La Hongrie est le pays que les bonnes âmes aiment citer pour évoquer de prétendues attaques contre la liberté de la presse. Si l’Ojim s’intéresse régulièrement à ce petit pays d’Europe centrale, c’est parce que ce dernier est l’exemple presque parfait du chantage permanent exercé par les élites libérales-libertaires sur les réfractaires à leur ligne politique. Étudier la Hongrie de près permet de fournir des arguments à tous ceux voulant démasquer l’hypocrisie des tenants de la pensée admise et dominante. Un épisode récent sur une chaîne privée hongroise offre toutes les clés pour comprendre cette hypocrisie. Un véritable cas d’école !
La gauche fixe les règles du journalisme
L’affaire commence le 4 novembre 2022 sur une émission matinale de la chaîne ATV (privée et critique du gouvernement). La maire du 9ème arrondissement de Budapest, Krisztina Baranyi, connue pour être une des plus farouches opposantes à Viktor Orbán, y est invitée devant trois journalistes, dont Szilárd Szalai, du média Pesti Srácok, un site pro-gouvernemental.
Ce dernier ne perd de temps et pose une question délicate à Krisztina Baranyi sur les problèmes de chauffage expérimentés par les habitants du 9ème arrondissement. Pas de réponse à la question du journaliste de la part de Baranyi, mais une réaction qui fait depuis polémique et a donné lieu à des dizaines d’articles dans la presse hongroise.
Le femme politique hongroise déclare qu’elle avait depuis longtemps fait le serment de ne pas s’adresser aux « médias de propagande » et « aux propagandistes payés [par le gouvernement] ». Elle poursuit en expliquant qui si elle avait su qui serait dans le studio elle ne s’y serait pas rendue. Baranyi se dit aussi surprise que la chaîne ATV invite une personne qui n’a rien à voir avec la profession de journaliste et qui travaille pour un média qui « triche et ment sans inhibition et en permanence ».
Malaise sur le plateau
La chaîne ATV ne peut pas être soupçonnée d’être pro-Orbán. Elle est au côté de RTL Klub (Berteslmann) une des deux grandes chaînes critiques du gouvernement hongrois. Deux stars d’ATV, András Simon et Judit Péterfi, avaient d’ailleurs rejoint au printemps l’équipe de campagne de Péter Márki-Zay, candidat de l’opposition unie face à Viktor Orbán en avril.
Sur le plateau face à Baranyi, Róbert Kárász, qui, il est vrai, est moins anti-Orbán que d’autres journalistes de la chaîne, tente de rappeler la maire du 9ème arrondissement à l’ordre et défend la liberté éditoriale de la chaîne en expliquant que doivent être invités tous les représentants des différentes tendances politiques. Selon Kárász, Baranyi ne doit pas noter une question d’un journaliste mais y répondre.
Même son de cloche de la part d’Emília Krug, l’autre journaliste d’ATV présente sur le plateau, qui ajoute que la prochaine fois l’invitée sera prévenue des journalistes qui l’interrogeront. Mais Krug enfonce le clou : ce n’est pas à un invité de définir ce qu’est ou non le journalisme, mais seulement aux téléspectateurs. S’en suit un dialogue de sourd, une émission inouïe comme le conclut les présentateurs. Un moment de télévision riche en enseignements !
Une saga qui n’en finit plus
Les médias pro-gouvernementaux se sont évidemment emparés de l’affaire et ont condamné l’attitude de Krisztina Baranyi, qui selon eux en dit long sur la manière avec laquelle la gauche considère la diversité d’opinion et la liberté d’expression. L’affaire a donné lieu à un échange de versions des faits : Kárász affirmant que Baranyi était au courant de la venue de Szalai, Baranyi accusant Kárász d’être malhonnête, etc.
Mais le summum de l’affaire a été atteint avec la réaction de l’orbanophobe en chef, le philosophe post-marxiste Gáspár Miklós Tamás, qui s’est par le passé illustré en qualifiant la Hongrie de pays fascistoïde. Dans une tribune en date du 10 novembre, publiée dans Telex, le philosophe d’extrême-gauche qualifie sans surprise le média Pesti Srácok, qui déplait tant à Baranyi, de média d’extrême-droite, mais explique qu’il ne faut pas ignorer l’extrême-droite, car cela ne serait pas une bonne idée que de laisser sans réponse des discours dangereux. On connaît la musique !
Voir aussi : Hongrie : Telex, ou le journalisme woke qui crie à la dictature
Une affaire qui résume tout du paysage médiatique hongrois
Et si cette scène avait eu lieu dans l’autre sens ? Qu’une personne proche du gouvernement avait balayé d’un revers de la main avec un aplomb moral similaire à celui de Baranyi la question d’un journaliste d’opposition ? En réalité, cela arrive souvent en Hongrie. Des soutiens du gouvernement refusant régulièrement de répondre aux questions des médias 444 et Telex (les plus orbano-critiques) en les qualifiant d’organes de propagation de fake-news. Mais cela toujours dans le cadre de micro-trottoirs sauvages. C’est alors toujours l’occasion pour l’opposition d’affirmer que la « presse libre et indépendante » ne peut exercer son travail convenablement en Hongrie.
Car ce qu’il faut bien comprendre une bonne fois pour toute : contrairement à ce qu’affirment les accusateurs de la Hongrie à l’Ouest, la presse hongroise est libre, mais elle l’est dans une configuration caractéristique des pays post-socialistes. Deux blocs s’affrontent : l’un est pro-gouvernemental, l’autre lui est opposé. La liberté de ton du bloc d’opposition est totale, et bien plus poussée que dans la presse française. Il est toutefois vrai que cette situation n’est pas satisfaisante, les joutes médiatiques s’apparentant souvent à des batailles de perroquets n’entendant pas débattre de manière constructive mais plutôt s’invectiver. L’affaire Baranyi/ATV est là pour en témoigner.