Directeur de la rédaction d’Éléments, Pascal Eysseric rendra hommage à Jean Cau, un journaliste d’exception, jeudi 4 novembre à partir de 19 heures, à la Nouvelle Librairie, dans le cadre des jeudis de l’Iliade, à l’occasion de la réédition de Contre-attaques, suivi du Discours de la décadence de Jean Cau. L’Ojim pose trois questions à Pascal Eysseric.
OJIM. Journaliste, polémiste, Jean Cau est assez peu connu des Français alors que sa plume s’est retrouvée dans de nombreux titres populaires. Qui est-il ?
Pascal Eysseric : Assez peu connu des Français aujourd’hui… Et pourtant, pendant vingt ans, toutes les semaines dans le Paris Match de Roger Thérond, on pouvait le lire à plus d’un million d’exemplaires. Après le choc des images, le poids des mots, c’était lui ! Jean Cau a été le premier renégat, le premier écrivain à oser rompre avec l’intelligentsia de gauche qui l’avait accueillie en ses rangs quelques années plus tôt, trop heureuse de pouvoir compter enfin sur un authentique fils d’ouvriers et de paysans. Jean Cau était en effet né chez les pauvres le 8 juillet 1925 à Bram, dans l’Aude. Proche collaborateur de Jean-Paul Sartre pendant une petite décennie, il avait trente-six ans en 1961 quand il a décroché le Prix Goncourt pour La pitié de Dieu ; son talent de journaliste avait été reconnu aux Temps Modernes, à France Observateur (l’ancêtre de L’Obs), mais aussi à L’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber. Mais déjà, à l’époque, il était un gauchiste nerveux, sceptique, questionneur, en un mot, rabat-joie, trainant des pieds. Bref, c’est au moment précis où il était en voie de venir un des pontes de l’intelligentsia de gauche qu’il s’est mis à mal penser, d’abord mezzo voce, à l’occasion d’un reportage dans L’Express en 1962 sur l’Algérie indépendante qu’il décrivait déjà comme un pays à la dérive. Puis, fortississimo, en 1965, dans son chef d’œuvre, Le meurtre d’un enfant, paru chez Gallimard, qui est certainement la plus cinglante et la plus brillante, et la plus émouvante aussi des apostasies jamais écrites contre l’intelligentsia de gauche.
À son décès, le silence autour de cette œuvre trop brûlante s’est imposé comme une évidence pour tout le monde. Vivant, la gauche l’avait maudit, mort la droite le trouvait encombrant. Son souvenir pouvait gêner certains reniements. Faut-il rappeler que son hommage funèbre en l’église Saint-Sulpice fut prononcé par Jacques Toubon, pas encore prébendier au Musée de l’Histoire de l’immigration ni défenseur des droits sous François Hollande, et qui souhaitait aux les générations futures de se plonger dans son œuvre « à la recherche de vérités et de prophéties, hélas accablantes pour l’avenir des nôtres » ? S’il est peu connu aujourd’hui, c’est notre faute. Son éditeur, Bernard de Fallois disait que cela n’était pas propre à Jean Cau. « Est-ce que Nimier existe encore ? Est-ce que Laurent existe encore ? L’époque est coupable. Il y a aujourd’hui, chez les jeunes, un abandon de ce qui a été. Nous produisons des générations de jeunes gens qui n’ont pas de curiosité ni d’admiration pour tous ceux qui les ont précédés ». L’initiative de Fabrice Lucchini qui, dans ses spectacles, a permis la redécouverte de Jean Cau et de son merveilleux Croquis de mémoires, nous oblige. À nous de faire connaitre le Jean Cau de Contre-attaques, de L’éloge incongru du lourd, du Discours de la décadence, réédités aux éditions de La Nouvelle Librairie.
OJIM : Un journaliste qui parlerait, comme Jean Cau, de droiture, de volonté, et d’héroïsme serait totalement anachronique aujourd’hui. Que s’est-il passé ?
Pascal Eysseric : Il n’est pas né à la bonne époque, voilà ce qu’il s’est passé. « Jean Cau aurait eu bonne presse à Sparte en 390 avant Jésus Christ, l’ennui c’est qu’il vivait en 1968 après Jésus Christ ». En une phrase, Patrick Besson a beaucoup dit sur Jean Cau, sur sa morale qui s’avance avec style et grande allure et, qui explique surtout pourquoi il fut l’homme de lettres le plus haï de la République des lettres après la publication en 1965 du Meurtre d’un enfant jusqu’à sa mort, le 18 juin 1993. « Pendant trente ans, il a occupé la place la plus glorieuse de littérature française : celle de l’écrivain maudit », a écrit Jean Dutourd. Cau le maudit ! Pour la gauche, le traître, le fasciste, c’était lui, le « salaud », passant de gauche à droite, du camp du bien à celui du mal, du service de Jean-Paul Sartre à celui du général de Gaulle. Il était l’homme que la gauche n’aimait plus. Dès qu’on prononçait son nom, c’était un concert d’indignations ! Il faut se souvenir que dans ses chansons (Les trois matelots par exemple), Renaud faisait rimer Jean Cau avec « vrai salaud » sous les applaudissements.
OJIM : D’un point de vue des techniques de journalisme, y a t‑il une patte Jean Cau ?
Pascal Eysseric : Un coup d’œil fulgurant plutôt, une curiosité au laser, attentif aux propos de ses interlocuteurs célèbres ou non. Rien ne lui échappait, pas le moindre détail dans la physionomie ou dans l’attitude. « Je ne sais toujours pas si le journalisme est un art, mais si la réponse est oui, alors il aura été notre Goya », a écrit à son propos Pierre Bénichou, dans Le Nouvel Obs. C’était un amoureux du trait, de la flèche qui tue. Jamais bas. Un polémiste d’exception, certes, mais aussi un reporter tout terrain qui aimait tous les fronts de l’actualité. Écrivain, il était libre de sa course. Journaliste, il prenait le départ pour un sprint imposé. À Match, il signait un entretien versifié à la Rostand avec Jean-Paul Belmondo lorsque ce dernier jouait Cyrano, puis la semaine suivante se lançait dans une enquête sur l’état de l’Éducation nationale, en visitant les lycées de la banlieue parisienne en scooter, avant de partir à Séville, rendre compte du triomphe de du torero Paco Camino dans les arènes. Dix ans après sa mort, en 2003, Denis Jeambar, préparant le numéro spécial des 50 ans de L’Express, laissa échapper son admiration à l’endroit de Jean Cau, « dont l’écriture a ébloui tous ceux qui l’ont découvert en travaillant à ce numéro anniversaire », alors même que ce dernier n’était resté qu’une poignée d’années dans ce journal qui l’a poursuivi de sa hargne des années durant ! Le patron de L’Express solda en un éditorial sa dette : « Si cette phrase, qu’il aurait sans doute détestée, a un sens, Cau est bien le plus grand journaliste d’hier et d’aujourd’hui. Pour son style. Pour son œil. Pour sa manière. Pour cette modestie qui se cachait derrière la rage du mal-être. Cette humilité, qui seule permet au journaliste de s’ouvrir aux autres et de comprendre pour à son tour éclairer et expliquer, éclate dans un article du 9 juillet 1959 sur le pont de Tancarville. Un texte exemplaire, car il démontre qu’il n’y a pas de grands ou de petits sujets et que tout peut être dit avec simplicité et plaisir. »
Jean Cau, Contre-attaques, suivi de Discours de la décadence, éditions de la Nouvelle Librairie, 300 p., 19,50 euros.