sou­tien améri­cain sem­blent être tombées dans l’ou­bli : mais cela vous a‑t-il aidé ? Il n’a servi à rien à la Géorgie du début des années 2000, qui est passée de l’al­liance avec la Russie (avec laque­lle elle entrete­nait d’ex­cel­lentes rela­tions économiques et où elle vendait ses excel­lents pro­duits que plus per­son­ne n’achète désor­mais) à celle avec les États-Unis de Bush Jr. ; là aus­si on avait fait croire qu’héberg­er des armes améri­caines et men­er des guer­res à la fron­tière, là où la pop­u­la­tion russe était la plus présente, aurait don­né rai­son au pays, qui se retrou­ve désor­mais avec une pop­u­la­tion appau­vrie, large­ment dias­porique, avec des pen­sions et des salaires aux affamés, avec des vins fins et des pro­duits ali­men­taires inven­dus, car les amis européens et améri­cains ne font rien. Et pour­tant, au moins chez les jeunes, la croy­ance cir­cule que l’en­ne­mi est la Russie.

L’exemple géorgien et l’ami Saakashvili

Le prési­dent qui a ini­tié ce proces­sus vertueux, Mikheil Saak’ashvili, en poste entre 2004 et 2013, a été inculpé en 2014 par la jus­tice de son pays, pour des bagatelles dont escro­querie et meurtre ; bien sûr, les États-Unis et l’U­nion européenne se sont pronon­cés con­tre le sys­tème judi­ci­aire, mais entre-temps, Saak’ashvili a démé­nagé en Ukraine. Ici, le gou­verne­ment du pays a jugé bon de lui don­ner le gou­verne­ment de la région d’Odessa. Avec la médi­a­tion du politi­cien français de l’UE Raphaël Glucks­mann, avec qui Saak’ashvili a écrit un livre sur (devinez quoi?) “la lib­erté”, Glusks­mann qui a d’abord épousé Eka Zgouladze, vice-min­istre de l’In­térieur en Géorgie. Glucks­mann s’in­téresse aux droits humains de tous, sauf des Géorgiens, puisqu’a­vant l’é­va­sion de Saak’ashvili et de Zgouladze, des vidéos des tor­tures subies par les pris­on­niers dans les pris­ons du pays étaient sor­ties ; bref, le beau cou­ple reçoit la nation­al­ité ukraini­enne et va gou­vern­er Odessa. En rai­son de son bon gou­verne­ment, Saak’ashvili est égale­ment expul­sé d’Ukraine, devenant apa­tride, car per­son­ne ne veut lui ren­dre son passe­port : jusqu’à ce que le nou­veau prési­dent ukrainien Zelen­skyy, en 2019, le réin­tè­gre et le nomme à la tête du Con­seil nation­al de réformes. Pen­dant qu’il se trou­vait à Odessa, et avec son aval explicite, puisqu’il avait accusé les “élé­ments anti­so­ci­aux”, les mil­ices néon­azies, avec la pop­u­la­tion de Loshchyniv­ka, ont per­pétré un pogrom sauvage con­tre la pop­u­la­tion rom de la région, for­cé d’a­ban­don­ner leurs maisons et de fuir.

Massacre d’Odessa en 2014

D’autre part, les mêmes mil­ices ont mas­sacré en 2014 des dizaines de civils russ­es, tués de sang-froid alors qu’ils se réfu­giaient dans un immeu­ble pour échap­per aux émeutes de rue. De plus, la guerre en Ukraine a eu lieu à par­tir de 2014, étant don­né que le con­flit dans l’est du pays a fait des mil­liers de morts, avec la volon­té évi­dente des mil­ices néo-nazies de procéder à un net­toy­age eth­nique con­tre les Russ­es, qui dans ce représen­tent une part impor­tante de la pop­u­la­tion. Dans ce cas, apparem­ment, le net­toy­age eth­nique ne s’ar­rête pas à la Cour inter­na­tionale de jus­tice de La Haye. Il y a même eu le cas d’An­drea Roc­chel­li, le reporter-pho­tographe ital­ien tué par les mili­ciens ukrainiens eux-mêmes, tou­jours en 2014, dans le Don­bass : un meurtre sur lequel la jus­tice ital­i­enne a enquêté, qui a iden­ti­fié des respon­s­abil­ités pré­cis­es, mais qui est pour­tant démen­ti et dont dont évidem­ment plus per­son­ne ne se soucie aujour­d’hui, encore moins à ses con­frères jour­nal­istes qui suiv­ent les événe­ments aujourd’hui.

Les débuts de Maïdan

Tout comme le sen­sa­tion­nel mas­sacre du 20 févri­er 2014 n’a plus d’é­cho, lors de man­i­fes­ta­tions con­tre le gou­verne­ment pro-russe, on racon­te que les forces gou­verne­men­tales ont tiré sur la foule, tuant des civils et même des policiers. C’est l’épisode qui a décrété la fin du gou­verne­ment et déclenché tout ce qui s’est passé après, jusqu’aux événe­ments con­tem­po­rains. En 2018, un épisode de Matrix, ain­si que la presse ital­i­enne (du moins le Man­i­feste et le Gior­nale en ont beau­coup par­lé) et la presse israéli­enne, ont révélé com­ment des tireurs d’élite géorgiens étaient en fait embauchés par un infil­tré améri­cain. Dans ce cas égale­ment, Mikheil Saak’ashvili est le pro­tag­o­niste. Extrait du Man­i­feste : “Le mou­ve­ment réac­tion­naire de masse de Maï­dan qui a sec­oué Kiev il y a à peine 4 ans et qui a con­duit au ren­verse­ment du gou­verne­ment Ianoukovitch, a atteint son apogée les 20 et 21 févri­er 2014 lors des échanges de tirs entre la police de Berkut (la garde choisie par le gou­verne­ment) et des man­i­fes­tants, plus d’une cen­taine de per­son­nes sont mortes. […] L’un des deux Géorgiens, inter­viewé il y a quelques jours par deux télévi­sions européennes et hier aus­si par l’a­gence de presse moscovite Inter­fax, Alexan­der Revazishvili se sou­vient :  « Est arrivé à notre tente sur la place Maï­dan, Mamu­lashvili (un proche col­lab­o­ra­teur de Michail Shakashiv­ili, ancien prési­dent de Géorgie, ndlr) avec un Ukrainien qui se fai­sait appel­er Andrea, mais surtout avec un Améri­cain en tenue de cam­ou­flage, ancien sol­dat de l’ar­mée, qui s’est présen­té sous le nom de Christo­pher Bryan ».

Un mystérieux Bryan

Le mys­térieux Bryan a été présen­té comme un “entre­pre­neur instruc­teur”. La cir­con­stance est con­fir­mée par l’autre « entre­pre­neur » géorgien, Koba Ner­gadze, qui a ren­con­tré Bryan séparé­ment mais cette fois en présence de Shakashiv­ili lui-même. Ner­gadze a déclaré : « L’actuel chef de la sécu­rité nationale, Sergey Pashin­sky, était égale­ment présent à la réu­nion. Les ordres étaient don­nés par Bryan et nous étaient traduits en géorgien par Mamu­mashvili. Un groupe d’« entre­pre­neurs » dirigé par Pashin­sky et com­posé de Litu­aniens, de Polon­ais et de Géorgiens aurait dû se ren­dre au bâti­ment du Con­ser­va­toire mais nous ne savions pas quoi faire. […] ”

« Tôt le matin — Ner­gadze s’en sou­vient encore — vers 8 heures, j’ai enten­du des coups de feu provenant du Con­ser­va­toire. Après trois ou qua­tre min­utes, le groupe de Mamu­lashvili a égale­ment com­mencé à tir­er depuis l’hô­tel Ukraine. Les deux groupes de tireurs d’élite ont tiré à la fois sur les policiers et les man­i­fes­tants, essayant de faire le plus de morts pos­si­ble ». “Pashin­sky m’a aidé à choisir les posi­tions de tir. Vers 7h30 (ou peut-être plus tard), Pashin­sky a ordon­né à tout le monde de se pré­par­er à ouvrir le feu. Il aurait fal­lu tir­er 2 ou 3 coups puis chang­er de posi­tion pour que les tirs aient l’air aléa­toires. Nous avons con­tin­ué pen­dant env­i­ron 10–15 min­utes. Par la suite, on nous a ordon­né d’a­ban­don­ner nos armes et de quit­ter le bâtiment”.

Quelques sources sur Maïdan

Si vous cherchez sur le web des infor­ma­tions sur le mas­sacre, vous trou­verez les démen­tis du groupe « Stop­fake », au sein duquel les Ukrainiens pro-gou­verne­men­taux sont act­ifs. Vous trou­verez égale­ment les analy­ses d’I­van Katchanovs­ki, chercheur à l’U­ni­ver­sité d’Ot­tawa, Cana­da, qui a pub­lié en libre accès de nom­breuses recon­sti­tu­tions de ces événe­ments, traduisant les témoignages des sur­vivants qui par­lent claire­ment des snipers sur les bâti­ments envi­ron­nants. Ou, pour vous faire une idée, je vous con­seille de lire West­ern Main­stream Media and the Ukraine Cri­sis: A Study in Con­flict Pro­pa­gan­da d’O­liv­er Boyd-Bar­rett, de la très améri­caine Bowl­ing Green Uni­ver­si­ty of Ken­tucky, pub­lié par la mai­son d’édi­tion anglaise Rout­ledge en 2016. Intro­duc­tion : « Ce livre explore la pro­pa­gande con­tem­po­raine et les grands médias occi­den­taux, en référence à la crise ukraini­enne. Exam­inez les réc­its des médias occi­den­taux sur les caus­es immé­di­ates de la crise, les rôles respec­tifs de ceux qui ont assisté ou autrement soutenu les man­i­fes­ta­tions de 2013–2014 — y com­pris les ONG soutenues par les États-Unis et les mil­ices de droite — et s’ils ont été ou non légitimés. le gou­verne­ment Ianoukovitch démoc­ra­tique­ment élu. Éval­uez les rap­ports sur le rôle de la Russie et des Ukrainiens de souche russe en Crimée, à Odessa et dans le Don­bass et retracez com­ment les grands médias occi­den­taux ont tout fait pour dia­bolis­er Vladimir Poutine ».

Un assaut sur le Parlement, mais démocratique

Rap­pelons qu’à la suite de ce mas­sacre, le gou­verne­ment de Ianoukovitch, un gou­verne­ment élu, a été con­traint de fuir le pays après que des mil­ices armées eurent envahi le par­lement : tout ce qui s’en­suit trou­ve son orig­ine dans un acte d’il­lé­gal­ité pro­fonde ; pourquoi nous nous indignons de l’as­saut beau­coup moins sanglant sur la colline du Capi­tole (à juste titre, j’aimerais ajouter), alors que ce coup d’É­tat soutenu par les États-Unis et l’UE, mené par des mili­ciens ayant en tête un pays “eth­nique­ment” ukrainien, nous con­sid­érons est-ce une preuve de démoc­ra­tie ? Des appels au raisonnable étaient déjà venus en 2014 d’hommes poli­tiques peu soupçon­nés d’être pro-russ­es comme Hen­ry Kissinger, qui a déclaré que sup­pos­er que l’en­trée de Kiev dans l’U­nion européenne et l’OTAN con­duirait inévitable­ment à la guerre, et souhai­tant à l’Ukraine une sit­u­a­tion sim­i­laire à celle de la Fin­lande, qui coopère économique­ment avec l’Eu­rope occi­den­tale, mais reste neu­tre. Et au lieu de cela, aujour­d’hui, une fois de plus, Raphaël Glucks­mann, le con­seiller français de Mikheil Saakachvili, appa­raît, sig­nant un appel avec une cen­taine d’autres hommes poli­tiques et “intel­lectuels” français pour deman­der la recon­nais­sance offi­cielle de l’Ukraine en tant qu’É­tat can­di­dat à l’U­nion européenne. Il suf­fit, je pense, d’es­say­er de se faire une idée indépen­dante, qui dépasse le réc­it à sens unique qui tra­verse les médias occi­den­taux ces jours-ci. Il ne fait aucun doute que les Ukrainiens sont large­ment, comme les Géorgiens avant eux, des vic­times. Mais de qui ?

Mari­na Montessano
Source :
francocardini.it
Tra­duc­tion : CC

Voir aus­si : Raphaël Glucks­mann, portrait

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